Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. C'est parce qu'elle n'a jamais été à ma place. Elle ne comprend pas mes rêves de soleil, de mer et de couleur. « Smeshannoy », ce n'est pas mon nom mais c'est ainsi que des collègues m'appellent. Un quolibet pour rire.
Lorsque mon moral est au plus bas, je vais voir ma mère. Elle me raconte son histoire. Celle de son frère, de son père et de sa mère. Une histoire belle de son poids.
Les soirs, disait-elle, mon aïeule allait au bord de la lagune comme pour fuir la mer. Aux femmes présentes, elle disait que son fils, mon oncle, aurait dû crier. Les femmes, elles, marchandes de poisson, amies de la mer, restaient silencieuses. Elles ne pouvaient prévoir sa réaction.
Ma grand-mère disait qu'elle avait voulu être dérangée une dernière fois par sa voix juvénile, avant de savoir que son fils avait été abandonné à l'eau, noyé, emporté par la mer. Elle disait : « La mer a donné des poissons, la mer a pris la vie ».
Janvier, je suis à Petrogradski. J'ai horriblement froid. Plus froid que d'habitude. J'aimerais connaître la mer, celle qui a pris la vie de mon oncle. J'ai froid. La vingtaine d'années que j'ai vécue aurait dû m'habituer à cette terre. Mais j'ai froid. Le jour, j'ai froid. La nuit, je rêve de soleil et de poussière. J'ai encore plus froid.
C'est la nuit qui a tué Elikem. La nuit profonde et un mur qui s'est écroulé sur lui, pensa-t-on. Les murs menaçaient de s'écrouler à vue d'œil. Ce soir-là il s'était endormi tout près d'eux, à la belle lune. Au matin, le mur était à terre, on n'avait pas trouvé Elikem. Ma grand-mère avait un fils et une fille, elle a perdu le fils.
Après la disparition de son frère, ma mère, petite fille, a vu les cheveux de sa maman grisonner avant l'heure. Un jour, ma mère jouait un peu trop près des vagues. Avec une étrange colère, ma grand-mère l'a puni. Elle l'a mise à genou pendant tout un après-midi. Du piment écrasé dans ses parties génitales. Elle apprendra plus tard que le corps de son frère avait été retrouvé là où elle jouait.
Au retour de mon grand-père, il a pris ma mère qui pleurait dans ses bras. Il l'a portée toute la soirée et l'a laissée s'endormir entre ses bras en sentant l'odeur du bois dans ses vêtements. Il l'a ensuite couchée, puis s'est endormi sur une chaise à côté d'elle.
La mort de son fils, a empêché l'homme, un pêcheur, d'aller à la mer. Pendant un mois entier, chaque jour, il s'est réveillé et s'est rendu près des bateaux endommagés. Il a fait face à la mer, l'a observé pendant un long moment, immobile. Ensuite, il a commencé à y passer toute la nuit, dormant pendant la journée. Puis un jour, il a rejoint son frère dans son atelier de menuiserie. Il a décidé de remettre sa vie sur les rails. Il allait fabriquer des pirogues pour ceux qui partaient en mer, souriant à nouveau à ceux à qui la mer ne prenait que des terres, leur laissant la vie.
Station de métro Admiralteyskaya, Saint-Pétersbourg. C'était hier. J'ai encore rencontré des loques humaines. Leurs regards étaient différents de ceux des autres. Leurs peaux basanées faisaient tache dans le décor. Ce sont les autres regards qui le disent. Et même eux, lorsqu'ils me regardent, ils ne voient pas un des leurs. Je suis un alien.
Après la journée de punition, le père de ma mère a commencé à se coucher dehors, loin de sa femme, comme s'il avait peur d'elle. Et sa femme, ma grand-mère, a commencé à parler très fort, toute seule. Elle a cessé de porter ses bijoux les soirs de marché. Elle laissait ma mère, sa fille, utiliser et salir un de ses kente, un pagne traditionnel. Elle s'asseyait et la regardait profondément, sans rien dire. Un jour, elle a dit à ma mère : « Où est ton frère ? ». Ma mère a répondu : « Il est parti ». Elle l'a regardée en riant, puis s'est soudainement arrêtée. Elle a répété : « Où est ton frère ? ». Ce jour-là, la mère de ma mère est partie, elle n'est jamais revenue.
Les soirs, lorsque le père de ma mère pensait que sa fille était endormie, il pleurait. Ma mère, à qui le sommeil n'ouvrait plus les bras, l'écoutait. Elle aussi aurait voulu le prendre dans ses bras jusqu'à ce qu'il s'endorme. Mais la petite fille avait déjà appris à ne pas frustrer l'ego blessé des hommes. La femme en devenir restait là, dans le silence de la nuit. Elle écoutait les sanglots étouffés de son père.
Les jours se succédaient, ma mère, jeune femme, rabotait du bois avec son père, mon grand-père. Le père et l'oncle, fatigués de l'avoir entre les pattes décidèrent ensemble de l'envoyer étudier en ville.
Par une chaude après-midi, alors que mon grand-oncle travaillait sur un cercueil, il se coucha à l'intérieur. Sa taille allait être la mesure. Huit jours plus tard, il s'est endormi et ne s'est plus jamais réveillé. Mon grand-père a fini le cercueil et l'a enterré.
Mon grand-père n'avait plus que ma mère. Son fils, sa femme et son frère étaient partis. Il continuait à travailler, mais il ne pouvait plus rire. Un léger rictus apparaissait sur son visage et disparaissait aussitôt. Il avait repris l'habitude d'aller au bord de la mer, à l'endroit même où il avait trouvé son fils. Au loin, des chants de pêcheurs. Il était des leurs, il pouvait comprendre les chants, mais son corps ne pouvait pas retourner à la mer qui avait pris son fils. On pouvait voir dans la profondeur de ses yeux qu'il regardait plus que les vagues, plus que l'écume et qu'il écoutait des voix qu'on ne pouvait pas entendre.
Dans la marchroutka, le minibus qui m'emmène dans mon quartier, j'ai parfois l'impression qu'on me parle. J'entends des voix. La voix est subtile, « Smeshannoy krovi », sang mêlé. Lorsque je me retourne, personne ne parle. C'est dans ma tête.
Peu de temps après, ma mère partira. Elle ira étudier en ville, puis loin de la ville, en Russie. Pour apaiser la solitude de son père, ma mère a appelé un cousin pour s'occuper de lui. On l'appelait Ayeyi. Les gens disaient qu'il n'était pas la bonne personne. Ils lui ont rappelé que le jeune homme avait volé la main d'un cadavre pour la faire sécher et la cacher dans une cuisine. Ma mère croyait qu'il avait changé. Elle avait embrassé son père. Elle était partie en paix.
Mon grand-père est mort quelques années plus tard. Ayeyi l'a fait enterrer dans la maison familiale avant de dire à ma mère sur un ton idiot, « ne t'inquiète pas, tu n'auras pas à payer de frais d'enterrement ». Ma mère est revenue à la maison pour y construire une pierre tombale. Personne n'a jamais su comment mon grand-père est mort.
Dans le froid de l'hiver d'après, j'ai vu le jour à Moscou. Ma mère m'a dit : « Ton père t'a pris dans ses bras et toi, tu lui as presque souri ». Il a été agressé par des migrants en sortant de l'hôpital. C'est ce que la police a conclu. Comment était-il ? Il était beau. J'ai vu les photos. Le sang d'un certain Hannibal aurait coulé dans ses veines. C'est ce que je sais.
Le temps passe vite. Mon enfance, c'était hier. Aujourd'hui, je suis sur la côte de l'Afrique de l'Ouest. Je suis au village de ma mère depuis une semaine. Les gens d'ici m'ont montré la maison de mon grand-père. Ce qu'elle est devenue. Il n'y a plus qu'un bout de terre. Tout le reste a été rogné par la mer. La tombe aussi. Moi, je suis venu unir ma mère, son corps, à sa terre. L'enterrer dignement.
Mes pieds dans le sable, mon regard se promène sur la plage. L'air salé et rafraîchissant emplit mes narines, mes poumons. Je suis quand même chez moi. Le soleil est haut dans le ciel. La mer s'agite comme un chien qui accueille son maître.
Au loin, le reflet du soleil sur la mer ressemble à un trait. Union entre deux mondes. La mer est immense, je n'ai plus froid.
Une vague a projeté quelques touffes de cheveux à mes pieds. Elles pourraient appartenir à mon grand-père. Dans ce cas, ces touffes de cheveux et moi, Smirnov Kojo, sommes tout ce qui reste de mon grand-père.
Lorsque mon moral est au plus bas, je vais voir ma mère. Elle me raconte son histoire. Celle de son frère, de son père et de sa mère. Une histoire belle de son poids.
Les soirs, disait-elle, mon aïeule allait au bord de la lagune comme pour fuir la mer. Aux femmes présentes, elle disait que son fils, mon oncle, aurait dû crier. Les femmes, elles, marchandes de poisson, amies de la mer, restaient silencieuses. Elles ne pouvaient prévoir sa réaction.
Ma grand-mère disait qu'elle avait voulu être dérangée une dernière fois par sa voix juvénile, avant de savoir que son fils avait été abandonné à l'eau, noyé, emporté par la mer. Elle disait : « La mer a donné des poissons, la mer a pris la vie ».
Janvier, je suis à Petrogradski. J'ai horriblement froid. Plus froid que d'habitude. J'aimerais connaître la mer, celle qui a pris la vie de mon oncle. J'ai froid. La vingtaine d'années que j'ai vécue aurait dû m'habituer à cette terre. Mais j'ai froid. Le jour, j'ai froid. La nuit, je rêve de soleil et de poussière. J'ai encore plus froid.
C'est la nuit qui a tué Elikem. La nuit profonde et un mur qui s'est écroulé sur lui, pensa-t-on. Les murs menaçaient de s'écrouler à vue d'œil. Ce soir-là il s'était endormi tout près d'eux, à la belle lune. Au matin, le mur était à terre, on n'avait pas trouvé Elikem. Ma grand-mère avait un fils et une fille, elle a perdu le fils.
Après la disparition de son frère, ma mère, petite fille, a vu les cheveux de sa maman grisonner avant l'heure. Un jour, ma mère jouait un peu trop près des vagues. Avec une étrange colère, ma grand-mère l'a puni. Elle l'a mise à genou pendant tout un après-midi. Du piment écrasé dans ses parties génitales. Elle apprendra plus tard que le corps de son frère avait été retrouvé là où elle jouait.
Au retour de mon grand-père, il a pris ma mère qui pleurait dans ses bras. Il l'a portée toute la soirée et l'a laissée s'endormir entre ses bras en sentant l'odeur du bois dans ses vêtements. Il l'a ensuite couchée, puis s'est endormi sur une chaise à côté d'elle.
La mort de son fils, a empêché l'homme, un pêcheur, d'aller à la mer. Pendant un mois entier, chaque jour, il s'est réveillé et s'est rendu près des bateaux endommagés. Il a fait face à la mer, l'a observé pendant un long moment, immobile. Ensuite, il a commencé à y passer toute la nuit, dormant pendant la journée. Puis un jour, il a rejoint son frère dans son atelier de menuiserie. Il a décidé de remettre sa vie sur les rails. Il allait fabriquer des pirogues pour ceux qui partaient en mer, souriant à nouveau à ceux à qui la mer ne prenait que des terres, leur laissant la vie.
Station de métro Admiralteyskaya, Saint-Pétersbourg. C'était hier. J'ai encore rencontré des loques humaines. Leurs regards étaient différents de ceux des autres. Leurs peaux basanées faisaient tache dans le décor. Ce sont les autres regards qui le disent. Et même eux, lorsqu'ils me regardent, ils ne voient pas un des leurs. Je suis un alien.
Après la journée de punition, le père de ma mère a commencé à se coucher dehors, loin de sa femme, comme s'il avait peur d'elle. Et sa femme, ma grand-mère, a commencé à parler très fort, toute seule. Elle a cessé de porter ses bijoux les soirs de marché. Elle laissait ma mère, sa fille, utiliser et salir un de ses kente, un pagne traditionnel. Elle s'asseyait et la regardait profondément, sans rien dire. Un jour, elle a dit à ma mère : « Où est ton frère ? ». Ma mère a répondu : « Il est parti ». Elle l'a regardée en riant, puis s'est soudainement arrêtée. Elle a répété : « Où est ton frère ? ». Ce jour-là, la mère de ma mère est partie, elle n'est jamais revenue.
Les soirs, lorsque le père de ma mère pensait que sa fille était endormie, il pleurait. Ma mère, à qui le sommeil n'ouvrait plus les bras, l'écoutait. Elle aussi aurait voulu le prendre dans ses bras jusqu'à ce qu'il s'endorme. Mais la petite fille avait déjà appris à ne pas frustrer l'ego blessé des hommes. La femme en devenir restait là, dans le silence de la nuit. Elle écoutait les sanglots étouffés de son père.
Les jours se succédaient, ma mère, jeune femme, rabotait du bois avec son père, mon grand-père. Le père et l'oncle, fatigués de l'avoir entre les pattes décidèrent ensemble de l'envoyer étudier en ville.
Par une chaude après-midi, alors que mon grand-oncle travaillait sur un cercueil, il se coucha à l'intérieur. Sa taille allait être la mesure. Huit jours plus tard, il s'est endormi et ne s'est plus jamais réveillé. Mon grand-père a fini le cercueil et l'a enterré.
Mon grand-père n'avait plus que ma mère. Son fils, sa femme et son frère étaient partis. Il continuait à travailler, mais il ne pouvait plus rire. Un léger rictus apparaissait sur son visage et disparaissait aussitôt. Il avait repris l'habitude d'aller au bord de la mer, à l'endroit même où il avait trouvé son fils. Au loin, des chants de pêcheurs. Il était des leurs, il pouvait comprendre les chants, mais son corps ne pouvait pas retourner à la mer qui avait pris son fils. On pouvait voir dans la profondeur de ses yeux qu'il regardait plus que les vagues, plus que l'écume et qu'il écoutait des voix qu'on ne pouvait pas entendre.
Dans la marchroutka, le minibus qui m'emmène dans mon quartier, j'ai parfois l'impression qu'on me parle. J'entends des voix. La voix est subtile, « Smeshannoy krovi », sang mêlé. Lorsque je me retourne, personne ne parle. C'est dans ma tête.
Peu de temps après, ma mère partira. Elle ira étudier en ville, puis loin de la ville, en Russie. Pour apaiser la solitude de son père, ma mère a appelé un cousin pour s'occuper de lui. On l'appelait Ayeyi. Les gens disaient qu'il n'était pas la bonne personne. Ils lui ont rappelé que le jeune homme avait volé la main d'un cadavre pour la faire sécher et la cacher dans une cuisine. Ma mère croyait qu'il avait changé. Elle avait embrassé son père. Elle était partie en paix.
Mon grand-père est mort quelques années plus tard. Ayeyi l'a fait enterrer dans la maison familiale avant de dire à ma mère sur un ton idiot, « ne t'inquiète pas, tu n'auras pas à payer de frais d'enterrement ». Ma mère est revenue à la maison pour y construire une pierre tombale. Personne n'a jamais su comment mon grand-père est mort.
Dans le froid de l'hiver d'après, j'ai vu le jour à Moscou. Ma mère m'a dit : « Ton père t'a pris dans ses bras et toi, tu lui as presque souri ». Il a été agressé par des migrants en sortant de l'hôpital. C'est ce que la police a conclu. Comment était-il ? Il était beau. J'ai vu les photos. Le sang d'un certain Hannibal aurait coulé dans ses veines. C'est ce que je sais.
Le temps passe vite. Mon enfance, c'était hier. Aujourd'hui, je suis sur la côte de l'Afrique de l'Ouest. Je suis au village de ma mère depuis une semaine. Les gens d'ici m'ont montré la maison de mon grand-père. Ce qu'elle est devenue. Il n'y a plus qu'un bout de terre. Tout le reste a été rogné par la mer. La tombe aussi. Moi, je suis venu unir ma mère, son corps, à sa terre. L'enterrer dignement.
Mes pieds dans le sable, mon regard se promène sur la plage. L'air salé et rafraîchissant emplit mes narines, mes poumons. Je suis quand même chez moi. Le soleil est haut dans le ciel. La mer s'agite comme un chien qui accueille son maître.
Au loin, le reflet du soleil sur la mer ressemble à un trait. Union entre deux mondes. La mer est immense, je n'ai plus froid.
Une vague a projeté quelques touffes de cheveux à mes pieds. Elles pourraient appartenir à mon grand-père. Dans ce cas, ces touffes de cheveux et moi, Smirnov Kojo, sommes tout ce qui reste de mon grand-père.