De l’autre côté

« Moi, je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre ». Martienne, me surnommait-elle, dans l'espoir de trouver une réponse qui colle bien à ma déchirante nature : mon anormalité.
De l'autre côté, où je me trouve désormais, je la regarde terminer, son visage inondé de larmes, cette lettre que j'ai moi-même posée sur la table de chevet, juxtaposant mon lit.
« [...] quand tu liras ces lignes, j'espère croiser ton regard pour une dernière fois. Il a toujours été attendri et bienveillant. Inquisiteur, aussi. Ce sera l'un des rares meilleurs souvenirs de ce monde qui n'a jamais été le mien. Qui n'a jamais été clément à mon égard. A notre égard, Laura et moi. Si jeunes qu'on ait été, la vie nous a contraintes à faire des choix difficiles que tu découvriras sur chaque pan de ces murs. Tu trouveras donc toutes les explications que tu as longtemps et vainement cherchées. Je suis désolée. Je ne peux tout te dire que maintenant.
Ta Martienne ».
A peine a-t-elle eu le temps de terminer la dernière phrase de ma lettre qu'elle s'obstine à secouer mon corps inerte trouvé dans la petite pièce du rez-de-chaussée que j'avais fini par troquer contre ma vraie chambre. Dans ce nouveau lieu où j'avais appris à esquiver tous les bruits du monde duquel venait s'immiscer, au fur et à mesure, suivant la cadence des nuits qui viennent et passent, les cris désespérés de Laura, ma sœur jumelle. A chaque fois qu'il avait eu à pénétrer dans sa chambre, ces soirs où maman, contre son gré, était de garde à l'hôpital. Il se pointait toujours pile-poil à l'heure. Certaines fois, suivant son humeur insaisissable, il y ramenait même de la compagnie. 22 heures. L'horloge avait encore une fois sonné. L'heure exacte de l'interminable agonie de ma sœur. L'heure exacte de ma grande impuissance.
La première fois, la première nuit, comme tous les autres qui ont suivi d'ailleurs, après s'être finalement rassasié de sa proie, après s'être introduit dans sa chambre, sa chair et si brutalement aux tréfonds de son innocence, il repartait toujours à l'aube, juste comme ça, sans éprouver aucun regret. Avant que maman ne revienne. « A demain », lui disait-il, en claquant la porte. Depuis, pendant trois ans, sous mon nez, cette scène nauséabonde s'est jouée, jour après jour. Aujourd'hui encore rien n'a changé. Elle continue à tourner en boucle dans ma tête, au même rythme que ces sursauts de joie que ne pouvait contenir Laura, la première nuit où elle aurait dû douter de la bienveillance de notre père. Aujourd'hui encore, rien n'a changé. Même après cette tragique overdose. Même après la mort subite de ma sœur qui était devenue, au fil des ans, addictée à la drogue. Son unique moyen d'échappement. Son unique porte de sortie avant de côtoyer, un 8 mars épris d'un ciel gris, une mort aussi libératrice que non voulue. C'était le jour de notre 18e anniversaire.
En réalité, Laura était déjà morte bien avant ce 8 mars. Depuis la première fois où il allait lui sonner le glas, elle ne se vivait plus que comme une masse de chair dénouée de toutes ces choses qui rendent humaine. Sa force avait lâché. Elle n'avait plus le courage de se battre ni de solliciter sa pitié. Mon gentil petit papa avait tué sa fille, après lui avoir volé successivement sa jeunesse et sa joie de vivre.
Ce premier soir en avait ramené un autre. Puis, un autre. Et ainsi de suite. Des jours. Des semaines. Des mois. Trois ans se sont alors succédé. Depuis mon refuge du rez-de-chaussée, je vivais tout sans pouvoir lui prêter main forte. Parfois, je me glissais en douce dans mon ancienne chambre. Je posais ma main droite contre le mur et je lui chantais tout bas des berceuses. Je doutais fort qu'elle arrivait à m'entendre ou que mes chansons pouvaient en réalité y changer quelque chose. Mais, je le faisais quand même. C'était ma façon à moi de demeurer à ses côtés. Le lendemain matin, elle cachait son cauchemar sous des couches de fond de teint, de poudre et du mascara pour donner du volume à ses yeux qui pleuraient tant la nuit. Elle cachait son âme meurtrie sous un sourire camouflant sa peine au monde et à maman. Moi, je n'osais pas lever les yeux vers elle. La culpabilité me rongeait. A petit feu.
Laura était la plus belle de nous deux. La plus élégante également. A l'école, c'était une vraie star. Moi, Laurie, j'étais pratiquement son opposée. J'étais d'une timidité maladive. Introvertie. Je ne portais pas d'attention à mon apparence, ni à mon look. Je m'en foutais pas mal, de toute façon. Ce qui horripilait souvent ma mère et me faisait rire de l'intérieur. Elle était, de fait, celle qu'on admirait. Moi, celle qui faisait chier son entourage. Celle qui, au fait, ne s'est jamais sentie chez elle. Et ce n'était pas les viols consécutifs de mon père sur ma sœur depuis ses 15 ans, qui allaient me pousser au fil du temps, à m'ouvrir à ce monde qui, à présent, m'effrayait encore plus qu'avant. Ce n'était pas non plus son acte impensable qui assouvirait mon désir constant de me tourner vers ailleurs. Un ailleurs à moi.
Il est venu ce moment où Laura ne pouvait plus cacher sa peine. Quand ça putréfie autant de l'intérieur, le maquillage ne sert désormais pratiquement plus à grand-chose. C'est toujours difficile de maquiller une âme brisée. Qui pis est, par son propre sang. Elle se refermait sur elle-même. Fuyait les regards. Ne se souciant plus de son apparence, elle ne portait que des jeans élimés, non ajustés à sa taille ; des maillots avec des emblèmes publicitaires et une paire de baskets qui, jadis étaient blancs. Il fallait cacher ce corps souillé. Camoufler sa honte à tout prix.
Ma sœur a payé ces trois maudites années de son innocence. De ses rêves de devenir Disc-Jockey et de faire danser le monde avec sa musique. Deux ans après son départ, je porte le poids incommensurable de sa mort sur ma conscience. Son sang sur mes mains. Mon cachot au rez-de-chaussée représentait donc l'endroit le mieux approprié pour payer ma dette envers elle. Purger ma peine et retrouver ma sœur, au moment opportun. Dans l'espoir qu'elle arrivera un de ces jours à me pardonner ma lâcheté et mon silence. Ce silence qui me pèse encore aujourd'hui. Je n'ai toujours rien révélé à maman, qui n'arrive toujours pas à cerner les changements brutaux de sa fille.
La petite pièce du rez-de-chaussée était donc ma cellule de prison. A l'intérieur de ces 10 m2, j'y dépensais mes journées tout comme mes nuits. Je n'y sortais presque plus que pour me réapprovisionner en alcool et retrouver mon dealer. Dans les conditions normales, la timide en moi danserait de joie pour s'être enfin totalement coupée du monde. Entourée de mes dessins jetés sur tous les murs, mes cauchemars et mes démons, j'attendais patiemment le moment ultime. Chaque jour qui passe m'approchait davantage vers mon but. Pour une fois de ma vie, je serai enfin courageuse.
Ce mardi après-midi, c'était l'unique fois où ma mère osait pénétrer dans ma petite chambre. Le bouquet de tournesol qu'elle avait lâché brusquement par terre indique qu'elle partait pour le cimetière se recueillir sur la tombe de Laura. Ma sœur a toujours adoré ces fleurs. « Je suis moi-même une fleur soleil », disait-elle. Affolée, maman secouait encore plus mon corps sans vie, étendu sur le lit. Bouche à bouche, massage cardiaque... trop tard. J'étais déjà passée de l'autre côté. Je me suis entaillée les veines du poignet. A ce stade, je m'étais entièrement vidée de tout mon sang. Les yeux perdus dans le vide, elle a passé toute la nuit près de mon cadavre qui commençait de plus en plus à se refroidir, avant de trouver ma lettre le lendemain matin. Je m'étais jurée de partir rejoindre ma jumelle, un 8 mars. C'était le jour de notre 20e anniversaire.