Berceau condamné

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Pourtant, ce qu'on partage de commun transcende l'incompatibilité insoluble de nos âmes ; enfin ce qui reste d'elles. Nous sommes toutes les deux séropositives. Ma mère ne m'a jamais beaucoup aimée, pour elle j'incarne cette malédiction qui l'a frappée de plein fouet et a pénétré ses veines, elle me trimbale comme une extension de ce mal viscéral qui la tire vers le bas. Sa différence à elle, elle la dédaigne en me haïssant. Pourtant, je ne suis pas la responsable de son calvaire, ni du sien, ni du mien. Le responsable, notre bourreau à toutes les deux, celui qui nous a assené ce coup : c'est le sperme d'un certain Oliver. Il eut suffi d'une goutte de ce liquide blanc pour scripter l'existence de deux êtres subalternes, on attend naïvement du blanc qu'il vienne nous assainir, nous illuminer de notre concupiscence ; c'est le noir qui nous annihile et nous enracine dans le chaos. Ma mère a fait ses études dans une université locale, la seule qui valait vraiment la peine d'une inscription. Elle étudiait la sociologie et voulait plus tard devenir conseillère d'orientation, rien de trop extravagant. Elle passait ses journées dans la bibliothèque et c'est là qu'elle est tombée sur cette paire d'yeux bleus d'une froideur déconcertante, une teinte qui contrastait avec la chaleur de ses yeux à elle, noisettes et orangés. À partir de ce croisement, plus rien ne comptait pour elle. Si elle ne s'était pas si vainement perdue dans le premier venu qui l'eût fait frétiller, nous n'en serions pas là aujourd'hui.

Ma mère s'appelle Arunita, elle n'était pas la fille qui faisait tourner les têtes, non elle n'avait pas une carrière de mannequin qui l'attendait mais elle avait ce charme timide qui faisait bouger les choses, pour elle et pour les autres. Les êtres gravitaient autour de sa petite stature avec un intérêt particulier ; ils voulaient entendre ce que sa voix presque inaudible avait à dire, voir quel mouvement ses yeux entreprendront de faire dans leurs orbites ou encore être surpris des couleurs piètrement harmonisées de sa garde-robe. Arunita était fascinante ; elle ne l'est plus dorénavant, tout cela a bien changé. Quant à Oliver, il n'y a pas grand-chose à dire à son sujet, c'était un jeune homme blanc, grand, trop grand pour certains ; il avait une odeur qui n'évoquait rien, une odeur qui cependant apaisait miraculeusement l'anxiété de ma mère atrabilaire. Il n'était pas particulièrement beau non plus, mais ici, à Maurice, sur ce campus ; il était un des plus beaux.

Bientôt un livre s'écrivit sans astreint dans un recoin de la bibliothèque ; avec plus de verve que la moitié de ces romans qui gonflent l'égo sans vraiment enrichir l'âme. Il n'y a pas de lignes que je puisse construire pour dire cela avec plus de pudeur, je ne suis qu'une enfant et je ne sais pas combien de temps il me reste à écrire. Alors oui, mon père ne pensa pas à mettre un préservatif pendant ce que ma mère appelle avec renfrognement et tant de dégout : sa première fois. Tout s'est passé si vite, Arunita ne ressentit qu'un plaisir turpide. Oliver lui, pour lui je tiens à croire que ce n'était rien, juste un autre coup qui a pris plus de temps à se courber devant lui. Il avait eu ce qu'il voulait et maintenant il pouvait disparaitre, s'enfoncer dans cette jungle exotique pour trouver d'autres créatures aux plumages colorés. Le lendemain, ma mère n'a plus eu de nouvelle de son prince hâbleur ; il disparut pendant plusieurs jours avant de réapparaitre sur l'écran du vieux téléphone d'Arunita sous forme de notification : J'ai le VIH, j'ai le virus, va te faire dépister. Sans s'excuser, est-ce qu'on s'excuse de transmettre un virus ? Je pense que c'est la moindre des choses à faire non ? Après tout, je ne connais rien aux relations d'adultes, même si eux ; n'étaient que deux gamins désinvoltes. Oliver savait qu'il avait ce virus ; Arunita comme je la connais, elle l'aurait aimé virus ou pas. Mais pourquoi avait-il choisi le silence ? Des fois, je pense que ce n'est pas le fait d'être séropositive qui a plongé ma mère dans sa dépression, c'est peut-être cette trahison ? La maladie elle ne fait que mettre du pétrole au feu, planter le couteau plus profondément dans la plaie. À partir de ce moment-là, c'était fini d'Arunita ; moi j'allais naitre, je flottais dans son corps souffreteux. Une demi-conscience, j'étais bien, j'avais hâte de naitre pour venir soutenir ma mère qui pensait que le monde allait la traiter en extra-terrestre, qu'aucune planète ne voudrait l'accueillir. Qui tendra la main à une femme enceinte séropositive ici sur notre petite ile ? Les associations venant en aide à ces femmes sont nombreuses mais à dix-huit ans ce n'est pas ce milieu-là qu'on veut fréquenter.

Après la nouvelle de sa grossesse, mes grands-parents voulaient encore de leur fille mais la séropositivité était la limite à ne pas dépasser. Ils lui payèrent un appartement retiré du village pour que personne ne sache quoi que ce soit à propos d'elle. Je tente de les comprendre, une maladie qui condense la sexualité et la mort, ces deux tabous universels sont probablement assez puissants pour annihiler tout l'amour qu'ils ont un jour eu pour leur cadette. Bien que dans le cas d'Arunita, il n'était pas question de mort, la séropositivité n'entraine pas la mort parce qu'elle ne se développe pas nécessairement en sida, pas aujourd'hui, il existe tellement de traitement mais ils n'en avaient rien à faire de la science ou de ses trente ans de recherche antirétrovirale. C'était la maladie du péché et Arunita était à leurs yeux la plus vile des pècheresses. Je me demande s'ils le regrettent aujourd'hui ? Déménageant dans sa petite chambre de bonne avec la cuisine en face du lit, l'eau coulant périodiquement et le calme qui vient si rarement perturber la tonitruance de la ville, Arunita laissa tomber, elle-même et tout le reste. Elle n'avait pas la force d'entreprendre quoi que ce soit et allait devoir me garder dans son ventre, quand elle apprit qu'elle était enceinte, il était déjà trop tard pour se débarrasser de moi. Elle aurait sans doute pu m'épargner cette maladie, même pour moi avant de naitre il existait des traitements mais ma mère était trop occupée à mourir mentalement pour se soucier de ma vie future. Je ne veux plus voir personne, je veux fermer les yeux et disparaitre, perdre ce bébé. Alors oui, ce n'est pas la maladie qui est la plus néfaste, elle reste fidèle à ses habitudes, elle survient de manière subreptice mais si on suit les traitements, elle n'est pas à caractère insidieux. Elle se greffe aux autres problèmes mais ces autres problèmes elles naissent de nous, de notre naïveté, notre hardiesse à penser au pire. Oui, je critique ma mère de son insouciance, pourquoi n'a-t-elle pas été plus forte ? Le VIH est une épidémie aussi bien féminine que masculine, non ce n'est plus le cancer des gais, elle avait appris tout cela dans ses livres, elle l'avait entendu, pourtant elle s'est laissée prendre, elle était jeune et elle ne pensait pas. C'était toujours la maladie des autres. Pourquoi culpabilise-t-elle autant de l'avoir contracté ?

Moi je voulais faire ma vie comme tout le monde mais ma mère a décidé autrement pour moi ; enfin elle n'a rien décidé pour moi, même mon berceau c'est le propriétaire du bâtiment qui le lui a offert. Oui, je blâme ma mère pour tant de chose, là maintenant je lui reproche de ne pas m'avoir nourrie depuis deux jours, de n'être pas rentrée depuis deux jours, de traiter la seule personne qui l'aime comme une extra-terrestre. J'aurais aimé lui dire que je viens en paix, que rien de tout cela n'est de ma faute, de nous donner une deuxième chance. Mais elle, ma mère, cette femme qui a pris l'annonce de ses résultats positifs comme un coup de massue, cette progéniture d'une société bruyante qui se mure dans un silence intumescent, est-ce que je peux la blâmer ?