Eaux troubles

Moi, je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre. Une créature surnaturelle qui sournoisement s'est glissée dans ses entrailles. Un soir glacial d'avril qui, le temps d'une éclipse, a posé son regard rigide sur des ébats sulfureux. Deux corps enlacés dans la pénombre. Les lumières fragiles des lampadaires d'un parking. Des âmes consumées par le feu ardent des passions adultérines. C'est ainsi que son corps de sylphide a recueilli l'essence de mon esprit maléfique.
Quinze ans plus tard nous en sommes là. Dans cet univers parallèle et atypique. Nous habitons un joli pavillon au coin d'une rue du village. Notre maison est bordée par des parterres de lilas et de violettes. Maman a entièrement refait la décoration lorsqu'elle a aménagé avec Monsieur B, il y'a bien des années maintenant. Monsieur B est banquier, il part pour son travail à des kilomètres d'ici, dans son manteau beige et son Trilby en daim. Il sort sa Renauld 5 du garage et fait un signe de la main à travers sa vitre à maman, qui l'observe depuis la cuisine, puis il démarre.
Je n'ai ni frère ni sœur pour me tenir compagnie. Je passe l'essentiel de mes journées dans ma chambre. Je compte les mouches au plafond et je m'imagine mes prochaines vies. Loin d'ici. Loin de Monsieur B et de maman. Si je pouvais, il y'a longtemps que je me serai enfuie. Je n'ai qu'une seule amie : Manon. On se voit le dimanche, après l'église où Monsieur B chante dans la chorale. À la sortie du culte, on a le droit de trainer un peu dans le jardin, avant de rentrer. On se raconte des histoires, on parle musique et actualités. Manon est belle comme une poupée. Des traits fins, le regard cristallin et de beaux cheveux noirs de jais qui dansent joyeusement dans son dos. Elle les emprisonne en deux nattes, se plaint que sa mère lui interdise de les couper. Elle aurait tort de le faire, ils lui vont si bien.
Parfois, mon esprit s'échappe de nos conversations. Il traverse l'espace et défi le temps. Ces nuits noires me reviennent. Les pas dans les escaliers. Les ombres qui se dessinent à l'embrasure de ma porte...Je suis soudaine prise de violents tremblements. Mes yeux deviennent des quilles de bowling qui roulent dans tous les sens. De multiples spasmes traversent mon corps à la vitesse de la lumière. J'entends la voix de Manon au loin., elle est terrifiée. Et puis, c'est le trou noir. Je me réveille bien plus tard, dans mon lit.
Monsieur B quitte la maison à 7h30. Depuis ma chambre, je suis la direction de ses pas qui martèlent le parquet. Il marche vite, parle vite, mange vite... avec lui c'est toujours une course effrénée. Tout le contraire de maman. Dès que Monsieur B referme la porte centrale de la maison, je me sens revivre. Le souffle me revient. Je descends un à un les escaliers que mes pantoufles effleurent à peine. Je retrouve maman en bas, en train d'épousseter les meubles.
Bonjour maman, dis-je d'une voix fragile
Bonjour, répond-t-elle froidement.
D'aussi loin que je me souvienne, maman n'a jamais prononcé mon prénom. Rarement elle me sourit. Nos conversations se limitent à l'essentiel. Alors, comment pourrais-je lui dire ?
Je m'assieds sur la petite table noire cirée où m'attends un bol de lait et des tartines.
Je prends mon petit déjeuner en observant maman du coin de l'œil. Elle ressemble à une statue. Une belle statue de pierre polie qui se déplace délicatement dans le séjour, et dont l'odeur suave envahit la pièce, avant même qu'elle n'y ait pénétré. Maman exerce un certain magnétisme sur tout ce qui l'entoure. C'est à peine si l'on peut soutenir son regard tant il est envoûtant. Paradoxalement elle ne m'accorde aucune attention. Elle ne m'écoute pas, ne me regarde pas. Si seulement elle le faisait, elle aurait vu. Elle aurait dû voir combien je souffrais, combien je continue de souffrir...les ombres.
Les ombres ont commencé à me rendre visite dans ma chambre une nuit, alors que je sombrais peu à peu dans le sommeil après un repas copieux. J'avais revêtu mon pyjama en soie et remonter ma couverture. En bas, les adultes étaient toujours attablés et leurs éclats de rire filtraient jusque dans ma chambre dont la porte était entrouverte. C'est lorsque je me suis retournée dans mon lit que j'ai vu la première ombre. Elle se tenait droite dans mon dos et m'observait. J'ai sursauté, prise de peur par cette apparition subite dans mon intimité. J'ai de suite voulu crier mais elle m'en a empêché. Les autres ombres sont rentrées, les unes après les autres, en file indienne. Elles attendaient depuis un moment à la porte. J'ai été bâillonnée et déshabillée. J'ai eu du mal à réaliser ce qui m'arrivait. C'était douloureux. Affreux. J'ai pleuré, prié, supplié. Ça a duré toute la nuit. Maman n'a rien vu.
Les ombres sont partout dans le village. À la pharmacie, à la boulangerie, au petit marché. Les ombres sont les amis de Monsieur B. Ils chantent ensemble le dimanche à l'église, devant femmes et enfants émerveillés. Ils sont des hommes riches et intègres, des piliers de la communauté. Et le soir venu, ils s'invitent à notre table. Monsieur B est tout heureux ces jours-là. Il parle moins vite, est plus posé. Il semble intimidé. Maman ne reste pas longtemps à table avec eux. Une fois le repas servi, nous allons manger à la cuisine. « Les hommes doivent rester entre eux », dit-elle d'une voix sourde et lointaine. Je peine à avaler mon repas. J'ai la gorge serrée et la boule au ventre. Je sais qu'ils viendront dans ma chambre. Monsieur B les accompagnera, une fois qu'ils seront bien enivrés. Maman prendra un cachet et s'endormira sur le divan. Elle refuse de voir. Elle a choisi de fuir. Et moi toute seule, je suis livrée à mon sort...
Il fallait faire un choix et elle m'a choisi moi. Elle a péché, C'est le prix à payer.