Crise tardive

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Elle aimerait que je fasse comme les autres : être un robot. Être un rouage de cette société huilé pour nous asservir. Me cantonner au métro, boulot, dodo.
Les gens normaux font tout comme tout le monde ! Leurs désirs sont des imitations de ceux des autres. Un jour, on se réveillera dans un monde dégoûtant de pollution, tous fringué en costard noir. Dans ce monde de pingouin, il y aura du noir partout dans nos vies et surtout dans nos cœurs. Moi je veux de la couleur et du frisson !
– Je m'en fous Maman ! lui répété-je ! Tu veux que je fasse quoi ? Reprendre mes études ? Trouver un job ! Être un esclave ?
– Tu vois tout en noir. T'as des capacités... et tu les gâches pour quoi ? Ton écriture ? Tu n'as rien produit !
– Ça prend du temps... Tu crois qu'on peut s'improviser écrivain comme ça ! Que la muse va arriver et BOOM, je ponds un best-seller ? C'est naïf ! L'écriture, c'est un vrai travail !
– Je ne dis pas le contraire... mais il faut gagner sa vie. Tu ferais quoi si je n'étais pas là ?
– Je n'y pense pas, c'est morbide.
– Grandis un peu ! T'as 25 ans. Pense à long terme ! Tu pourras écrire à côté d'un travail !
– Je veux vivre mon rêve... Tu ne veux pas comprendre qu'écrire c'est la seule chose qui m'anime ! Je suis différent...
– C'est toi qui ne veux pas comprendre ! T'as toujours raison de toute façon...

Je m'assois à mon bureau. Mon clavier d'ordinateur est encombré par mes prises de notes... C'est la pagaille. Mon lit défait est devenu une extension de mon bureau et j'y pose mes carnets et mes classeurs...
Je lâche un souffle exaspéré. L'une des feuilles s'envole et glisse sous mon lit. Je me précipite, me prends les pieds dans un jean au sol, tombe, mais me rattrape grâce au sommier. Je m'abaisse, tends le bras et inspire de la poussière. Je tousse. Mes respirations m'envoient des particules dans les yeux. Du bout des doigts, je récupère la feuille, tout en me disant qu'il faudrait passer un coup de balai, ça fait longtemps...
Créer, c'est la solution que j'ai trouvée pour sortir du quotidien ennuyeux. Créer, c'est s'oublier, se perdre dans l'infini des ailleurs. J'aime être transporté par le flux de l'inspiration, me sentir disparaître dans une distorsion positive du temps. Et pour ça, j'ai besoin de mettre le réel à distance. Je sors qu'en cas de nécessité. L'exception c'est quand ma mère me demande de faire les corvées ou que je vais me promener. Même si pour ça aussi ça fait longtemps.
J'ai beau observer le monde en quête de lumière, je n'y trouve que de la souffrance et l'effort hypocrite de chacun à persévérer dans l'aveuglement. Ça m'écœure.
Après ces réflexions, je me couche et m'endors d'un sommeil étrange, la fatigue de l'esprit, mais pas du corps.
***
Il est 10h. Je me réveille et descends pour petit-déjeuner. Ma mère est là.
– Barry, il faut qu'on parle. J'en peux plus de tes sautes d'humeur, de ton attitude, de ton écriture. J'ai décidé qu'il était préférable que tu partes d'ici.
– Tu me mets dehors ! Moi, ton fils !
– Oui, mais je vais te laisser le temps de t'organiser bien sûr. J'ai discuté avec les responsables de la supérette, il cherche quelqu'un et puis avec la mairie je pourrais te trouver un logement social... j'ai besoin de souffler.
– Tu me jettes ! Je suis tellement un problème dont tu ne veux pas t'occuper que tu préfères me dégager ?
– Tu dois construire ta vie ! Alors oui, je suis peut-être méchante, la pire mère du monde, mais la vérité c'est que t'es encore un ado... et ta crise c'est l'écriture... tu dois passer à autre chose.
– Je te dis que ça prend du temps !
– Ça fait des années Barry ! Tu n'as rien écrit du tout ! C'est un caprice !
– Tu crois que c'est simple ! Hein, je dois rattraper une vie entière de culture littéraire ! C'est ta faute si j'en suis là ! T'as toujours fait passer ta vie et ton travail avant moi, toujours. J'ai dû me débrouiller seul, m'acharner seul... T'as raison Suzanne ! On n'a rien à faire ensemble ! Je vais partir et si je rate ma vie ce sera de ta faute !
***
J'arrive pour l'entretien. Suzanne m'a conseillé de mettre une chemise. Je n'aime pas ça, ça me sert au col et, rasé de près, je ressemble à un petit garçon. Le rat du stress ronge mes viscères.
– Bonjour, M. Barry Cops, asseyez-vous.
– Bonjour...
– Alors, on est à la recherche de quelqu'un pour tenir la caisse et faire de la mise en rayon. Le contrat c'est un 35h payé au SMIC. Parlez-nous de vous ?
– Eh bien, j'ai fait un Bac L et après des études de lettres, mais j'ai arrêté pour me concentrer sur l'écriture.
– Vous écrivez ?
– Oui, je prépare un roman !
– Pourquoi voulez-vous travailler maintenant ?
– La vie m'a fait comprendre que me consacrer exclusivement à l'écriture, à mon niveau social c'était impossible. Il me faut un travail !
– Vous êtes réellement motivé ?
– Oui, oui, bien sûr, l'un de mes credo c'est « nécessité fait loi », donc oui.
– D'accord... Dites-moi, selon vous quelle est votre plus grande qualité et défaut ?
– Je dirais que je suis consciencieux et donc travailleur, j'aime faire bien les choses... et par effet de conséquence, j'ai tendance à vouloir trop bien faire, à être perfectionniste...
***
Dans une supérette de village, il y a que des temps morts. Tu t'ennuies et tes pensées te rattrapent. Attends ! Petit gros en approche. Le genre stressé sous anxiolytique ascendant emmerdeur. En plus, il vient pour deux articles : du shampoing et une tablette de chocolat. Qui fait ses courses pour ça ? On parie qu'il va m'agacer ?
– Bonjours...11€25, s'il vous plaît.
– Y'a une réduction sur cet article, dit-il en pointant le shampoing.
– Si c'est le cas, le total aurait changé.
– Je vous dis qu'il y a une réduction !
– Non la caisse ne l'affiche pas !
– Je l'ai vu, il y a une affiche avec marquée « réduction ». La loi vous oblige à vendre le produit au tarif indiqué !
– Oui, mais ce n'est pas ce shampoing ! Celui-ci c'est le rouge et la réduction concerne le violet. Des gamins ont dû s'amuser à mélanger les couleurs.
– La loi vous oblige à vendre le produit au tarif indiqué, crie-t-il en bégayant.
– Et moi je vous dis que non, dis-je en l'imitant pour me foutre de lui
Je crois qu'il va nous faire une syncope ! Il rate un mot sur deux et ses verres de lunettes commencent à briller.
Le patron arrive.
– Qu'est-ce qui se passe, monsieur ?
– La loi vous oblige à me vendre ce produit au tarif indiqué et votre salarié refuse !
– Je lui ai expliqué que ce n'est pas ce produit, mais il n'entend rien.
– Bon monsieur on va vérifier, venez avec moi.
Le gars sort furibond en gueulant qu'il va porter plainte. Il y'en a vraiment qui s'emmerde, entre lui et les vieilles avec leurs coupons de réduction... Je me tape que des cas sociaux...
***
Je vais péter les plombs. Les jours s'écoulent et se ressemblent. Ça devient barbant. La seule chose qui me tient c'est le salaire. ESCLAVAGE !
***
Une femme dans la file d'attente de la caisse parle fort.
– Mon fils est nul en français, j'aimerais lui trouver quelqu'un pour l'aider...
Je l'interromps.
– Bonjour ! Vous cherchez quelqu'un pour votre fils ?
– Oui ! Vous connaissez quelqu'un ?
– Eh bien, j'ai un diplôme en lettre moderne.
– Vous ? Mais...
– Je lis et écrits tous les jours !
– Ah ! vous prendriez combien de l'heure ?
– 25 euros ?
***
Quand j'ai annoncé à ma mère que je quittais mon travail à la supérette, elle a vu rouge. J'ai savouré son ire juste le temps nécessaire avant de lui expliquer que je travaillais comme professeur particulier. Après ça, elle a eu un rire nerveux.
Et concernant mon projet de roman. Au départ, je travaillais le thème de la difficulté de communication entre une mère et son fils, mais j'ai une autre idée : je veux parler de la difficulté de grandir.