Elle

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Je ne crois pas au coup de foudre. Je ne suis d'ailleurs pas du genre à croire au destin.
Mais j'avoue que cette fois-là, je m'étais mis à douter de mes convictions. J'étais jeune diplômé du premier cycle, elle aussi. Comme à l'accoutumée, j'étais occupé à faire exactement ce que très peu d'élèves auraient osé faire le premier jour de cours ; bavarder. Faut dire que j'étais de ces cancres comme on ne trouvait qu'un par classe. Pendant que les autres essayaient de sympathiser et de se présenter mutuellement, j'avais mieux à faire.
«Que chacun se lève et se présente» avait demandé le professeur d'histoire-géographie avant de continuer le cours, commençant par la première rangée. Et c'est seulement maintenant que j'allais remarquer cette fille qui, jusqu'à aujourd'hui allait me marquer.
Quand se fut à son tour, je fus littéralement subjugué par ce que je voyais. Quand elle se tînt debout, elle était élancée et sculptée comme si Apollon lui-même s'en était chargé. Elle avait de longs cheveux nattés. Mon amour pour les cheveux nattés s'était éveillé ce jour-là. Elle avait les yeux marrons, qui à travers les lunettes pharmaceutiques qu'elle arborait majestueusement, tendaient vers le bleu. Je pouvais sentir la douceur de sa peau depuis l'autre bout de la pièce. Mais d'où sortait cette fille ?
Je voyais ses lèvres bouger mais je ne saisis guère mot de ce qu'elle disait. Je n'avais absolument rien capté de sa présentation. Je crois que c'était mieux ainsi d'ailleurs. Quel que soit le nom qu'elle avait donné, je savais que celui-ci ne lui correspondrait pas. J'en étais sûr. Je n'avais jamais auparavant vu, entendu, ni même eu écho d'une fille qui portait le prénom de ‘déesse'. Pourtant, seul un tel prénom lui aurait correspondu. C'était mieux d'ignorer son nom.
Au fur et à mesure que je la côtoyais, je me rendais compte qu'elle était intérieurement toute aussi belle qu'elle l'était à l'extérieur. Elle savait se montrer douce et ferme, calme et fougueuse. Cette personnalité contribuait à son charme. Tout lui allait à ravir. Plus j'apprenais à la connaître, moins j'étais enthousiaste à l'idée de lui faire de l'effet un jour. Faut dire que je ne lui avais rien dit. Pourtant je m'étais épris d'elle. Comment aurait-elle réagi ? On n'avait pas grand-chose en commun. Le petit dioula du fin fond de ce quartier populaire qui avait grandi entre chasse aux margouillats et vol de maïs des pauvres paysans ; entre bagarres et querelles incessantes. Qui, aujourd'hui grâce au peu qu'il savait agencer sur une feuille de papier avait mérité une petite place dans cette école de renom. Et il y avait-elle. Elle qui, je ne saurai vraiment dire quelle enfance avait bien pu avoir, ni dans quel environnement elle avait bien pu grandir, mais qui rien qu'en la côtoyant j'aurai pu deviner qu'elle était raffinée, bien plus que je l'aurai imaginé être un jour.
Et le temps s'effritait, pas ce que je ressentais. Pourtant, la peur de me faire refouler, cette peur, elle était bien à son summum. Je ne m'étais jamais senti aussi incapable, fébrile au point d'en perdre ma confiance. J'avais carrément peur. Moi qui pensais avoir grandi, moi qui pensais avoir fait du chemin.
Vînt le fameux jour, le jour du quitte ou double, le jour où j'étais enfin prêt à tout lui avouer. J'avais déjà imaginé tous les scénarios possibles dans ma tête. Qu'est-ce que je risquais ? Du moins qu'est-ce qui pouvais m'arriver de pire que de me faire snober. « Le lundi je lui avoue tout » m'étais je dis couché dans ma chambre ce matin dimanche matin. Habituellement je déteste les dimanches, je ne connais d'ailleurs aucun élève qui aime ce jour. Ce dimanche-là, je le détestais un peu plus particulièrement. En effet, plus les heures s'égrainaient, moins j'étais sûr de pouvoir lui parler. Plus, le lundi s'approchait, plus mon cœur battait à l'idée de devoir prendre un air sérieux, surtout devant elle. Pourtant il le fallait, il fallait que je lui parle. Je n'aurais plus sinon, assez de lundi pour pouvoir être prêt. Les vacances pointaient du nez.
C'était donc là le moment opportun. C'était le lundi idéal. Si, elle m'acceptait, j'allais passer encore quelques merveilleuses semaines auprès de ma bien aimé avant qu'on ne se sépare pour trois longs mois. Si, cependant, elle me repoussait, j'allais aussi avoir quelques semaines pour essayer de lui faire changer d'avis. Je ne comptais pas abdiquer en tout cas. Il n'en était pas question.
Le lundi tant attendu arriva. Mon cœur battait la chamade. Et comme pour ne rien arranger, elle était encore plus radieuse ce matin-là, son sourire était plus éclatant que d'habitude, se moquait elle déjà de moi ? Je devenais vraiment paranoïaque. Une fille qui ne se doutait de rien de tout ce que je ressentais à son égard, et moi je me faisais tous ces films dans ma tête. Franchement. Et pourtant je ne lui avais rien dit.
Deux années s'étaient écoulées, deux longues années, elle ignorait toujours ce que je ressentais. J'avais fini par enfouir au plus profond de mon cœur ce sentiment, qui je savais ne se dissiperait jamais, mais que jamais je n'aurais été capable d'exprimer. Et plus le temps passait, plus elle s'éloignait, plus je m'éloignais, plus nous nous éloignons l'un de l'autre. Elle avait très certainement maintenant quelqu'un dans sa vie. Elle était tellement belle, et le temps n'avait aucun effet néfaste sur son visage.
Nous n'étions maintenant jeunes diplômés du lycée. Aussi sordide que puisse paraître tout cela, je n'avais pas réussi à l'oublier. Je lui parlais constamment sur WhatsApp. Puis, alors que nous étions en train de bavarder une nuit, elle m'envoya une photo de pagne. Au début, je croyais qu'elle s'était trompée mais la note vocale qui accompagnait cette photo avait vite fait de me confirmer que j'étais bel et bien le destinataire de cette photo. « C'est l'uniforme de mon mariage, je me marie dans un mois, le mois prochain. Et tu as intérêt à être là ». M'avait elle dit dans sa note. « Je serai là. Pour rien au monde je ne raterai ton mariage ». Avais-je répondu.
Pour rien au monde je n'aurais raté l'occasion de fantasmer une dernière fois sur elle, avant qu'elle ne devienne la dame d'un autre et que mes fantasmes jusqu'ici anodins ne me deviennent interdits. Puis arriva le jour fatidique. Je me rendis à son mariage tout en prenant soin de faire en sorte qu'elle ne me voit pas. Sinon, je savais qu'une petite larme risquait de me trahir. Quelqu'un avait réussi là où j'avais flanché. Un autre allait se charger de son bonheur. C'était peut-être ma moitié, c'était peut-être elle ma côte, c'était peut-être la femme de ma vie. Mais qui sait, j'aurais peut-être tout foutu en l'air à un moment donné si j'avais daigné lui avouer mes sentiments et qu'elle m'avait accepté. Je n'aurai peut-être pas vu l'être exceptionnel qu'elle était si nos liens avaient été autre.
Aujourd'hui, je n'ai peut-être pas eu une femme, mais j'ai une amie formidable. Et ce lien, pour rien au monde je ne le changerai pour nul autre. Je comprends que nous n'avons pas toujours ce que nous voulons, plutôt ce que nous méritons. La vie ne vaut d'être vécue que par les nombreuses incertitudes qu'elle nous offre, nous donnant ainsi l'occasion de profiter au maximum du présent en ayant en garde demain. Je comprends que l'issue d'une histoire, qu'elle qu'en soit dépend de celle que nous voulons bien lui prêter. Je comprends que toute les histoires ne se terminent pas de la même manière. Elles ne se terminent pas toutes comme elles l'auraient dû. Elles ne sont là que pour nous enseigner. Chaque histoire mérite d'être vécue, mais au-delà, elle mérite toutes d'être racontées. Je viens de vous raconter l'une des miennes, et qui, je l'espère, suivront les autres. En attendant, prenez le temps de vivre et de profiter.