― Moi, je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre, confie la fillette qui me sert de guide.
Armé de ma machette, je me fraie un passage à travers les branchages qui traversent mon champ de vision. Habituée à se déplacer au sein de cette épaisse jungle congolaise, la jeune indigène qui évolue devant moi se glisse habilement entre les obstacles. Elle me distance d'environ six mètres. Craignant de la perdre de vue, je garde les yeux rivés sur les peintures tribales rouges et blanches qui courent dans son dos et je hâte le pas.
— Dis-moi, Mona, dis-je, essoufflé par l'allure dynamique que je garde depuis deux heures.
― Nouma, corrige la gamine sans s'arrêter.
— C'est ça, Nouma...
Je trébuche sur une racine et manque de m'étaler au sol. Un juron m'échappe. Mes membres se font de plus en plus lourds. Je prie pour que nous ne soyons plus éloignés de notre destination.
― Comment connais-tu les extraterrestres ? je reprends à l'intention de mon guide. C'est étrange pour quelqu'un comme toi qui a grandi dans la forêt, non ?
— Je les ai vus dans un livre de M. Paul, explique-t-elle en écartant une énorme feuille verte. C'est lui qui m'a appris à lire. Il dit que je suis très douée.
La jeune indigène me surprend en effet par son français enfantin mais correct, alors qu'elle a à peine douze ans. Elle s'exprime toutefois avec un drôle d'accent et peine à articuler la lettre « r », qu'elle prononce de manière nasale.
— Et pourquoi tu serais un extraterrestre ?
La petite ne répond pas tout de suite. Après un instant où je crois qu'elle ne m'a pas entendu, elle reprend :
Je ne suis pas comme tout le monde au village. Mes amis se moquent de moi et m'embêtent tout le temps.
— S'ils se moquent de toi, ce ne sont sûrement pas de bons amis. Tu sais pourquoi ils sont comme ça ?
— C'est parce que je n'aime pas le « Chechyir ».
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Ma mère dit que je dois en manger si je veux bien grandir. Mais moi je déteste ça. A chaque fois que je sens l'odeur du sang, c'est comme si j'allais vomir.
Je comprends qu'elle parle de viande. Le caractère de la fillette me fait sourire.
— Tu sais, tu devrais écouter ta mère et manger ce qu'elle te prépare. Et ce n'est pas bien de faire des caprices.
― Mais ce n'est pas un caprice. Ma mère me laisse manger ce que je veux. Elle dit que de toute façon, ça fait plus de « Chechyir » pour la tribu. En plus, M. Paul dit que ce n'est pas bien d'en manger.
― Comment, il ne mange pas de gibier, lui ?
— Si, fait la fillette avec un regard étonné.
— Alors qu'il prétend que c'est mauvais d'en manger ? je me moque. Ce n'est pas un peu hypocrite ?
La jeune fille se tait de nouveau, sans doute vexée par ma remarque.
— C'est normal de chasser le gibier et d'en manger, dis-je pour essayer de me rattraper. Moi-même, j'adore la chasse. Je peux te montrer comment faire, si tu veux.
— C'est pour ça que tu as un fusil ? demande-t-elle, éludant ma proposition. Mon père en a un lui aussi, mais tout abimé. Celui-ci a l'air tout neuf.
— C'est vrai, dis-je, flatté par cette remarque. Je l'ai acheté pour le voyage. Je sais aussi tendre des pièges et capturer des petits animaux. Tu es sûr que tu ne veux pas que je t'apprenne ?
— Non. Merci, ajoute-t-elle comme si elle s'en souvenait à l'instant. Dans mon village, c'est mon père et mes oncles qui vont à la chasse. Mon père est presque tout le temps dehors. Ma mère dit que c'est parce que le « Chechyir » se fait rare.
Je hoche distraitement la tête. Un essaim d'insectes bourdonne à mes oreilles. Par lassitude, je renonce à les chasser.
— Allez, on fait une pause, je souffle en m'appuyant sur mes genoux. Je n'en peux plus.
L'indigène affiche une moue incrédule.
— Mais nous sommes presque arrivés.
— Je sais. Ça fait deux heures que tu me le dis.
J'empoigne ma gourde et bois le peu d'eau qu'il me reste en quelques gorgées.
— Il y a une rivière pas très loin d'ici, propose Nouma.
— C'est plus loin que le trajet qu'il nous reste à faire ?
Elle réfléchit quelques secondes.
— Oui.
— Je te crois. J'attendrai qu'on arrive chez toi.
Nous reprenons notre marche à travers les grands arbres.
— Comment je dois t'appeler, toi ?
— Eric.
— Pourquoi tu veux connaitre mon village, Eric ?
— Pour plein de raisons, dis-je en me caressant le menton, songeant aux nombreuses possibilités qu'offrirait la découverte de nouveaux espaces vierges et inexploités.
— Par exemple ?
— J'aime voyager et découvrir de nouvelles contrées. On m'a raconté que ceux qui ont pénétré dans cette forêt auparavant n'en sont plus revenus.
J'éclate de rire à cette idée.
— Ils se seraient fait emporter par les esprits de la forêt ou autres inepties du genre. Bien sûr, je ne crois pas à toutes ces superstitions et j'ai tenu à me faire ma propre idée. Ça rend le voyage plus excitant, je l'avoue. Et puis, esprits ou pas, je sais qu'avec toi, je n'ai rien à craindre.
Ma flatterie la fait sourire.
— Ma grand-mère dit qu'ils ne sortent que la nuit. Mais on est bientôt arrivés alors ça va.
Nous descendons une pente abrupte menant au bas de la colline.
— Au fait, qui est ce M. Paul ?
— C'est un vieil homme qui est arrivé chez nous quand j'étais petite. Il était tout blanc, comme toi. Avant, il fréquentait le village et était gentil avec tout le monde. Mais ensuite, il est parti vivre dans la forêt et a refusé de revenir parmi nous. Je crois qu'il s'était fâché avec mon père mais je ne sais pas pourquoi. Moi, j'allais le voir en cachette dans sa cabane dès que mon père partait à la chasse, pour qu'il m'apprenne à lire.
— Il a l'air gentil, ce M. Paul.
— Oui. Mais il a disparu il y a un an, sans me dire au revoir. Il a laissé toutes ses affaires et ses livres dans sa cabane. Ma mère dit qu'il est reparti dans son pays, mais je sais qu'elle ment. Je suis sûre que c'est de leur faute.
Elle dit cela avec une voix pleine de ressentiment, tel que j'hésite à lui demander ce qu'elle entend par « leur faute ».
— Voilà, on est arrivés.
Devant nous, dans le soleil couchant, s'étend une vaste clairière bordée de quelques parcelles de cultures. Une vingtaine de huttes se dressent au centre, traversées par un sentier de terre battue. Dès qu'ils nous aperçoivent, les enfants arrêtent leurs jeux et se pressent autour de nous. Les adultes se contentent de nous observer à distance. Lorsque mes yeux croisent leurs expressions ravies et leurs sourires avides, j'essaie de me persuader qu'ils ne font qu'exprimer leur curiosité de voir un étranger blanc arriver parmi eux. Mais leurs regards m'inspirent malgré moi un étrange malaise.
Une morsure au mollet me fait lâcher une exclamation de surprise. L'enfant qui vient de commettre ce délit s'enfuit en courant, aussi rapidement qu'il m'avait approché. Nouma lui lance des propos rageurs dans sa langue natale en brandissant un poing menaçant. Une femme vient à notre rencontre. Elle prend la jeune indigène par les épaules et lui parle avec enthousiasme. Je devine qu'il s'agit de sa mère. Elle aussi pose sur moi un regard mêlé de joie et de convoitise. Je crois l'entendre prononcer le mot « Chechyir » alors qu'elle me désigne. Puis je remarque les piquets surmontés de crânes humains qui se dressent à l'entrée des huttes. Une terreur soudaine m'envahit. Je jette un regard à mes arrières. Un attroupement de villageois s'est formé derrière moi, comme pour me bloquer le passage. La mère de Nouma les gratifie d'un regard farouche, qui m'évoque celui d'un fauve prêt à se battre pour préserver sa proie. Elle s'adresse brièvement à sa fille qui se tourne vers moi.
— Mon père est ici. Je vais l'appeler, je reviens tout de suite.
Elle s'éloigne dans l'obscurité. Me voilà seul avec sa mère et les hommes de sa tribu. Mes yeux scrutent les alentours à la recherche d'une échappatoire. Quelques villageois s'avancent, armés de couteaux et de haches. Instinctivement, j'attrape mon fusil d'une main tremblante, et j'essaie de garder mon calme.
Armé de ma machette, je me fraie un passage à travers les branchages qui traversent mon champ de vision. Habituée à se déplacer au sein de cette épaisse jungle congolaise, la jeune indigène qui évolue devant moi se glisse habilement entre les obstacles. Elle me distance d'environ six mètres. Craignant de la perdre de vue, je garde les yeux rivés sur les peintures tribales rouges et blanches qui courent dans son dos et je hâte le pas.
— Dis-moi, Mona, dis-je, essoufflé par l'allure dynamique que je garde depuis deux heures.
― Nouma, corrige la gamine sans s'arrêter.
— C'est ça, Nouma...
Je trébuche sur une racine et manque de m'étaler au sol. Un juron m'échappe. Mes membres se font de plus en plus lourds. Je prie pour que nous ne soyons plus éloignés de notre destination.
― Comment connais-tu les extraterrestres ? je reprends à l'intention de mon guide. C'est étrange pour quelqu'un comme toi qui a grandi dans la forêt, non ?
— Je les ai vus dans un livre de M. Paul, explique-t-elle en écartant une énorme feuille verte. C'est lui qui m'a appris à lire. Il dit que je suis très douée.
La jeune indigène me surprend en effet par son français enfantin mais correct, alors qu'elle a à peine douze ans. Elle s'exprime toutefois avec un drôle d'accent et peine à articuler la lettre « r », qu'elle prononce de manière nasale.
— Et pourquoi tu serais un extraterrestre ?
La petite ne répond pas tout de suite. Après un instant où je crois qu'elle ne m'a pas entendu, elle reprend :
Je ne suis pas comme tout le monde au village. Mes amis se moquent de moi et m'embêtent tout le temps.
— S'ils se moquent de toi, ce ne sont sûrement pas de bons amis. Tu sais pourquoi ils sont comme ça ?
— C'est parce que je n'aime pas le « Chechyir ».
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Ma mère dit que je dois en manger si je veux bien grandir. Mais moi je déteste ça. A chaque fois que je sens l'odeur du sang, c'est comme si j'allais vomir.
Je comprends qu'elle parle de viande. Le caractère de la fillette me fait sourire.
— Tu sais, tu devrais écouter ta mère et manger ce qu'elle te prépare. Et ce n'est pas bien de faire des caprices.
― Mais ce n'est pas un caprice. Ma mère me laisse manger ce que je veux. Elle dit que de toute façon, ça fait plus de « Chechyir » pour la tribu. En plus, M. Paul dit que ce n'est pas bien d'en manger.
― Comment, il ne mange pas de gibier, lui ?
— Si, fait la fillette avec un regard étonné.
— Alors qu'il prétend que c'est mauvais d'en manger ? je me moque. Ce n'est pas un peu hypocrite ?
La jeune fille se tait de nouveau, sans doute vexée par ma remarque.
— C'est normal de chasser le gibier et d'en manger, dis-je pour essayer de me rattraper. Moi-même, j'adore la chasse. Je peux te montrer comment faire, si tu veux.
— C'est pour ça que tu as un fusil ? demande-t-elle, éludant ma proposition. Mon père en a un lui aussi, mais tout abimé. Celui-ci a l'air tout neuf.
— C'est vrai, dis-je, flatté par cette remarque. Je l'ai acheté pour le voyage. Je sais aussi tendre des pièges et capturer des petits animaux. Tu es sûr que tu ne veux pas que je t'apprenne ?
— Non. Merci, ajoute-t-elle comme si elle s'en souvenait à l'instant. Dans mon village, c'est mon père et mes oncles qui vont à la chasse. Mon père est presque tout le temps dehors. Ma mère dit que c'est parce que le « Chechyir » se fait rare.
Je hoche distraitement la tête. Un essaim d'insectes bourdonne à mes oreilles. Par lassitude, je renonce à les chasser.
— Allez, on fait une pause, je souffle en m'appuyant sur mes genoux. Je n'en peux plus.
L'indigène affiche une moue incrédule.
— Mais nous sommes presque arrivés.
— Je sais. Ça fait deux heures que tu me le dis.
J'empoigne ma gourde et bois le peu d'eau qu'il me reste en quelques gorgées.
— Il y a une rivière pas très loin d'ici, propose Nouma.
— C'est plus loin que le trajet qu'il nous reste à faire ?
Elle réfléchit quelques secondes.
— Oui.
— Je te crois. J'attendrai qu'on arrive chez toi.
Nous reprenons notre marche à travers les grands arbres.
— Comment je dois t'appeler, toi ?
— Eric.
— Pourquoi tu veux connaitre mon village, Eric ?
— Pour plein de raisons, dis-je en me caressant le menton, songeant aux nombreuses possibilités qu'offrirait la découverte de nouveaux espaces vierges et inexploités.
— Par exemple ?
— J'aime voyager et découvrir de nouvelles contrées. On m'a raconté que ceux qui ont pénétré dans cette forêt auparavant n'en sont plus revenus.
J'éclate de rire à cette idée.
— Ils se seraient fait emporter par les esprits de la forêt ou autres inepties du genre. Bien sûr, je ne crois pas à toutes ces superstitions et j'ai tenu à me faire ma propre idée. Ça rend le voyage plus excitant, je l'avoue. Et puis, esprits ou pas, je sais qu'avec toi, je n'ai rien à craindre.
Ma flatterie la fait sourire.
— Ma grand-mère dit qu'ils ne sortent que la nuit. Mais on est bientôt arrivés alors ça va.
Nous descendons une pente abrupte menant au bas de la colline.
— Au fait, qui est ce M. Paul ?
— C'est un vieil homme qui est arrivé chez nous quand j'étais petite. Il était tout blanc, comme toi. Avant, il fréquentait le village et était gentil avec tout le monde. Mais ensuite, il est parti vivre dans la forêt et a refusé de revenir parmi nous. Je crois qu'il s'était fâché avec mon père mais je ne sais pas pourquoi. Moi, j'allais le voir en cachette dans sa cabane dès que mon père partait à la chasse, pour qu'il m'apprenne à lire.
— Il a l'air gentil, ce M. Paul.
— Oui. Mais il a disparu il y a un an, sans me dire au revoir. Il a laissé toutes ses affaires et ses livres dans sa cabane. Ma mère dit qu'il est reparti dans son pays, mais je sais qu'elle ment. Je suis sûre que c'est de leur faute.
Elle dit cela avec une voix pleine de ressentiment, tel que j'hésite à lui demander ce qu'elle entend par « leur faute ».
— Voilà, on est arrivés.
Devant nous, dans le soleil couchant, s'étend une vaste clairière bordée de quelques parcelles de cultures. Une vingtaine de huttes se dressent au centre, traversées par un sentier de terre battue. Dès qu'ils nous aperçoivent, les enfants arrêtent leurs jeux et se pressent autour de nous. Les adultes se contentent de nous observer à distance. Lorsque mes yeux croisent leurs expressions ravies et leurs sourires avides, j'essaie de me persuader qu'ils ne font qu'exprimer leur curiosité de voir un étranger blanc arriver parmi eux. Mais leurs regards m'inspirent malgré moi un étrange malaise.
Une morsure au mollet me fait lâcher une exclamation de surprise. L'enfant qui vient de commettre ce délit s'enfuit en courant, aussi rapidement qu'il m'avait approché. Nouma lui lance des propos rageurs dans sa langue natale en brandissant un poing menaçant. Une femme vient à notre rencontre. Elle prend la jeune indigène par les épaules et lui parle avec enthousiasme. Je devine qu'il s'agit de sa mère. Elle aussi pose sur moi un regard mêlé de joie et de convoitise. Je crois l'entendre prononcer le mot « Chechyir » alors qu'elle me désigne. Puis je remarque les piquets surmontés de crânes humains qui se dressent à l'entrée des huttes. Une terreur soudaine m'envahit. Je jette un regard à mes arrières. Un attroupement de villageois s'est formé derrière moi, comme pour me bloquer le passage. La mère de Nouma les gratifie d'un regard farouche, qui m'évoque celui d'un fauve prêt à se battre pour préserver sa proie. Elle s'adresse brièvement à sa fille qui se tourne vers moi.
— Mon père est ici. Je vais l'appeler, je reviens tout de suite.
Elle s'éloigne dans l'obscurité. Me voilà seul avec sa mère et les hommes de sa tribu. Mes yeux scrutent les alentours à la recherche d'une échappatoire. Quelques villageois s'avancent, armés de couteaux et de haches. Instinctivement, j'attrape mon fusil d'une main tremblante, et j'essaie de garder mon calme.