Cet après-midi là

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Les réseaux sociaux numériques ne m'impressionnent pas. Les jeunes de mon âge sont constamment connectés. Ils passent plus de temps sur leurs mobiles. Toutes les tendances et les exclusivités se développent dans les fora et les plateformes. Personne n'accepte être à la traine. Tout le monde veut toujours être informé de ce qu'une célébrité ou une tierce personne aurait fait. Moi je trouve que c'est être esclave. En y réfléchissant bien, je suis peut-être un Marsien. Mon dophone me suffit. Il me sert à passer des appels et à les recevoir. Je peux envoyer des messages . C'est largement suffisant. Je viens de le poser près de moi. Il est en mode silencieux. Alors que je suis en train de terminer la lecture de l'histoire de Safira dans « Munyal », jentends mes cousins rire aux éclats dans la salle de séjour. Je me demande ce qui peut les amener à rire autant. Ce n'est pas la première fois qu'ils se comportent comme des fous. Pour un tout ou pour un rien, ces gaillards ricanent à gorges déployées. Ces gorges ont d'ailleurs la réputation d'être le passage secret de gros morceaux de macabos . Je poursuis ma lecture comme si de rien n'était, en feignant de ne pas me soucier de ce qui les fait marrer.
Au fond de moi je suis conscient que je ne peux pas jouer au malentendant avec eux pour longtemps. Certaines de leurs histoires insipides réussissent souvent à m'arracher le sourire. Parce que quand ils parlent la langue française, je demeure toujours persuadé que Molière se retourne dans sa tombe. Mon père et moi préférons que ces histoires nous soient relatées en Bassa. C'est la langue que ces trois tourtereaux maitrisent le mieux. J'ai horreur des erreurs de conjugaison. Et une mauvaise concordance de temps dans un propos me laisse la chair de poule. Ma maman me dit toujours que si je ne deviens pas enseignant, je deviendrai écrivain. Je passe la plupart de mon temps dans les lectures. La véranda est le lieu que je préfère quand je veux lire. Toujours assis à cet endroit, j'entends enfin un des enfants de mon oncle m'apostropher en poussant cette fois un rire moqueur. Je referme mon livre après avoir inséré une marque-page. Je me lève et me tiens à la fenêtre.
-Viens s'il te plaît. Me lance l'un deux, en envoyant sa main droite dans sa culotte pour gratter un endroit qui lui a toujours été défendu de toucher quand il s'ennuie.
-Qu'y a-t-il ? Demandai-je en me rapprochant. Je n'arrive pas à deviner ce qui se passe. Ils sont tous concentrés sur un téléphone portable qu'ils prennent soin de déverrouiller en me voyant approcher. J'arrive près d'eux et tout à coup ils me montrent l'écran du portable.
-Regarde! C'est qui ici ? Me demande l'aîné en poussant d'avantage un rire qui réussit sérieusement à me mettre en colère. J'y jette un coup d'œil et mon humeur change subitement.
-Qui peut faire des choses pareilles ? A l'aide de mon doigt, je fais défiler la page qui m'est présentée comme je les vois souvent faire. Pourquoi le fait-elle ? C'est quoi cette affaire ? Qui la lui a autorisée ? Je posai toutes ces questions à des personnes qui ne faisaient que rire de moi sans se soucier de ce qui me mit directement en inconfort.
-Tu nous demandes ? Nous même on la découvre à l'instant. Va lui demander.
Furieux, je quitte cette pièce de la maison et gagne ma chambre. J'ai les nerfs tendus contre ma cousine Léa. Elle a publié une photo de moi sur Facebook et la légende qu'elle a jointe me fait rougir de colère : «Je vous souhaite un excellent début de semaine avec mon #cousin préféré ».
Cette image me montre endormi sur le banc de la véranda, la bouche ouverte. Je ne sais pas quand elle a été prise. Mais les vêtements que je porte sur cette photo me font estimer la date de prise de vue à une semaine. J'avais arboré ce pantalon jean et ce T-shirt samedi dernier quand je m'apprêtais à sortir et les parents n'étaient pas encore de retour. Je ne pouvais pas quitter la maison sans leur autorisation. A force de les attendre, je me suis endormi à l'extérieure de la maison.
Léa s'est contentée ce jour de me photographier à partir de son photoscope qui montre très bien que je suis en train de piéger les mouches avec ma bouche. Elle ne vit pas chez nous. Son père et elle viennent constamment nous rendre visite. Et c'est à cette occasion qu'elle a profité pour me prendre en photo.
J'ai pris la peine de lui téléphoner pour lui dire de supprimer cette publication. Mais la « ngon bassa » s'est mise à rire en me disant que je dramatise et qu'il n y a aucun mal à ce que ses followers me voient dans cet état. Ce sont justement ces followers qui m'inquiètent. J'ai du mal à comprendre comment des personnes à l'apparence normale peuvent « liker» une telle chose. Ce sont les commentaires de cette publication qui m'ont le plus choqué. Des commentaires tels que « C'est qui ça ce villageois ? », « Un vieux comme lui dort la bouche ouverte ? », « C'est sa bouche là qui me retient encore au pays », me donnaient envie d'étrangler la fille de mon oncle. Intrigué par l'attitude de ma cousine, j'ai fait part de la situation à ma mère qui n'a pas hésité de prendre ma défense et m'a exhorté à plus de calme. La méthode de ma mère n'a pas porté des fruits. J'ai fait comprendre à ma cousine que si dans les heures qui suivent elle ne retire pas ce poste, j'irai me plaindre à la police.
Six heures plus tard, ma photo y était encore. Je décidai à ce moment de passer à l'acte. Je me rends sur ma table d'étude afin de prendre une feuille, une chemise et mon stylo pour rédiger la plainte contre ma cousine, pour avoir publié cette photo de moi, dans notre maison, sans mon autorisation. Quand j'arrive dans ma chambre, je constate que mon stylo à bille bleue n'y est plus. Je le réclame haut et fort et tout le monde joue à la sourde oreille. Quand j'arrive dans la chambre voisine qui est celle de Guy-Stéphan mon cousin, c'est en ce moment qu'il sursaute et me répond.
-Désolé c'est moi qui ai pris ton stylo.
-Où est le tien ?
-Je ne sais plus où je l'ai rangé. Me répond-il avec arrogance. Je me ressaisis et lui dis d'une voix aiguë une chose qu'il n'avait jamais pensé sortir de ma bouche.
-Ce n'est pas avec mon stylo que tu entretiendras tes relations épistolaires. Garde-le! C'est la dernière fois. Lui lançai-je en quittant sa chambre désordonnée.
C'est un véritable bazar dans cet espace. Guy-Stéphan n'est pas très propre, et je n'aime pas quand il touche à mes choses avec ses mains qu'il ne désinfecte presque pas. Au début du mois, mes parents ont remis à chacun de nous une bouteille de 0,35 litre de solution hydro-alcoolique pour se désinfecter régulièrement les mains en ce temps de Covid. Chacun dans la maison a déjà fait remplacer sa solution sauf Guy-Stéphan. La sienne est encore pleine et toute neuve. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai décidé de lui laisser mon stylo et d'aller m'en acheter un autre chez Souley, le nouveau boutiquier du quartier. Lui au moins me paraît un peu propre. Jamais il ne m'a servi du pain sans se laver les mains...