Eté 2015

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Pourtant elle a toujours été très proche de moi, je veux dire qu'elle a toujours été présente et parfois même je la trouvais collante. Mais malgré cela, on ne s'est jamais compris elle et moi, ou peut-être est-ce moi qui ressent cela. Comme si nous avions toujours été séparés par une vitre, le genre de vitre qui empêche le bruit de passer au travers de celle-ci, laissant seulement les images circuler un peu comme un vieux film muet.
Aussi loin que je m'en souvienne, cela remonte à peu près au passage à l'adolescence. Oui car j'avais passé mon enfance à observer le monde qui m'entoure dans le plus grand des silences. Je passais mes journées à tout analyser, tout décortiquer comme si j'étais hypnotisé par le monde qui m'entourait. J'étais un enfant très sage, toujours obéissant et bien éduqué. Puis un beau jour je me suis réveillé, comme si j'avais passé les 14 premières années de ma vie à rêver, me sentant prêt à affronter le monde qui m'entourait avec tout le savoir que j'avais acquis. C'était sans doute la chose la plus arrogante que je n'ai jamais faite de ma vie. Alors j'ai commencé à parler de plus en plus, de plus en plus fort, avec un vocabulaire que je n'avais jusque là jamais expérimenté. Un peu comme un oisillon qui découvre ses ailes, je découvrais mes facultés qui avaient passé tant de temps à évoluer, à s'accroître. Je faisais face aux autres, j'étais enfin capable de leur tenir tête, c'est sûrement à cet instant précis que la vitre s'est formé entre ma mère et moi. Un point de non-retour que j'aurai aimé ne jamais dépasser. Puis mon changement a impliqué le changement des personnes qui m'entouraient : les gens ont eu une vision différente de ce que j'étais car je n'étais plus le gentil petit garçon, j'avais dépassé ce stade. J'étais devenu un garçon populaire et presque méchant. Populaire car je faisais rire mes camarades et méchant car je pouvais les blesser avec de simples moqueries. Je pense que je maniais les mots bien mieux que n'importe qu'elle personne de mon âge à l'époque et j'utilisais cette faculté à mauvais escient, sans doute pour me protéger. Malgré tout je restais un enfant avec tout ce que cela implique : j'étais physiquement faible et j'avais peur des monstres comme n'importe quel enfant. Alors pour me protéger j'utilisais mon intelligence mais aussi je me servais de mes amis. Je me souviens des vacances d'été 2015, nous étions restés en France, c'était sans doute la première fois depuis ma naissance que je passais les vacances d'été chez moi, dans ma ville. Le temps était très ensoleillé et il faisait vraiment chaud à la maison, je sortais souvent pour aller au parc à côté de chez moi, pour m'échapper de mon confort ou peut-être juste par curiosité. Tous les jours se ressemblaient plus ou moins, c'est dans des périodes comme celles-ci que l'on perd la notion du temps, on ne sait même pas se situer sur le calendrier car on n'en ressent pas le besoin. C'est comme rester dans une immense bulle, une bulle éphémère qui laisse des souvenirs vagues dans les mémoires ou comme une boule à neige que l'on aurait oublié sur une étagère. Personne ne se rappelle vraiment comment elle est arrivée là. Je passais donc mes journées à faire du vélo, je passais devant toute la foule, comme un moineau qui survolerait une plaine, il est proche de tout mais personne ne le voit car on ne regarde pas ce qu'il se passe au-dessus de nous, on ne veut peut-être pas savoir. Il suffit de lever les yeux pour se rendre compte que nous sommes complètement dépassés et la plupart des gens préfèrent rester dans leur ignorance, confortablement installée. J'observais discrètement les jeunes de mon âge qui jouaient en groupe, parfois je croisais des moineaux comme moi. Et après avoir longuement analysé les personnes je me lançais : j'avais choisi de me rapprocher d'une bande de garçons plus âgés que moi, qui habitaient dans le même quartier que moi et qui passaient la plupart de leur temps à jouer au football. Le football, c'est ce qui lie tous les garçons, on peut communiquer avec des passes ou bien impressionner avec des tirs. Tous les garçons se comprennent grâce au football. Je me sentais en sécurité avec eux comme s'ils pouvaient m'apporter ce que je ne pouvais atteindre tout seul. Je me souviens que j'étais le plus jeune de la bande et j'étais vite devenu le petit favori. J'étais redevenu silencieux, mais cette fois je n'avais pas besoin de parler, j'étais entouré de personnes qui me comprenaient. Je me contentais donc de sourire et de parler de façon amicale avec eux car je ne ressentais pas le besoin d'en faire plus. Il me suffisait de les regarder jouer pour en apprendre sur moi-même. J'étais heureux, nous passions le plus clair de notre temps à traîner dehors, au skate-park, sur les terrains de football, en gros partout où on pouvait se lâcher sans être déranger par les adultes. Bien évidemment cela m'a valu des problèmes car nous faisions des bêtises mais au fond ce n'était pas grave car nous nous amusions. Découvrir, rencontrer de nouvelles personnes c'est comme ouvrir un livre sans fin, dont les pages se remplissent des caractères au fil du temps. On peut écrire sa propre histoire et la mélanger à celle des autres. Une bande de copains c'est un peu comme des patients de longue date un asile psychiatrique, vous savez comme dans « Vol au-dessus d'un nid de coucou ». Les esprits les plus fous se rencontrent et partagent un peu de leur folie. Chacun possède son rôle mais personne ne les voit de la même façon. A cet âge, je me laissais empoisonner par mes amis. Je sautais une étape de ma vie. Le passage à l'adolescence je l'ai vécu avec des personnes qui l'avaient terminé depuis longtemps. Mes camarades de classe devaient sûrement découvrir leur corps, pendant que moi je le connaissais déjà par cœur grâce à mes amis. Je prenais une avance considérable sur les autres et je ne sais toujours pas si c'était la meilleure chose à faire. Est-ce qu'on peut sauter des étapes de sa vie sans en payer les conséquences ? Les enfants spartiates étaient des guerriers, ils devaient sûrement avoir la réponse eux. J'étais en pleine découverte et j'oubliais quelqu'un...
Me rapprocher de mes amis m'a encore plus éloigné de ma mère, et je n'essayai même pas de la comprendre tandis qu'elle essayait tant bien que de mal de s'accrocher à moi. C'est sûrement une étape obligatoire dans la vie de tous les enfants de grandir et de s'éloigner de leurs parents. C'était comme un dilemme : rester un enfant sage et proche de sa mère ou prendre son envol. N'importe qui de censé prendrait son envol. Le lien qui unit la mère à son enfant est indestructible, la transition peut être douloureuse mais elle est inévitable. Alors j'ai continué de grandir, m'attachant à de plus en plus de personnes, découvrant de plus en plus de choses sur le monde qui m'entourait, m'éloignant toujours plus de la mère que j'avais connu lorsque j'étais un enfant.