Moi, je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extraterrestre. Elle ne s'en doute pas mais... je suis un extraterrestre.
Quand j'avais huit ans, j'ai poursuivi une navette de haute montagne sur une trentaine de kilomètres, lacet après lacet, pente après pente. Je courais derrière le bus en agitant la main pour faire signe au chauffeur. Parfois, je revenais à sa hauteur, mais les passagers et lui ne m'ont pas remarqué. Mon père, totalement essoufflé, m'a retrouvé une heure et demie plus tard, assis en tailleurs sur le bord de la route, arrachant, triturant des brins d'heure. Je lui ai expliqué que je pensais attirer l'attention du chauffeur (un gamin qui court derrière un bus en haute montagne est tout de toute façon censé attirer l'attention d'un adulte, non ?). Je croyais le convaincre d'arrêter sa navette, « mes grands-parents, mon père, ma mère et mon petit frère en bas âge sont dans la vallée, s'il vous plaît monsieur, on va rater Fort Boyard ». C'est écrit dans l'album des vacances, deuxième paragraphe en partant du titre : « 18 juillet 2009 : Thomas court derrière les navettes ». Plus le temps passait, et moins j'avais envie de faire demi-tour. J'étais un taureau ; la navette, un drap rouge.
Ce fait d'armes est le premier d'une longue série, par le biais de laquelle j'ai hérité d'une solide réputation d'instabilité, de bizarrerie dans ma famille. A l'occasion d'une soirée, quand j'étais au lycée, j'ai pédalé sur la bande d'arrêt d'urgence du périphérique (et je n'avais encore rien bu, je me rendais sur le lieu des festivités...). J'ai emprunté le vélo de mon petit frère, sur lequel mon corps décharné de pubère se maintenait tant bien que mal, et volé les clés de ma mère, pour descendre le chercher à la cave. J'aurais pu prendre le métro, ou le bus. Mais il faisait vraiment très beau ce jour-là, je culpabilisais de ne pas faire assez de sport, et comme ma mère ne voulait plus me prêter sa carte bleue parce que j'avais mal raccroché un Vélib'...
Si je vous dis tout ça, ce n'est pas pour vous faire fuir. Je sais bien que l'identification du lecteur au personnage principal est un enjeu majeur de la nouvelle. Seulement, si je ne le fais pas, comment les autres extraterrestres vont-ils faire pour me trouver ?
Je les ai cherchés partout. Il y a quelques mois, un ami de ma mère - il est psychologue, son fils est « surdoué » - m'a parlé de MENSA, une organisation internationale qui sélectionne ses membres sur la base d'un test de QI : minimum 130. Au début, j'étais un peu perplexe. L'intelligence peut-elle vraiment se mesurer ? Est-ce que ça fait mal comme un test PCR ?
En fait, non. C'est tout à fait indolore. On vous demande d'abord de faire joujou avec des cubes (pour mesurer l'intelligence logico-mathématique), puis de jouer avec les mots (compréhension verbale), jongler avec les chiffres (mémoire et vitesse de performance), il y a aussi des images à commenter... Bref, j'ai été admis.
Je me suis résolu à rencontrer d'autres surdoués, histoire de voir s'il n'y avait pas un ou deux extraterrestres. En cherchant sur le net, j'ai repéré un groupe de « zèbres » - c'est comme ça que s'appellent les surdoués entre eux - qui se réunissent le dimanche soir à 20h au « Chat fou et assoiffé ». J'avoue, le nom m'a bien plus.
J'ai un peu hésité sur la tenue, il paraît que les surdoués sont assez excentriques, mais je ne voulais pas aller contre mon naturel, donc je l'ai joué comme Marck Zuckerberg. Sweat-shirt à capuche, jean clair, baskets montantes. Dans le métro, je lisais « Le drame de l'enfant doué » d'Alice Miller pour me mettre dans l'ambiance. Je suis arrivé un peu avant 21 heures, j'ai poirauté quelques minutes, et puis je me suis décidé à entrer. On m'a dit de demander les « zèbres » au bar.
« Bonsoir. »
« Bonsoir. »
« Je viens voir les extraterrestres. »
Le serveur a eu l'un un peu gêné. Il s'est arrêté de remplir sa pression.
« Les extraterrestres, tu dis ? »
« Euh... les zèbres. Pardon. »
Lapsus révélateur.
« Ah oui, les zèbres. Là-bas, derrière les écrans géants... »
La démarche figée, j'ai réussi à croasser un « salut » aux personnes qui étaient déjà présentes et je me suis tapi sur la banquette. J'ai commandé à boire, au début des softs, ensuite des bières. Je me souviens que j'avais une trouille bleue de dire une bêtise. Comment ne pas ennuyer quelqu'un qui a le QI d'Einstein ? Heureusement, les zèbres m'ont tout de suite mis à l'aise. On a discuté de sites de rencontre, de politique, de gaming, de notre parcours professionnel... Comme les gens « normaux », en fait. J'ai senti que j'avais un bon feeling avec une des nanas, mais il ne s'est rien passé. A un moment donné, nous sommes descendus au fumoir. On a aussi joué à « Code Names », un jeu de mots et d'associations d'idées. Je suis rentré chez moi un peu déçu : je n'avais pas trouvé les extraterrestres. Ou alors ils n'étaient pas libres ce soir-là.
Le dimanche d'après, j'y suis quand même retourné, par curiosité. Mais ça n'a rien donné non plus.
En désespoir de cause, j'ai créé mon profil sur Tinder.
« Extraterrestre dépressif recherche de la compagnie. Si (et seulement si) toi aussi, tu es persuadé d'avoir été échangé à la naissance avec un vrai humain par tes parents qui sont sans doute des scientifiques sur une autre planète ou qui projettent tout simplement une demande de rançon intergalactique, viens faire connaissance. Tu aimes les films de Tarantino et la glace Häagen-Dazs ? »
Là encore, ça n'a pas fonctionné. Quelques filles et un garçon m'ont « matché », mais, en ayant échangé un peu avec eux, je peux vous dire que ça se voyait que ça n'était pas des extraterrestres. Si vous voulez mon avis, ils ont cru que c'était une blague. Une description originale pour se démarquer de la concurrence.
Alors, puisque j'en suis réduit à cette extrémité, cher lecteur, si toi aussi tu cours derrière des navettes, n'hésite pas à m'envoyer un message. A deux, on aura quand même l'air beaucoup moins cons...
Quand j'avais huit ans, j'ai poursuivi une navette de haute montagne sur une trentaine de kilomètres, lacet après lacet, pente après pente. Je courais derrière le bus en agitant la main pour faire signe au chauffeur. Parfois, je revenais à sa hauteur, mais les passagers et lui ne m'ont pas remarqué. Mon père, totalement essoufflé, m'a retrouvé une heure et demie plus tard, assis en tailleurs sur le bord de la route, arrachant, triturant des brins d'heure. Je lui ai expliqué que je pensais attirer l'attention du chauffeur (un gamin qui court derrière un bus en haute montagne est tout de toute façon censé attirer l'attention d'un adulte, non ?). Je croyais le convaincre d'arrêter sa navette, « mes grands-parents, mon père, ma mère et mon petit frère en bas âge sont dans la vallée, s'il vous plaît monsieur, on va rater Fort Boyard ». C'est écrit dans l'album des vacances, deuxième paragraphe en partant du titre : « 18 juillet 2009 : Thomas court derrière les navettes ». Plus le temps passait, et moins j'avais envie de faire demi-tour. J'étais un taureau ; la navette, un drap rouge.
Ce fait d'armes est le premier d'une longue série, par le biais de laquelle j'ai hérité d'une solide réputation d'instabilité, de bizarrerie dans ma famille. A l'occasion d'une soirée, quand j'étais au lycée, j'ai pédalé sur la bande d'arrêt d'urgence du périphérique (et je n'avais encore rien bu, je me rendais sur le lieu des festivités...). J'ai emprunté le vélo de mon petit frère, sur lequel mon corps décharné de pubère se maintenait tant bien que mal, et volé les clés de ma mère, pour descendre le chercher à la cave. J'aurais pu prendre le métro, ou le bus. Mais il faisait vraiment très beau ce jour-là, je culpabilisais de ne pas faire assez de sport, et comme ma mère ne voulait plus me prêter sa carte bleue parce que j'avais mal raccroché un Vélib'...
Si je vous dis tout ça, ce n'est pas pour vous faire fuir. Je sais bien que l'identification du lecteur au personnage principal est un enjeu majeur de la nouvelle. Seulement, si je ne le fais pas, comment les autres extraterrestres vont-ils faire pour me trouver ?
Je les ai cherchés partout. Il y a quelques mois, un ami de ma mère - il est psychologue, son fils est « surdoué » - m'a parlé de MENSA, une organisation internationale qui sélectionne ses membres sur la base d'un test de QI : minimum 130. Au début, j'étais un peu perplexe. L'intelligence peut-elle vraiment se mesurer ? Est-ce que ça fait mal comme un test PCR ?
En fait, non. C'est tout à fait indolore. On vous demande d'abord de faire joujou avec des cubes (pour mesurer l'intelligence logico-mathématique), puis de jouer avec les mots (compréhension verbale), jongler avec les chiffres (mémoire et vitesse de performance), il y a aussi des images à commenter... Bref, j'ai été admis.
Je me suis résolu à rencontrer d'autres surdoués, histoire de voir s'il n'y avait pas un ou deux extraterrestres. En cherchant sur le net, j'ai repéré un groupe de « zèbres » - c'est comme ça que s'appellent les surdoués entre eux - qui se réunissent le dimanche soir à 20h au « Chat fou et assoiffé ». J'avoue, le nom m'a bien plus.
J'ai un peu hésité sur la tenue, il paraît que les surdoués sont assez excentriques, mais je ne voulais pas aller contre mon naturel, donc je l'ai joué comme Marck Zuckerberg. Sweat-shirt à capuche, jean clair, baskets montantes. Dans le métro, je lisais « Le drame de l'enfant doué » d'Alice Miller pour me mettre dans l'ambiance. Je suis arrivé un peu avant 21 heures, j'ai poirauté quelques minutes, et puis je me suis décidé à entrer. On m'a dit de demander les « zèbres » au bar.
« Bonsoir. »
« Bonsoir. »
« Je viens voir les extraterrestres. »
Le serveur a eu l'un un peu gêné. Il s'est arrêté de remplir sa pression.
« Les extraterrestres, tu dis ? »
« Euh... les zèbres. Pardon. »
Lapsus révélateur.
« Ah oui, les zèbres. Là-bas, derrière les écrans géants... »
La démarche figée, j'ai réussi à croasser un « salut » aux personnes qui étaient déjà présentes et je me suis tapi sur la banquette. J'ai commandé à boire, au début des softs, ensuite des bières. Je me souviens que j'avais une trouille bleue de dire une bêtise. Comment ne pas ennuyer quelqu'un qui a le QI d'Einstein ? Heureusement, les zèbres m'ont tout de suite mis à l'aise. On a discuté de sites de rencontre, de politique, de gaming, de notre parcours professionnel... Comme les gens « normaux », en fait. J'ai senti que j'avais un bon feeling avec une des nanas, mais il ne s'est rien passé. A un moment donné, nous sommes descendus au fumoir. On a aussi joué à « Code Names », un jeu de mots et d'associations d'idées. Je suis rentré chez moi un peu déçu : je n'avais pas trouvé les extraterrestres. Ou alors ils n'étaient pas libres ce soir-là.
Le dimanche d'après, j'y suis quand même retourné, par curiosité. Mais ça n'a rien donné non plus.
En désespoir de cause, j'ai créé mon profil sur Tinder.
« Extraterrestre dépressif recherche de la compagnie. Si (et seulement si) toi aussi, tu es persuadé d'avoir été échangé à la naissance avec un vrai humain par tes parents qui sont sans doute des scientifiques sur une autre planète ou qui projettent tout simplement une demande de rançon intergalactique, viens faire connaissance. Tu aimes les films de Tarantino et la glace Häagen-Dazs ? »
Là encore, ça n'a pas fonctionné. Quelques filles et un garçon m'ont « matché », mais, en ayant échangé un peu avec eux, je peux vous dire que ça se voyait que ça n'était pas des extraterrestres. Si vous voulez mon avis, ils ont cru que c'était une blague. Une description originale pour se démarquer de la concurrence.
Alors, puisque j'en suis réduit à cette extrémité, cher lecteur, si toi aussi tu cours derrière des navettes, n'hésite pas à m'envoyer un message. A deux, on aura quand même l'air beaucoup moins cons...