Et ne restera que le Noir...

Nous sommes bien, non ? Assis autour de ce feu de camp imaginaire, à se raconter des histoires d'horreur montées de toutes pièces, à l'abri des ombres de la nuit, tout près de la chaleur réconfortante du brasier rougeoyant. 
Mais mon tour est venu. À moi de conter une histoire. Une histoire d'horreur, je ne sais pas, mais celle-ci est véridique. Je vous entends rire. Profitez-en, cela ne sera bientôt plus qu'un ancien souvenir. Si on se souvient de quelque chose dans la mort...
Alors maintenant, écoutez-moi. Plongez avec moi dans le récit du mensonge de votre vie. Osez comprendre les méandres de la Nuit et ne trouvez la fin de cette histoire, votre histoire, que lorsque la lumière s'éteindra et que ne restera que le 
 
NOIR.
 
Nous en venons à ce fameux jour de l'été 2019.
Le soleil avait jeté ses ultimes flèches de feu. L'astre brûlant s'était écroulé sans un murmure derrière les montagnes. Il ne reviendrait pas. Ni le lendemain, ni le surlendemain, ni même après de nombreux mois : il ne réapparaîtrait JAMAIS !
Cela vous parait impossible, vous à qui je raconte ce récit, vous qui regardez tomber l'Or du Soir, tout en vous faisant griller des chamallows. Pourtant, si vous aviez été attentifs ce jour-là, vous auriez su que le vrai disque solaire avait disparu pour toujours sous la ligne de l'horizon. Tout comme aujourd'hui. Si vous étiez observateurs, vous comprendriez que ce « coucher de soleil » est le dernier de tous.
Je vois la moquerie sur vos visages. Vous regretterez de ne pas m'avoir cru quand le moment viendra. Laissez-moi donc vous décrire ma rencontre avec les Voix. Elle s'est déroulée le soir où la vraie lumière s'est évanouie dans le 
 
NOIR.
 
La Nuit éternelle. Son encre s'était écoulée sur le monde, le noyant dans une masse bleutée, l'étouffant de ses tentacules glacés. Même la Lune s'était résignée, s'enveloppant dans sa couverture sombre. Immobile, tapie au creux de l'obscurité, elle écoutait. Elle écoutait le silence du ciel déserté par les étoiles. Mais un silence, contrairement à la noirceur qui se profile, n'est jamais éternel.
Celui-ci avait été brisé par un murmure. Un chuchotement léger, qui, à mon approche, s'était mis à monter, enfler, gonfler, pour se transformer en un chœur de Voix douces et rudes à la fois : mielleuses, sifflantes, suaves, discordantes. Une chorale fantomatique, susurrant l'hymne des Ténèbres :
 
Nous dansons, nous dansons, nous dansons dans les ombres ;
Nous chantons, nous chantons, nous chantons dans la Nuit ;
Nous rions, nous rions, nous rions de vos vies ;
De vos vies insignifiantes qui nous encombrent.
 
Alors que j'avais stoppé ma marche pour mieux situer la source de la chanson, les Voix s'étaient arrêtées net, prises d'un fou rire hystérique qui avait fait trembler d'effroi les feuilles des arbres. Puis la mélodie avait repris, plus terrifiante que jamais :
 
Nous sommes tapis là, juste derrière vous ;
Nous chuchotons à vos oreilles de lourds secrets ;
Nous rampons et sifflons dans le Noir, tels des fous ;
Nous vous suivrons, nous vous hanterons à jamais.
 
Car nous sommes la Nuit et la Nuit est nous ;
Car nous sommes l'Obscurité et elle est tout ;
Puisque les cordes vibrent toujours dans le Noir ;
Nous serons là tout cet interminable soir.
 
Le chœur avait de nouveau cessé. Une Voix, la plus grave de toutes s'était élevée dans le silence. J'avais été la seule à entendre cette sentence qui aurait glacé d'épouvante le passant égaré :
 
Et si ce que vous voyiez demain n'avait rien de vrai ? Si, à partir de l'aurore, votre monde, votre vie, n'étaient plus qu'une immense mascarade dénuée du moindre sens ?
 
À ce moment-là, je les avais vues. Ces ombres dans ce buisson. Oui CE buisson, celui-là même contre lequel tu es adossé, toi qui dégustes avec un air amusé ton chamallow grillé. Ne ris pas et écoute-moi. Les feuilles s'étaient écartées. La brume verdâtre qui s'était échappée des fourrés avait ensuite pris la forme de plusieurs silhouettes. Elles s'étaient assises à l'endroit exact où chacun de vous se tient actuellement. Alors la plus grande, qui se trouvait à ta place, oui TA place, avait parlé. De sa Voix de basse, elle m'avait révélée la vérité. Et cette vérité s'est gravée dans mon esprit. Et m'a rongée de l'intérieur pendant cinq longues années. Cinq années interminables, pendant lesquelles, chaque matin, je voyais cette chose que vous appelez « Soleil » monter dans le ciel. Cinq ans d'un supplice permanent, brûlée par ce disque solaire que j'avais en horreur, révulsée par votre naïve insouciance. Vous étiez insouciants, oui, mais cet âge-là est bien fini. J'ai souffert pendant tant de temps à cause d'une unique phrase : « Le soleil qui se lèvera ne sera pas le soleil. » Je n'avais compris le sens de ces mots que le lendemain : l'astre qui était apparu était factice. Parfaitement FACTICE ! Tout comme ma vie depuis ce jour-là. Mes pensées reviennent sans cesse à ces ombres. J'ai l'impression qu'elles me suivent chaque heure, chaque minute, chaque seconde ! La vérité m'a transformée, vidée, a détruit ce qui faisait de moi un être comme les autres, un être comme vous. Mes pas me conduisent tous les jours ici. Et elles m'y attendent. Pourquoi pensez-vous que nous nous trouvons aujourd'hui à l'endroit même où la Fin, ma Fin, votre Fin, a débuté ? Je suis l'une des Voix.
Je lis enfin dans vos yeux la peur : vous me croyez finalement. Vous voyez comme je suis devenue ? Et bien enviez-moi : votre sort sera plus terrible encore que le mien. Car je suis une Voix. Je le sais ce soir. Désormais, il est trop tard pour opérer un demi-tour. Vous avez parcouru bien trop de chemin pour revenir des profondeurs obscures que les Voix ont tissées. Et maintenant, maintenant que mon histoire est finie, l'ère éternelle des Voix est venue. Maintenant, la lumière va s'éteindre à jamais, ne laissant derrière elle que la Mort et le 
 
NOIR.
40