Chronique d'une femme accomplie

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Elle ne concevait pas mon obstination à devenir une femme émancipée, socialement et intellectuellement épanouie. Pour cause, elle n'a jamais cessé de me rappeler les dires des saintes écritures sur ma destinée de femme : « Je veux donc que les jeunes se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles dirigent leur maison, qu'elles ne donnent à l'adversaire aucune occasion de médire... » (I Timothée 5 : 14). Des paroles pour me signifier que ma vie, comme celle de mes sœurs, elle est toute tracée et que je n'ai pas à aller
chercher bien loin – loin de nos réalités, de nos valeurs – des rêves d'émancipation.

Je suis née dans une famille chrétienne, où l'obsession de plaire à Dieu frisait l'absurdité. Mon père, pasteur, entretenait une petite assemblée. « Église de Dieu des saints sacrements ». À Petit Paradis. Zone située au cœur de la commune de Grand-Goâve, à l'Ouest d'Haïti.
Nous n'étions pas nombreux. Ma mère, mes sœurs et moi devions donner l'exemple de sainteté aux filles et aux femmes. Longues robes blanches. Mantilles de même couleur, cachant nos cheveux rêches et courts, imbibés de l'huile maskriti. Et mocassins blancs. Aussi, devions-nous nous abstenir de toutes attitudes maniérées. Pas de produits de défrisage pour cheveux. De maquillages. De faux ongles et de vernis. Pas de bijoux. De tresses et de faux cheveux. Pas de pantalons pour filles et femmes. Pas de somptuosité dans les habits. Car c'est là tout l'apanage de Satan. Et de cela, rien ne saurait plaire à Dieu.
Et dire que moi j'admirais tellement les jeunes filles du quartier dans leur jeans moulant, leurs tresses étendues le long du dos, et leurs bijoux fantaisistes !
À la maison, il fallait encore garder des vêtements contraignants. À n'importe quel moment, on pouvait recevoir la visite d'un frère ou d'une sœur de la congrégation. Ou parce que nous portons en nous la présence du Saint-Esprit. Et notre corps, son temple, doit-être toujours prêt à lui rendre hommage. Tout simplement.
De jour comme de nuit, des musiques glorifiant le Seigneur tournaient en boucle chez nous.
C'était l'heure d'assister à l'ascension du silence tamisant le grand tumulte des journées tourneboulées. Un silence tel une voilure suspendue entre ciel et terre. Et mon père à cet instant, classait les dossiers de ses fidèles. Préparait ses prédications. Ma mère, elle, assurait l'entretien de la maison.
Nous, les enfants, quand nous n'étions pas à l'école, nous nous mettions de la partie. Recevant ainsi notre douche d'éducation familiale dont le but n'était que de nous apprêter à nos responsabilités de futures épouses. Pour ne pas que nous soyons remises à nos parents, après que nous ayons été mariées. À défaut de ne pas pouvoir nous occuper convenablement de nos maris.
L'école n'était alors qu'un lieu de transit. On y allait le temps d'apprendre le strict minimum des notions de lecture et d'écriture, pour pouvoir lire la Bible et signer nos noms sur nos futurs actes de mariage. On n'allait pas pouvoir y rester jusqu'à devenir des cadres intellectuels. Nous sommes des filles. Rien n'obligeait mon père à investir son argent à éduquer des filles à qui l'avenir ne réserve que le mariage et des enfants !
Cette réalité semblait bien convenir à Rachelle et à Léa qui ne s'en étaient jamais plaintes. Elles se pliaient à la pleine volonté de leurs parents. Faisant ménage, vaisselle, cuisine, lessive.Besognes dignes de futures femmes au foyer. Moi j'en étais outrée. Au point de devenir nonchalante. Je faisais les choses à mon rythme ou ne les faisais pas du tout. Me demandant bien ce qui en serait-il advenu si on m'apprenait tout simplement à faire ces choses, juste parce qu'elles s'avéraient être les préliminaires du quotidien humain.

J'ai toujours aimé l'école. Et le fait de n'y avoir été que pour très peu de temps m'incitait à profiter de tout ce que je pouvais y trouver. Les livres, par-dessus tout.
Madame Lucrèce devait seulement guider mes lectures dans mon manuel Langage en fête. Émerveillée par mon intelligence profonde, elle en fit bien plus. Elle éleva mon âme de jeune fille à la littérature. Me faisant lire toutes les collections de Comtesse de Ségur et de Lucy Maud Montgomery. M'abreuvant dans l'onde littéraire de La conteuse et Le Monde merveilleux de Marigold de l'écrivaine Lucy Maud Montgomery, mon cœur s'est affranchi du contingentement social. Et le monde me semblait contenir bien plus qu'une petite église contraignante, aux sempiternelles remontrances au mariage. Mon jeune esprit illuminé s'était donc étendu au-delà des frontières, avide de rêves les plus fous.

Ce soir-là, je n'arrivais pas à m'endormir. Léa et Rachelle s'étaient mariées. Il y a de cela trois ans. Elles ne partageaient plus cette petite chambre sororale. J'étais donc seule avec mes trop-pleins d'idées, cherchant un exutoire. Je m'emparais de la petite radio qui trainait sur la petite table à côté de mon lit. Zappant. Je me suis arrêtée sur la voix d'une femme extraordinaire, lançant un appel interpellatif :
«  Vous portez en vous la domination et la transformation. Votre destinée est grande et unique. Elle transcende les limitations culturelles et sociales. Il est temps de sortir de l'ombre et vous ouvrir à la brillance. Que rien, ni personne ne vous soit une barrière ! Vous pouvez être bien plus qu'une mère. Vos méninges peuvent s'exercer à bien d'autres réalités que celles de l'entretien d'un environnement conjugal. Les livres sont à découvrir. Le savoir, à acquérir. Et l'avenir, à redéfinir ! Toutes les chances sont de vos côtés, même le divin. N'a-t-il pas dit d'acquérir la sagesse, et, au prix de toutes nos acquisitions d'acquérir l'intelligence ? N'a-t-il pas reproché à son peuple de périr par faute de connaissances ?
Pour un nouveau départ, joignez-vous à nous. Centre de transformation psychosociale Pain d'avenir. 28, Port-au-Prince, Haïti, Carrefour, Rue de la Renaissance. Bienvenue à vous, et rendez-vous au sommet. »

Le départ a sonné. Mes parents ne voulaient rien entendre à ce sujet. Ils avaient déjà leur plan. Il fallait que je sois la proie de frère David et que je m'apprête à prendre à ses côtés le contrôle de l'église, suite à leur retraite. Je me suis donc emparée de la raison de mes dix-huit ans et j'ai laissé le toit parental.
Me battre, il le fallait. Et je le fis. J'ai vu la misère au teint d'ébène, peindre sa fureur sur les sentiers de mon succès. Mais tel un vaillant, j'ai su marcher sur le tapis écarlate de la foi que m'ont tendu mes rêves vivaces.

J'ai quarante-six ans aujourd'hui. Et le temps se fait témoin de mes accomplissements divers. Tant au niveau intellectuel que social. Maîtrises en science de l'éducation. Lettres modernes. Psychologie sociale. Management. Et Entrepreneuriat. Création de centre de formation et de réhabilitation psychosociale pour filles et femmes à Grand-Goâve. Présentation mensuelle de conférences sur le leadership féminin, partout en Haïti. Publication de romans et d'essais. Détentrice de nombreux prix littéraires... Que du bonheur éprouvé ! Sachant toutefois que le meilleur est encore à venir.