Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Un ovni. Un enfant venu d'ailleurs, appelez ça comme vous voulez. Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi. Peut-être cette dame saisissait dans mon regard les secrets d'une vie. Je suis allé lui demander ce matin. Pourquoi j'étais différent. Pourquoi je l'avais toujours été.
Elle m'a regardé avec son sourire béat. Que je la déteste. Comme si la question ne méritait pas d'être posée. Comme si l'explication paraissait évidente. J'ai eu, pour seule réponse, un regard dédaigneux et pénétrant, qui avait au moins le mérite de me faire exister, le temps d'une interrogation idiote. S'il fallait justifier ce mépris permanent, je dirais qu'il naît d'une incompréhension. Toutes les questions que j'ai pu poser dans ma vie ne servaient qu'à réveiller son agacement. Pardon, excusez-le. Voilà. C'était ça, des excuses au monde entier pour le courage dont il faisait preuve, d'abriter sur ses terres, un jeune garçon hébété.
D'aussi loin que je me souvienne, le premier pardon avait été pour ce vieux clown. À l'issue d'une représentation caricaturale grotesque, il m'avait demandé de me lever de ma chaise pour que je vienne me tenir à ses côtés. Peut-être avait-il vu que je ne riais pas. J'ai refusé. Pardon, excusez-le. Les clowns ne m'ont jamais fait rire. Ils ne m'ont jamais fait peur non plus. Je les trouve fades, simplement. C'est vrai, ils peinent à me divertir. Celui-ci s'efforçait de multiplier les galéjades absurdes. Aussi, son accoutrement risible n'était pas là pour m'attirer. Je le trouvais triste, ce clown. Il préférait taire des vérités pour déguiser les nôtres avec les artifices de l'illusoire. J'avais passé la soirée à regarder ma mère applaudir ce monsieur qui se félicitait de trahir l'authenticité.
Peut-être suis-je différent. Peut-être a-t-elle raison.
Il y a eu des pardons de dimanche. Des pardons de midi. Aux repas. Quand les parents demandent à tous les enfants d'aller se distraire dehors pour pouvoir poser les sujets sensibles sur un coin de la table. Je restais sagement à ma place. Pardon, excusez-le. Je ne m'ennuyais pas. Je ne crois pas m'être ennuyé un jour, ou peut-être ai-je appris à aimer m'ennuyer, je ne sais pas. J'étais là, avec eux, attendant de savoir si Monsieur Dauni avait enfin eu le courage de présenter ses excuses à sa sœur. Ce n'était pas pour m'intéresser particulièrement, mais tout valait mieux que discuter de moi.
J'écoutais les histoires des grands parce qu'elles dégageaient plus de valeur que les petits contes du soir. Ceux narrés par ma mère. Elles ne les inventaient pas. C'était souvent le même. Elle avait cette habitude navrante de relater les nouvelles avec un désintéressement assumé. Pourtant, chacun y trouvait son compte. Le petit poucet cherchait ses miettes de pain, ma mère cherchait à m'endormir et moi, je cherchais à comprendre pourquoi cette histoire venait bercer les murs d'une chambre désertée par les émotions. Je me souviens lui avoir expliqué que la volonté d'abandon des parents du petit poucet m'inquiétait, que ce n'était pas une histoire pour dormir. Pardon, excuse-moi. Son ironie peignait un décor désolant. Elle était dans cette chambre pour se satisfaire du semblant qu'elle donnait, pour récolter le simulacre d'intérêt que je n'avais pas su chasser, sous l'usure d'une compassion morne. J'avais appris à mentir pour ne pas entendre les pardons. Je ne valais donc pas mieux que les clowns.
J'avais cette fatigue du cœur. D'entendre tous ces pardons. Aux inconnus, aux uns, aux autres. Elle aimait dire pardon. Aux repas de famille, aux murs de ma chambre, à toutes les oreilles qui savaient entendre que je n'aimais pas le cirque, que je n'aimais pas jouer dehors, que je n'aimais pas écouter des histoires brumeuses. La liste est encore longue. Je ne suis jamais allé cueillir de framboises dans le jardin de Monsieur Thomas parce que j'imaginais qu'elles devaient être solidement accrochées les unes aux autres. Je n'ai jamais mis de sucre dans mes yaourts nature parce que quelques grains suffisent pour me gratter et que je craignais pour ces pots, pour ces peaux. Je n'ai jamais fait dormir mes peluches avec moi pour ne pas les condamner à regarder le plafond une nuit entière. Je n'ai jamais léché le creux du moule de gâteau, parce que je n'ai jamais aimé le contact de ma langue avec le froid. Je n'ai jamais soufflé sur les pissenlits par crainte que les tiges se retrouvent nues. Je n'ai jamais dit pardon, parce que je ne veux pas avoir à m'excuser d'être moi. Si ces quelques détails futiles ont pu contraindre l'idée qu'avait dessinée ma mère du portrait souhaité de son enfant, je n'ai jamais considéré que ça puisse compter vraiment. Au fond, j'étais différent des autres parce que j'étais moi. C'est un aveu sincère. J'étais moi, avec la solitude au bord des lèvres et le courage au fond des yeux. Comme si rien ne pouvait effleurer mes envies. Comme si l'aisance qui se cachait pudiquement dans mes silences avait saisit l'importance d'une prise de parole teintée d'impertinence. Comme si j'entendais les pardons de ma mère, tout en promettant de ne pas les écouter.
La semaine passée, j'entrais dans cette salle de classe à l'ambiance délétère. Je me suis assis, l'esprit serein. La composition de philosophie pour les épreuves écrites d'admissibilité au CAPES me porterait chance, j'en étais persuadé. Le sujet distribué me faisait dos. J'ai regardé la fenêtre, attendant patiemment le début d'épreuve. J'ai retourné la feuille. Pardonner permet-il d'oublier ?
S'il était question de réveiller les ombres du passé, le sujet avait tapé précis. J'ai souri, la tête posée sur ma paume de main. Mes pensées se sont éparpillées dans les vestiges de mes souvenirs. C'est au détour d'un jardin, dans la cohue d'une tablée de famille et dans l'intimité d'une chambre d'enfant que j'ai construit ma réponse. Et s'il me faut vous livrer des échantillons de certitude, j'aime croire que cela serait une faible tromperie de vos douces vérités. Alors, pour ne pas enjôler la clarté de votre réalité, ce jeune garçon vous demande pardon. Avec toute la pudeur qui s'impose, il vous demande pardon. Pardon de ne pas vous répondre.
Excusez -le.
Elle m'a regardé avec son sourire béat. Que je la déteste. Comme si la question ne méritait pas d'être posée. Comme si l'explication paraissait évidente. J'ai eu, pour seule réponse, un regard dédaigneux et pénétrant, qui avait au moins le mérite de me faire exister, le temps d'une interrogation idiote. S'il fallait justifier ce mépris permanent, je dirais qu'il naît d'une incompréhension. Toutes les questions que j'ai pu poser dans ma vie ne servaient qu'à réveiller son agacement. Pardon, excusez-le. Voilà. C'était ça, des excuses au monde entier pour le courage dont il faisait preuve, d'abriter sur ses terres, un jeune garçon hébété.
D'aussi loin que je me souvienne, le premier pardon avait été pour ce vieux clown. À l'issue d'une représentation caricaturale grotesque, il m'avait demandé de me lever de ma chaise pour que je vienne me tenir à ses côtés. Peut-être avait-il vu que je ne riais pas. J'ai refusé. Pardon, excusez-le. Les clowns ne m'ont jamais fait rire. Ils ne m'ont jamais fait peur non plus. Je les trouve fades, simplement. C'est vrai, ils peinent à me divertir. Celui-ci s'efforçait de multiplier les galéjades absurdes. Aussi, son accoutrement risible n'était pas là pour m'attirer. Je le trouvais triste, ce clown. Il préférait taire des vérités pour déguiser les nôtres avec les artifices de l'illusoire. J'avais passé la soirée à regarder ma mère applaudir ce monsieur qui se félicitait de trahir l'authenticité.
Peut-être suis-je différent. Peut-être a-t-elle raison.
Il y a eu des pardons de dimanche. Des pardons de midi. Aux repas. Quand les parents demandent à tous les enfants d'aller se distraire dehors pour pouvoir poser les sujets sensibles sur un coin de la table. Je restais sagement à ma place. Pardon, excusez-le. Je ne m'ennuyais pas. Je ne crois pas m'être ennuyé un jour, ou peut-être ai-je appris à aimer m'ennuyer, je ne sais pas. J'étais là, avec eux, attendant de savoir si Monsieur Dauni avait enfin eu le courage de présenter ses excuses à sa sœur. Ce n'était pas pour m'intéresser particulièrement, mais tout valait mieux que discuter de moi.
J'écoutais les histoires des grands parce qu'elles dégageaient plus de valeur que les petits contes du soir. Ceux narrés par ma mère. Elles ne les inventaient pas. C'était souvent le même. Elle avait cette habitude navrante de relater les nouvelles avec un désintéressement assumé. Pourtant, chacun y trouvait son compte. Le petit poucet cherchait ses miettes de pain, ma mère cherchait à m'endormir et moi, je cherchais à comprendre pourquoi cette histoire venait bercer les murs d'une chambre désertée par les émotions. Je me souviens lui avoir expliqué que la volonté d'abandon des parents du petit poucet m'inquiétait, que ce n'était pas une histoire pour dormir. Pardon, excuse-moi. Son ironie peignait un décor désolant. Elle était dans cette chambre pour se satisfaire du semblant qu'elle donnait, pour récolter le simulacre d'intérêt que je n'avais pas su chasser, sous l'usure d'une compassion morne. J'avais appris à mentir pour ne pas entendre les pardons. Je ne valais donc pas mieux que les clowns.
J'avais cette fatigue du cœur. D'entendre tous ces pardons. Aux inconnus, aux uns, aux autres. Elle aimait dire pardon. Aux repas de famille, aux murs de ma chambre, à toutes les oreilles qui savaient entendre que je n'aimais pas le cirque, que je n'aimais pas jouer dehors, que je n'aimais pas écouter des histoires brumeuses. La liste est encore longue. Je ne suis jamais allé cueillir de framboises dans le jardin de Monsieur Thomas parce que j'imaginais qu'elles devaient être solidement accrochées les unes aux autres. Je n'ai jamais mis de sucre dans mes yaourts nature parce que quelques grains suffisent pour me gratter et que je craignais pour ces pots, pour ces peaux. Je n'ai jamais fait dormir mes peluches avec moi pour ne pas les condamner à regarder le plafond une nuit entière. Je n'ai jamais léché le creux du moule de gâteau, parce que je n'ai jamais aimé le contact de ma langue avec le froid. Je n'ai jamais soufflé sur les pissenlits par crainte que les tiges se retrouvent nues. Je n'ai jamais dit pardon, parce que je ne veux pas avoir à m'excuser d'être moi. Si ces quelques détails futiles ont pu contraindre l'idée qu'avait dessinée ma mère du portrait souhaité de son enfant, je n'ai jamais considéré que ça puisse compter vraiment. Au fond, j'étais différent des autres parce que j'étais moi. C'est un aveu sincère. J'étais moi, avec la solitude au bord des lèvres et le courage au fond des yeux. Comme si rien ne pouvait effleurer mes envies. Comme si l'aisance qui se cachait pudiquement dans mes silences avait saisit l'importance d'une prise de parole teintée d'impertinence. Comme si j'entendais les pardons de ma mère, tout en promettant de ne pas les écouter.
La semaine passée, j'entrais dans cette salle de classe à l'ambiance délétère. Je me suis assis, l'esprit serein. La composition de philosophie pour les épreuves écrites d'admissibilité au CAPES me porterait chance, j'en étais persuadé. Le sujet distribué me faisait dos. J'ai regardé la fenêtre, attendant patiemment le début d'épreuve. J'ai retourné la feuille. Pardonner permet-il d'oublier ?
S'il était question de réveiller les ombres du passé, le sujet avait tapé précis. J'ai souri, la tête posée sur ma paume de main. Mes pensées se sont éparpillées dans les vestiges de mes souvenirs. C'est au détour d'un jardin, dans la cohue d'une tablée de famille et dans l'intimité d'une chambre d'enfant que j'ai construit ma réponse. Et s'il me faut vous livrer des échantillons de certitude, j'aime croire que cela serait une faible tromperie de vos douces vérités. Alors, pour ne pas enjôler la clarté de votre réalité, ce jeune garçon vous demande pardon. Avec toute la pudeur qui s'impose, il vous demande pardon. Pardon de ne pas vous répondre.
Excusez -le.