Des ténèbres à la nuit

Des ténèbres à la nuit
 
Les étoiles étendent leurs fresques de lumière dans le ciel sombre. La lune mange l'obscurité, et la ressort en douceur. La nuit est posée partout, sur les toits, sur les réverbères illuminés. Et sur Malik. Il attend. Il va bientôt la voir. Le vent souffle tout autour de lui, il a les yeux humides, il a froid. 
 
Il repense à sa mère, ce matin, avant qu'il parte. L'aube sortait à peine de son sommeil, que la vieille femme lui disait déjà, avec son accent maghrébin:
« On se revoit bientôt, mimi. Savoure. Et ouvre bien les yeux. »
A quarante-sept ans, il vit encore avec sa mère. Ou plutôt, elle vit avec lui. Mais ça ne le dérange pas.
 
Une brise mouillée, venue de la mer, lui caresse la joue. Il respire. L'odeur du sel lui rappelle des souvenirs. Son enfance. Le sable. Les mouettes. Et le soleil. 
 
Il marche sur les quais, puis descend vers la plage. Celle-ci est en milliers de petits cailloux. Il trébuche, puis se redresse. Son regard tombe sur les vagues. L'océan. Il a les larmes aux yeux. 
Il n'y a pas de phare à l'horizon. Seulement les constellations. Et le cœur de Malik, qui brille plus fort encore que ses larmes. Il va la revoir. Après tant d'années, il va pouvoir la serrer dans ses bras. Il se dit qu'elle doit être différente, maintenant. Elle sort de prison.
 
Un oiseau crie. Un insomniaque, sans doute. Au loin, le son du silence. Autour, le bruit des vagues. Il soupire. Et si elle avait tant changé qu'il ne la reconnaissait pas? Cette période hors de la vie aurait-elle pu faire d'elle une étrangère, aux yeux de celui qui l'aime? Ou sera-t'elle pareille que dans ses derniers souvenirs, lorsque la porte de métal s'est fermée derrière elle? Elle était si fière alors. Si belle. Si éblouissante. Depuis, cette image ne le quitte plus, tout comme le son de sa voix ou sa manière de lui caresser les mains. 
 
Il n'a pas voulu aller la voir au parloir. Il n'aurait pas pu dire un mot. Il le sait, il n'aurait pas supporté. 
 
Il se souvient si bien de leur rencontre. Ils étaient au lycée. C'était il y a longtemps, mais il revoit nettement la queue de cheval qu'elle s'était faite. Assis côte à côte le mardi et le jeudi, dans le cours de monsieur Danube, ils s'étaient doucement mis à s'aimer. Plongés dans le récit de la guerre, des persécutions, des explosions, de la Nuit du Cristal, ils s'étaient finalement pris par la main, sous la table. Entre les dates et les pays, ils avaient créé leur petit monde. En mars, il l'avait plaqué contre un casier, et ils s'étaient embrassés, pour la première fois. Trois ans plus tard, ils avaient trouvé un petit appartement, où ils avaient emménagé ensemble. Ils avaient emmené avec eux le perroquet, les livres en cuir, et mille cartons d'amour. Ils s'étaient construit, l'un contre l'autre, leurs regards tournés vers l'impossible. Depuis, leurs yeux ne voyaient plus que l'autre. 
 
Les reflets de l'encre du ciel se mirent dans le calme de l'océan. Quelques vaguelettes lèchent les rochers. Tout est froid et mélancolique. Il regarde sa montre. Il sait qu'elle n'est pas en retard, mais il a tellement hâte. Il se rappelle tant de son regard. Un mélange de brise hivernale, de mondes entremêlés, de ciel bleu... Tout un univers qui faisait voyager Malik. Un regard qui lui a tellement manqué. Il n'a pas plongé dans ce regard depuis huit ans, depuis qu'elle... Non. Il ne veut pas y penser. Il va enfin la retrouver. C'est tout ce qui compte. Il va la revoir. Elle sera bientôt là. Il le sait. Il le sent.
Il essuie ses larmes. Bien sûr qu'elle se souvient de lui. Bien sûr qu'elle l'aime encore... Ils se sont donné rendez-vous, avant qu'elle ne disparaisse, sur cette plage le jour de sa libération, à deux heures du matin. Et elle va venir. 
 
Une étoile filante essuie le ciel de sa traînée de lumière. Une rafale de vent du large fait voler l'eau salée. Il sent, dans ses yeux, tomber des poussières d'espoir.
 
Un bruit troue le silence. Juste un caillou qui roule. Cela a suffi à se faire dresser l'amoureux. Il se retourne. Elle est là. Dans sa chemise blanche qui vole. Dans son pantalon en tissu marron délavé. Dans son sourire d'enfant. Ses cheveux blonds giclent autour de son visage en feux d'artifice. Ses joues sont mouillées. Ses mains tremblent. Et son regard... Son regard réunit toutes les époques. Tous les souvenirs, toutes les folies, tout l'amour. Il ne dit rien. Il ne respire plus. Il marche vers elle. Elle entrouvre la bouche. Leurs souffles se mélangent. Il se frôlent.
 
La nuit les cache aux yeux de monde. 
 
Ils s'embrassent. Ils se baignent, nus comme leurs cœurs. Ils se regardent. Ils ne parlent que pour retrouver la voix de l'autre. Ils vivent, pour la première fois depuis des années. Ils s'aiment de tous leurs yeux. Ils rient aux éclats de tendresse. Elle a quarante-quatre ans. Il en a quarante-sept. Elle est libre. Il vole près d'elle. Elle l'aime. Il ne peut vivre sans elle. 
 
Des papillons de nuit aux allures de cœurs volants se posent sur leurs cheveux.
 
Des montgolfières les peuplent de rêves sans frontières.
 
Des barrages s'effondrent. 
 
Des nuages tombent dans l'océan. 
 
Il la prend dans ses bras; lui murmure:
— C'était comment... là-bas?
— C'était la nuit. Et maintenant, c'est les étoiles... 
 
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