Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Et au fil du temps, je l'ai accepté. Ce fut un long parcours, je l'avoue. Ce fut difficile. Mais j'ai été à un moment de ma vie où il fallait que je choisisse entre être ce que veulent les autres et être moi-même.
Je continue de lui parler pendant encore une minute ou deux, tandis que lui, dans un petit cahier de note, je lui vois foncer les sourcils à chaque fois qu'il écrit. Au bout de quelques secondes, son regard croise le mien puis il me dit : « Et maintenant, comment vous portez vous? » Presque bien, lui répondais-je, et dans son expression, j'ai lu son intrigue. J'ai toujours été douée pour savoir ce que pensent les gens sans qu'ils ne me le disent.
- Pourquoi presque bien ?
- Parce-qu'il y a encore une chose qui reste en suspens.
- Pouvez-vous en parler ?
- Le moment venu, je le ferai.
Et il se remet à noter. Je me demande à quoi va lui servir toutes ces notes ? Franchement, je ne pense pas qu'il en aura besoin.
Je ne cesse d'admirer ce bureau que j'appelle intimement « la cabine blanche ». Tout est bien ordonné. Les livres et figurines sur les étagères, les diplômes et titres honorifiques accrochés au mur, les rideaux qui dansent doucement à la caresse du vent, les rayons du soleil qui pénètrent à travers les vitres tout en posant des poussières de baisers sur le plancher, la magnifique blouse blanche de l'étranger en face de moi, les luminaires au plafond, la sculpture d'un cerveau métallique posé sur un meuble en vitre, le tout, dans un décor peint de blanc. Presque tout de ce bureau est blanc ou beige, je suis l'une des rares exceptions, peau caramel, mariage parfait avec ma robe noire que je porte pour la troisième fois cette année. On dirait que chaque élément de cet espace a été créé pour compléter tous les autres éléments qui s'y trouvent. Ce jeudi est ma dernière des six séances que j'avais avec ce Psy, monsieur Dupuy B. Verger, qui croit probablement me connaitre sur le bout de ses doigts. Je l'ai raconté mon histoire au cours de ces séances de psychothérapie, en fait, j'étais venu le voir car il fallait que je vois quelqu'un et il fallait que ce soit lui. Je me devais de faire la paix avec une partie sombre en moi. Comme je lui disais, je suis différente. Ma conception elle-même l'est de celle de tous les enfants que je connais. Je suis le fruit d'une dérive débordante et d'une injustice monnaie courante à Port-au-Prince, je l'ai appris que très tard dans mon enfance, et c'est cette origine qu'utilisaient les gens pour l'explication de ma bizarrerie. Peut-être que je n'aurais jamais dû le savoir. Quand j'étais gamine, j'avais beaucoup de questions et j'en souffrais de ne pas avoir les réponses, et quand enfin, j'avais les réponses, j'en souffrais encore plus. Je ne pouvais plus vivre avec cette vérité. Ma mère, adolescente, psychotique et jeune dépravée comme l'appelait tristement ma grand-mère, s'adonnait à des plaisirs extrêmes, participait à des activités dites culturelles qui duraient toute la nuit, d'où des jeunes sautaient des heures entier au rythme de la musique assourdissante, fumaient, buvaient, se droguaient ; c'est à une de ces activités qu'elle a été violée par plusieurs personnes. Jamais on ne m'a dit le nombre et je ne l'ai jamais non plus demandé. Je ne voulais pas savoir combien de probabilités de pères évanouis dans la nature que j'avais.
Très tôt, par cette mère adolescente déchirée qui jamais n'a plus été la même, j'ai été rejetée. Quand j'ai appris son histoire alors que je n'avais que 12 ans, j'ai compris pourquoi elle ne m'aimait pas. Elle ne m'a jamais aimé, jusqu'à sa cirrhose qui l'a emporté dans un monde probablement meilleur que ce qu'elle a connu. Je l'imagine là-haut, entourée de nuages, dans une robe blanche, recrachant de grandes bouffées de fumée de sa marijuana, buvant son rhum, sans aucun regret, sans penser à moi. Ma grand-mère Anayiz était, est et restera la seule épaule disponible sur laquelle je peux poser ma tête pour laisser couler mes larmes. Et encore aujourd'hui, à 20 ans, je continue de le faire jusqu'à ce que, il y a quelques mois, en fouillant dans les affaires de ma mère décédée deux ans plus tôt, j'ai découvert son journal. C'est ça la magie de l'écriture. Tu peux disparaitre, tes enfants peuvent disparaitre, ta famille toute entière peut disparaitre, mais ce que tu écris peut rester et demeurer vivant. Elle traverse le temps, elle est libre, elle est cette invention qui nous distingue du monde sauvage, elle nous rend humain. Ainsi, en lisant le journal, cette citation que j'entendais souvent et utilisais parfois prend tout son sens pour moi : « Les paroles s'en vont, les écritures restent ».
Dans ce journal, j'ai découvert plus que des lignes sur des papiers en haillons. J'ai découvert des vérités, ma vérité, des pages entiers consacrés à mon origine. Pour commencer, le nombre de ces personnes qui ont abusé sexuellement de ma mère, un chiffre qui m'est très familier, le jour de ma naissance, 3. Ces violeurs étaient trois. Et ce n'est pas ce qui a été surprenant, je savais qu'ils étaient plusieurs, ce que j'ignorais, c'est que ma mère les connaissait. Elle les connaissait tous et très bien. En plus de citer souvent leurs noms, elle les assignait à leurs initiales respectives ; K.S, R.I, D.V. À force de les lire et relire, je les fredonnais dans ma tête et mon monde était devenu leur monde et mon ombre, leur ombre. En détruisant la vie de ma mère, ils m'ont aussi détruit. Je n'ai jamais été un enfant normal. Rejetée, discriminée, culpabilisée, j'avais tous les complexes possibles et à l'adolescence, c'était devenu pire. K.S, R.I et D.V étaient devenus en quelque sorte ma toute nouvelle motivation. Je ne disais pas tout ça à mon psy, pas encore, je le regardais qui notait mes moindres faits et gestes, je ne répondais plus à ses questions, sa voix résonnait dans ma tête comme un éco, je le regardais tout simplement. Et quand enfin il se tait, l'air pensif et examinateur, je lui souris et lui dit :
- Vous vous souvenez docteur, je vous ai dit tout à l'heure, qu'une chose est encore en suspens et j'en parlerai le moment venu ?
- Oui. Je m'en souviens. Alors, ce moment est venu ?
- Il n'y a pas meilleur moment. Je me souviens bien de vous avoir parlé de ma mère, de ses addictions, de addictions, de toutes ces choses désagréables qui ont impacté sur ma vie. Mais une chose que j'ai dite à vos amis avant qu'ils meurent m'a apaisé.
- Mes amis ?
- Le fameux Kedner Salomon, grand chef cuisinier, meurt d'une intoxication alimentaire. Et l'autre là, Richard Idias, accident de voiture.
- Qu'est-ce que, mais de quoi parlez-vous Mademoiselle Inesse ?
- Inesse Salomon, Inesse Idias, Inesse Verger, le sang de l'un de ces noms coule dans mes veines vous savez ? Et je me fiche de savoir lequel. Une seule chose m'aide, ces deux mots, aucune de vos thérapies m'ont m'apporté cette paix qu'ils me procurent.
Je le regarde qui s'écroule de son fauteuil, les yeux sortant de leur orbite, le corps gisant sur le sol. Le D.V. Ma mère ne connaissait surement pas son deuxième prénom, Brad, sinon elle aurait noté D.B.V. Bref, ce détail n'a pas nui à mes investigations et bon sang ! Il a des habitudes, ce qui en l'apprenant était à mon avantage. Malheureusement pour lui, avoir des habitudes fut fatal. Il n'aurait jamais dû aller prendre son café dans ce resto là ce matin, comme ça, je n'aurais pas pu m'arranger pour verser dans sa tasse ce poison qui ne tue que dans trois heures après l'infusion. Alors qu'il me fixait, l'âme prête à s'envoler de son enveloppe corporelle, pointant sa main droite tremblante vers moi, je l'approche et je lui murmure les deux mots que j'aie murmuré à ses amis : « Adieu papa ».
Je continue de lui parler pendant encore une minute ou deux, tandis que lui, dans un petit cahier de note, je lui vois foncer les sourcils à chaque fois qu'il écrit. Au bout de quelques secondes, son regard croise le mien puis il me dit : « Et maintenant, comment vous portez vous? » Presque bien, lui répondais-je, et dans son expression, j'ai lu son intrigue. J'ai toujours été douée pour savoir ce que pensent les gens sans qu'ils ne me le disent.
- Pourquoi presque bien ?
- Parce-qu'il y a encore une chose qui reste en suspens.
- Pouvez-vous en parler ?
- Le moment venu, je le ferai.
Et il se remet à noter. Je me demande à quoi va lui servir toutes ces notes ? Franchement, je ne pense pas qu'il en aura besoin.
Je ne cesse d'admirer ce bureau que j'appelle intimement « la cabine blanche ». Tout est bien ordonné. Les livres et figurines sur les étagères, les diplômes et titres honorifiques accrochés au mur, les rideaux qui dansent doucement à la caresse du vent, les rayons du soleil qui pénètrent à travers les vitres tout en posant des poussières de baisers sur le plancher, la magnifique blouse blanche de l'étranger en face de moi, les luminaires au plafond, la sculpture d'un cerveau métallique posé sur un meuble en vitre, le tout, dans un décor peint de blanc. Presque tout de ce bureau est blanc ou beige, je suis l'une des rares exceptions, peau caramel, mariage parfait avec ma robe noire que je porte pour la troisième fois cette année. On dirait que chaque élément de cet espace a été créé pour compléter tous les autres éléments qui s'y trouvent. Ce jeudi est ma dernière des six séances que j'avais avec ce Psy, monsieur Dupuy B. Verger, qui croit probablement me connaitre sur le bout de ses doigts. Je l'ai raconté mon histoire au cours de ces séances de psychothérapie, en fait, j'étais venu le voir car il fallait que je vois quelqu'un et il fallait que ce soit lui. Je me devais de faire la paix avec une partie sombre en moi. Comme je lui disais, je suis différente. Ma conception elle-même l'est de celle de tous les enfants que je connais. Je suis le fruit d'une dérive débordante et d'une injustice monnaie courante à Port-au-Prince, je l'ai appris que très tard dans mon enfance, et c'est cette origine qu'utilisaient les gens pour l'explication de ma bizarrerie. Peut-être que je n'aurais jamais dû le savoir. Quand j'étais gamine, j'avais beaucoup de questions et j'en souffrais de ne pas avoir les réponses, et quand enfin, j'avais les réponses, j'en souffrais encore plus. Je ne pouvais plus vivre avec cette vérité. Ma mère, adolescente, psychotique et jeune dépravée comme l'appelait tristement ma grand-mère, s'adonnait à des plaisirs extrêmes, participait à des activités dites culturelles qui duraient toute la nuit, d'où des jeunes sautaient des heures entier au rythme de la musique assourdissante, fumaient, buvaient, se droguaient ; c'est à une de ces activités qu'elle a été violée par plusieurs personnes. Jamais on ne m'a dit le nombre et je ne l'ai jamais non plus demandé. Je ne voulais pas savoir combien de probabilités de pères évanouis dans la nature que j'avais.
Très tôt, par cette mère adolescente déchirée qui jamais n'a plus été la même, j'ai été rejetée. Quand j'ai appris son histoire alors que je n'avais que 12 ans, j'ai compris pourquoi elle ne m'aimait pas. Elle ne m'a jamais aimé, jusqu'à sa cirrhose qui l'a emporté dans un monde probablement meilleur que ce qu'elle a connu. Je l'imagine là-haut, entourée de nuages, dans une robe blanche, recrachant de grandes bouffées de fumée de sa marijuana, buvant son rhum, sans aucun regret, sans penser à moi. Ma grand-mère Anayiz était, est et restera la seule épaule disponible sur laquelle je peux poser ma tête pour laisser couler mes larmes. Et encore aujourd'hui, à 20 ans, je continue de le faire jusqu'à ce que, il y a quelques mois, en fouillant dans les affaires de ma mère décédée deux ans plus tôt, j'ai découvert son journal. C'est ça la magie de l'écriture. Tu peux disparaitre, tes enfants peuvent disparaitre, ta famille toute entière peut disparaitre, mais ce que tu écris peut rester et demeurer vivant. Elle traverse le temps, elle est libre, elle est cette invention qui nous distingue du monde sauvage, elle nous rend humain. Ainsi, en lisant le journal, cette citation que j'entendais souvent et utilisais parfois prend tout son sens pour moi : « Les paroles s'en vont, les écritures restent ».
Dans ce journal, j'ai découvert plus que des lignes sur des papiers en haillons. J'ai découvert des vérités, ma vérité, des pages entiers consacrés à mon origine. Pour commencer, le nombre de ces personnes qui ont abusé sexuellement de ma mère, un chiffre qui m'est très familier, le jour de ma naissance, 3. Ces violeurs étaient trois. Et ce n'est pas ce qui a été surprenant, je savais qu'ils étaient plusieurs, ce que j'ignorais, c'est que ma mère les connaissait. Elle les connaissait tous et très bien. En plus de citer souvent leurs noms, elle les assignait à leurs initiales respectives ; K.S, R.I, D.V. À force de les lire et relire, je les fredonnais dans ma tête et mon monde était devenu leur monde et mon ombre, leur ombre. En détruisant la vie de ma mère, ils m'ont aussi détruit. Je n'ai jamais été un enfant normal. Rejetée, discriminée, culpabilisée, j'avais tous les complexes possibles et à l'adolescence, c'était devenu pire. K.S, R.I et D.V étaient devenus en quelque sorte ma toute nouvelle motivation. Je ne disais pas tout ça à mon psy, pas encore, je le regardais qui notait mes moindres faits et gestes, je ne répondais plus à ses questions, sa voix résonnait dans ma tête comme un éco, je le regardais tout simplement. Et quand enfin il se tait, l'air pensif et examinateur, je lui souris et lui dit :
- Vous vous souvenez docteur, je vous ai dit tout à l'heure, qu'une chose est encore en suspens et j'en parlerai le moment venu ?
- Oui. Je m'en souviens. Alors, ce moment est venu ?
- Il n'y a pas meilleur moment. Je me souviens bien de vous avoir parlé de ma mère, de ses addictions, de addictions, de toutes ces choses désagréables qui ont impacté sur ma vie. Mais une chose que j'ai dite à vos amis avant qu'ils meurent m'a apaisé.
- Mes amis ?
- Le fameux Kedner Salomon, grand chef cuisinier, meurt d'une intoxication alimentaire. Et l'autre là, Richard Idias, accident de voiture.
- Qu'est-ce que, mais de quoi parlez-vous Mademoiselle Inesse ?
- Inesse Salomon, Inesse Idias, Inesse Verger, le sang de l'un de ces noms coule dans mes veines vous savez ? Et je me fiche de savoir lequel. Une seule chose m'aide, ces deux mots, aucune de vos thérapies m'ont m'apporté cette paix qu'ils me procurent.
Je le regarde qui s'écroule de son fauteuil, les yeux sortant de leur orbite, le corps gisant sur le sol. Le D.V. Ma mère ne connaissait surement pas son deuxième prénom, Brad, sinon elle aurait noté D.B.V. Bref, ce détail n'a pas nui à mes investigations et bon sang ! Il a des habitudes, ce qui en l'apprenant était à mon avantage. Malheureusement pour lui, avoir des habitudes fut fatal. Il n'aurait jamais dû aller prendre son café dans ce resto là ce matin, comme ça, je n'aurais pas pu m'arranger pour verser dans sa tasse ce poison qui ne tue que dans trois heures après l'infusion. Alors qu'il me fixait, l'âme prête à s'envoler de son enveloppe corporelle, pointant sa main droite tremblante vers moi, je l'approche et je lui murmure les deux mots que j'aie murmuré à ses amis : « Adieu papa ».