Du sang, de la volupté et de la mort

Jardins Giulia, Melzi, Sommariva, Serbelloni, syllabes chantantes, terrasses parfumées et lumineuses ! Pourtant, c'est déjà l'automne ; une petite pluie chaude tombe sur les arbres. Sur ces pentes où je me promène et qui enserrent le lac, l'allée est droite comme un balcon et offre partout des bancs ; sans efforts, sans pensée, au milieu des myrtes, des citronniers, des palmiers, on s'enivre à la « coupe de lumière » qu'est ce paysage, mais c'est de l'automne, plus encore que de la flore méridionale, qu'est fait selon mon goût le charme de ces bords.

De vieux arbres qui tendent leurs branches vers la lumière s'interposent entre le promeneur et le cirque. On ne voit plus le bleu du lac, les maisons de plaisance, les forêts de mûriers, d'oliviers, qu'à travers un mince rideau de feuilles agitées d'aucune brise dans ce grand silence. Ainsi demi-voilée de feuillage jaunissant, la nature est plus adorable qu'aucune composition de l'art ; et les femmes du Printemps, de ce fameux Botticelli, enguirlandées, elle aussi, ne sont que de pauvres petits insectes auprès de ce repos, de cette jeunesse, de cette véritable déesse qu'est la Nature aux jardins de Lombardie.

Pourquoi spécifier tels jardins de Lombardie ? C'est toute cette région qui nous est un jardin, au sens magique que reçoit ce mot quand il désigne les lieux mystérieux de la légende, depuis le jardin biblique des commencements du monde jusqu'aux jardins enchantés d'Armide.

Ce n'est pas l'âpreté de l'Espagne, ni la grandeur de l'Orient, là-bas, à l'entrée du désert. Non, c'est même un peu banal ; mais avec tant de gentillesse ! Sur la marche de Suisse et d'Italie, à Lugano, un pauvre boutiquier à qui j'achète pour quelque monnaie de n'importe quoi veut à toute force verser sur mon mouchoir trois gouttes de « pur chypre ». Cette odeur, qui pour mon ordinaire m'incommoderait, venant de cet adroit courtisan, du premier Italien rencontré, parfume tout ce qui m'entoure, me crée une atmosphère un peu fade, mais plaisante.

Ce n'est pas à Londres, ni d'un Anglais, qu'on aura ces gentillesses. Eh bien ! le mauvais goût n'est point chose méprisable. Je connais un grand travailleur, un savant médecin, qui ne veut être servi que par des domestiques italiens. Dans les intervalles de ses consultations, pour se délasser des vilenies physiques que tant de patients détaillent, vite, il fait parler son valet de chambre. Peu importe le sens des mots, leur son seul l'a délassé, reposé. Je comprends mieux de tels intermèdes que je ne fais du général Boulanger baisant le portrait de sa maîtresse dans les suspensions des séances du Comité national. N'était-elle pas dans la chambre voisine ! Hélas ! ces jardins d'Italie, un jour on les a traversés ; jamais on ne s'y fixe. On ne saurait y vivre ; ce ne sont que des endroits de loisir. C'est le pays du silence, de l'effacement universel des choses et des êtres. Contentons-nous d'y passer parfois.