Chun ou le Grand Retour

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Techniquement, j'en suis un. Le premier être humain né dans l'espace. Mes copains au collège ont tous vu le jour sur Terre et n'avaient que quelques mois lors de la fuite. Enfin, du Grand Voyage, comme on nous apprend à dire à l'école. Quelques jours après le décollage, ma mère a accouché et m'a appelé Chūntiān. Ça signifie « Printemps » en mandarin. J'aimerai bien que mes copains à l'école m'appellent Chun, comme ma mère. Comme beaucoup de mamans chinoises, j'appelle la mienne simplement Ma.

« Eh E.T., tu téléphones maison ? » C'est le genre de blague que j'entends toute la journée. E.T. c'est un personnage d'un vieux film américain. L'Amérique ça n'existe plus, je l'ai appris à l'école. Le pays de ma famille, la Chine, non plus.

C'est con, ça avait l'air joli sur les photos qui décorent la petite cabine où je vis seul avec Ma. Merde, je dois pas jurer, sinon elle va me punir. La pire des punitions c'est la vaisselle. C'est super long, parce qu'on doit faire attention à ne pas gâcher l'eau. Dans Tian, notre vaisseau (son vrai nom c'est Tianwen-X), l'eau et l'oxygène sont devenus des trésors. J'espère que ce sera différent quand on reviendra sur Terre. Mais je serai déjà vieux, mes profs disent qu'on n'y retournera pas avant des dizaines d'années.

C'est pas facile d'être une star. Depuis que nous, le reste de l'humanité, avons quitté en catastrophe la Terre, des dizaines d'autres bébés sont nés dans l'espace. Mais je suis le premier, et tout le monde dans Tian me connaît. Il y a même un type un peu bizarre qui a toqué un jour à la porte de notre cabine. Il voulait utiliser ma tête pour la mettre sur des paquets de chips. Comme Ronaldo en Chine. Ça aurait été cool, je l'aime bien Ronaldo, j'ai vu des vieilles vidéos de lui. Dommage, il est mort, il n'a pas réussi à atteindre Tian. Ma a dit non. Peut-être qu'elle essaye de me protéger. Ou alors elle est jalouse de ma célébrité.

Je regarde mon emploi du temps sur la montre connectée qu'on porte tous au poignet droit. Ce matin j'ai « Histoire de la Terre ». Le prof est vieux et parfois il pleure pendant le cours. Il dit que ça lui rappelle trop de souvenirs. Heureusement, cet après-midi j'ai physique et j'adore ça. On se balade dans Tian et la prof nous explique comment fonctionne les différents appareils pour pas qu'on meurt instantanément dans le vide spatial. On recycle tout : les déchets, l'oxygène, l'eau. Je préfère ne pas y penser, ça me rappelle trop la vaisselle.

Ce midi je retrouve mon meilleur ami, Sun. C'est un prénom traditionnel chinois mais les adultes des autres pays trouvent ça bizarre parce que ça veut dire « soleil » en anglais. Ils croient qu'en Chine on se donnait des prénoms d'étoiles. Je les aime pas trop les adultes, ils comprennent rien et passent leur temps à parler du « monde d'avant ».

Je m'installe à côté de Sun sur un banc couleur gris sale. Comme le plafond, comme les murs, comme la table, comme toute la cantine, comme tout le vaisseau. Même la bouillie de céréales qu'on mange midi et soir ressemble à du vieux ciment. Sur les murs de notre cabine, les photos de la Terre sont bien plus colorées.

Comme chaque midi, on détaille notre plan pour devenir commandants du vaisseau. J'enlève mon masque en tissu, gris lui aussi. Pas question de déclencher une épidémie dans le vaisseau, alors on porte en permanence un. Une fois, je me suis même endormi avec. Toutes les heures, on se lave les mains avec une sorte de poudre. La même que l'on utilise pour la lessive et la vaisselle. Ah non, pas ça.

Pour ne pas y penser, je saisis ma cuillère métallique et porte une première bouchée de bouillie à mes lèvres. Sun m'imite, on commence à manger en silence.

« Toi t'es musclé et les gens t'aiment bien, tu feras des supers discours. Moi je suis timide mais intelligent, je serai ton éminence grise », je finis par glisser à Sun. J'ai appris cette expression hier et je suis content de la replacer, ça fait mystérieux et intelligent. Je ne suis pas sûr d'avoir tout compris, mais je trouve ça drôle d'avoir un titre aussi gris que le monde confiné de notre fusée.

« Faut déjà qu'on se débarrasse du Boss, et ça on ne sait pas encore comment », me calme Sun. Celui qu'on appelle le Boss est un vieux général, américain je crois. On est une grande majorité de Chinois à bord du vaisseau, mais la plupart des gens importants ne le sont pas. On est mis à l'écart dans Tian, même si Ma essaye de me le cacher. J'ai bien compris qu'on nous tient pour responsable du cataclysme qui a dévasté la Terre et conduit au Grand Voyage.

Je ne sais pas quel âge il a, le Boss, mais le temps qu'on termine nos études et qu'on rejoigne les Forces de sécurité, il sera sûrement mort. Avec Sun ça fait longtemps qu'on veut devenir soldats. Pour nous c'est soit ça, soit devenir ouvrier comme Ma. Hors de question. Et puis si on a des armes, ca sera plus facile de prendre le pouvoir. C'est la seule chose que j'ai retenu des cours d'Histoire de la Terre : un coup d'Etat, ça se prépare.

***

Ça fait dix ou onze ans que j'ai terminé le collège. J'ai arrêté de compter. A l'usine de Produits essentiels – savons, t-shirts et autres trucs grisâtres – j'ai pas le temps de réfléchir. Si je rêvasse trop, je peux être viré, et sans emploi on dure pas longtemps dans Tian. On se retrouve « à la rue », même s'il n'y a pas de rue. Une fois j'ai vu les Forces de sécurité emmener une femme qui avait dormi devant la porte de notre cabine. Jamais su ce qu'elle était devenue.

Parfois, je craque et me plonge dans mes souvenirs. Après le collège, Sun a réussi à intégrer les Forces de sécurité. Quelques mois après son enrôlement, il a disparu. J'ai entendu des histoires sur une préparation de coup d'Etat ratée. Les rumeurs disent que Sun et quelques autres soldats ont été freezés.

C'est la pire des morts. On vous met dans une salle tout au bout de Tian, absolument étanche, et on ouvre une porte blindée qui donne sur l'immensité spatiale. En quelques millisecondes, vous êtes happé dans le vide. Il y fait -270°C. Personne n'est évidemment revenu pour le dire, mais ça doit faire comme si on vous enfonçait en même temps une aiguille dans chaque pore. La douleur doit être abominable. Votre cadavre dérive ensuite pour l'éternité dans la galaxie.

Ce matin, je n'y tiens plus. J'en ai marre de cette humiliation constante à l'usine. Marre d'avoir perdu Sun, assassiné. D'avoir perdu Ma, qui s'est tuée au travail. Marre d'être regardé de haut par le contremaître, par les chefs, d'être traité d'alien ou de « destructeur de la Terre ».

***

« [...] Bienvenu sur Radio Tian, il est 8h30 ! Comme chaque matin, c'est l'heure du décompte. D'après nos bien-aimés scientifiques, il nous reste 27 ans, 6 mois et 2 jours avant le Grand Retour ! »

La radio grésille, le signal se perd quelques instants dans l'immensité spatiale.

« Fait divers maintenant. Chūntiān, un ouvrier chinois connu pour être le premier humain né dans l'espace, a été arrêté par nos Forces de sécurité. Gloire à elles. Selon nos informations, il préparait un attentat contre notre Boss. Le terroriste sera freezé ce soir même, en public. Un événement à suivre en direct sur Radio Tian à partir de 18h ! »