Droit dans le mur

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Ou alors un robot. Elle ne m'a jamais vraiment compris.
Tout a toujours été cadré dans ma vie. Mes ambitions, élevées mais réalisables, mes choix de vie, diffus mais cohérents, mes sentiments. Cette épreuve que l'on m'a forcé à endurer, je suis en train de la surmonter. Aussi dure soit-elle. Je me le suis promis, pour lui.

Il va bientôt être huit heures. Je descends à toute vitesse les marches tourbillonnantes de la cage d'escalier. J'ai rendez-vous à dix heures pour un entretien à Saint-Claude. C'est à au moins deux heures en bus et je suis en retard. Ce n'est pas mon habitude mais mon sommeil s'était dégradé. Près d'une heure à m'endormir et je me réveillais malgré cela au son de trois heures trente du matin, le dos suintant en dépit de l'action du climatiseur.
Arrivé en bas, je presse le pas. Quand je marche le long de cette rue séparant la maison de l'arrêt de bus, cette route droite qui, une fois entamée, me paraît si longue me forçant par je-ne-sais quel moyen à une introspection malvenue, je ne peux me retenir de ressasser l'entier déroulé des événements durant lesquels j'ai perdu mon fils. Les pièces du puzzle ne s'emboîtent pas dans ma tête et cette ignorance me taraude à chaque instant de solitude. Sa dernière lettre m'avait affreusement peiné.
"Tu sais, chaque soir, avant de me coucher, je lève les yeux vers le ciel et j'attends un signe, un appel, un message, le son de ta voix, m'écrit-il. Tu n'imagines pas la déception et la tristesse qui emplissent mon être lorsque je vais me coucher. Cette sensation est semblable à un petit ruissellement qui prend départ en haut d'une falaise, et finit en son pied. Seulement, arrivé en bas, ce petit ruissellement n'est plus, il a laissé place à des ensembles de gouttes destructrices. Je ne mérite pas de ressentir tout cela, et tu le sais."
C'est vrai, son malheur avait été de suivre sa mère.

Cet enfant, je l'avais chéri avant même son arrivée dans le foyer. Il coiffait souvent ses cheveux de tresses et de nattes qu'il lâchait au gré du vent. En dépit de sa timidité, un sourire sincère restait collé à son beau visage rond. A ses treize ans, en participant à un shooting, il a eu une révélation. Son amour pour la photographie est né. Cet enfant a toujours été de nature curieuse, une curiosité savante. J'ai dû lui acheter un ou deux packs de l'apprenti photographe comprenant un trépied, un pare-lumière, un objectif et même des logiciels de retouche.

"Sept euros trente s'il-vous-plaît", réclama le chauffeur.
J'ai eu une sacrée chance ma parole. L'engin s'engageait dans le rond-point lorsque j'ai démarré mon sprint. Il ne fallait absolument pas que je rate cette entrevue. Il me fallait ce travail. Je ne pouvais pas rester une année de plus dans cette maison. Tout me ramenait à Djad. La porte de sa chambre, le cappuccino qu'il buvait le matin, le meuble à chaussures que nous avions monté ensemble. Et aujourd'hui, rien que le vide. Je ne sais même pas où il se trouve, s'il mange à sa faim, s'il a des amis, s'il a gardé cette passion pour la photo. Je me sens prisonnier de ce nid de questions sans réponses.

J'ai eu le poste ! Je m'attèle en urgence aux démarches administratives liées au logement.
L'appartement était vide maintenant. L'agence avait fait le nécessaire en moins de trois jours. C'était redevenu comme avant, lorsque j'ai commencé à y habiter.

Les murs beiges reflétaient la lumière de l'aurore. L'air frissonnant s'infiltrait au creux de ma nuque. Dans cet environnement inconnu, je me construisais peu à peu un nouveau chez-moi. Je passais des commandes et je ressentais un soulagement indicible à fournir ma nouvelle adresse.
Oui monsieur, de la souris d'agneau avec du gratin d'igname et des crudités et un yaourt aux fruits et un verre d'eau. Le tout à livrer au 1er Plateau, Montéran, 97120 Saint-Claude.

Alors que j'écoute la radio, j'entends frapper. La porte s'ouvre avant que je ne puisse l'atteindre. Dans l'encadrement se dérobe une silhouette, à première vue féminine et un peu embonpointée. Ma vue est instantanément troublée par l'éclat du soleil. A présent j'aperçois une énième fois, et ça durera sans doute cinq longues minutes, ces dessins dynamiques qui autrefois apparaissaient et se transformaient au rythme de la musique sur le lecteur audio de l'ordinateur.
La dame n'a pas l'air commode. Elle s'avance pour fermer la porte. Coiffure : des twists. ge : entre trente-trois et quarante ans. Style : androgyne, chemise rayée blanche, pantalon droit kaki, paire d'Air Max Théa grise aux pieds. Je me suis trompé, elle a plutôt l'air d'avoir vingt-sept ans maintenant. Elle est accompagnée de mon livreur et d'une autre dame qui l'assiste de temps à autre. J'avais décrété qu'il s'agissait d'une stagiaire au vu du nombre interminable de questions qu'elle me posait à chaque fois. Debout face à moi, ils se tiennent pareils aux contrôleurs des impôts.
"Monsieur Largile, je ne vais pas passer par quatre chemins aujourd'hui", déclare-t-elle.
J'avais entendu cette voix auparavant. Possible qu'elle m'ait annoncé sa venue par téléphone.
Elle s'assoit sur ma chaise en me regardant droit dans les yeux. Elle étale sur ma table la pile de documents qu'elle portait sous l'aisselle gauche. D'ailleurs elle est gauchère, mais aucune importance. Les deux autres ne bougent pas. L'homme ne semble pas serein. Et moi aussi, je commence à ne plus l'être. Elle me fait signe de prendre place en face d'elle et reprend :
"Nous nous sommes rendus au domicile de votre femme cette semaine."
Ex ! Ex-femme ! Cette peste m'avait pris mon fils. Lui qui allait devenir un homme au coeur bon. Qui n'aurait sûrement pas fait d'études mais qui aurait ô combien réussi sa vie. Il aurait eu une retraite heureuse, c'est certain.
"- Visiblement elle n'y a plus mis les pieds contrairement à vos dires. Depuis que vous êtes ici, rien n'a bougé ; seules les herbes ont poussé."
Je l'écoutais désormais avec désinvolture. Elle s'en ira plus vite de cette façon. Le plus gêné, n'est-ce-pas ?
"Nous avons récupéré votre dictaphone, me lance-t-elle.
- Oh, j'étais pourtant sûr de l'avoir égaré dans le bus ! Dans tout mon empressement j'ai dû-
- Nous l'avons réquisitionné à votre arrivée ici, me coupe-t-elle en poursuivant.
Il m'a tout l'air d'un journal de bord numérique. Votre langage codé ne nous a pas retardé bien longtemps. En suivant vos instructions, nous avons fait une sacrée découverte Monsieur Largile. Quelle rigueur !"
Oui je le suis. J'aime la précision. Ce qui m'intrigue par contre, c'est comment ils ont pu me le subtiliser. Ils ne m'inspirent pas confiance. Cette femme a d'ailleurs changé d'attitude. Elle est sarcastique, agressive, me fixe sans sourciller avec cet air froid et revanchard. Je peux me montrer tout aussi coriace mama. Qu'elle ne croit pas que je vais me laisser écraser comme un minable moustique gavé de sang. J'en ai fait trop pour ça.
Elle plaque violemment un carnet sur la table. Elle l'a ouvert à la page Général Bricolage et me somme de lire les inscriptions à haute voix. Enduit, lime, spatule, papier de verre, truelle. Je sais pertinemment ce qu'il y a dans cette liste. Je ne dis plus un mot, je soutiens son regard fermement. Un instant elle a été déstabilisée, s'est vite reprise, puis a baissé les yeux. Elle expose ensuite mes échanges épistolaires avec Djad. Ils me scrutent tous, je le sens.
"Rappelez-moi donc ce que diable vous êtes venus chercher ici ? lui signifie-je.
- Je suis le lieutenant André Sidoine. Avec la docteure Same et monsieur Siban, nous cherchons à vérifier votre implication mentale dans l'assassinat de votre femme Maryse Largile et de votre fils de seize ans, Djad.
- Vous avez perdu la tête ? leur hurlai-je".
Et au fond, je savais. Que j'en avais trop fait. Qu'il n'y avait eu ni enlèvement, ni nouveau travail, ni livraison. Juste une mère et son fils qui avaient mérité d'être emmurés.