Banal quotidien

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Elle me l'a dit plusieurs fois avant son départ, moi guettant la justice à chaque recoin, poing ferme brandissant ma frustration à la face du monde. Elle, s'enfermant dans une posture victimaire, mâchant le goût de la défaite perpétuelle du pauvre; moi, différent du garçon devant noyer sa soif de justice dans la mêlée des indignités aux couleurs écarlates de l'État. Elle, voulant que son fils unique, son Lucien, n'aille pas s'empêtrer dans les affaires politiques une fois après Inocel et ses amis du crime. Une fois après la vie... Je l'ai entendue pourtant pleurer un jour sur le sort des cavaliers de la rue, véritables proies de la misère et de la faim qui assaillent les murs de la Capitale. Leitmotiv standardisé traversant des siècles d'Histoire. Ils sont seuls et mangent le creux de leurs mains quand des fragments de pain ingrats tombent des voitures banalisées rongeant le corps de nos bitumes dégradés, morcelés. Ce sont les fils et les filles des enfants du douze janvier qui peuplent les rues de la ville. Je me rappelle encore ce jour qui a déshabillé nos villes dans une brusque et répétitive parade de la terre. Aujourd'hui, neuf ans après, les souvenirs du séisme dorment sur le visage des gueux, crèvent leur peau.

Je me rappelle la noirceur, la cruauté des grains de sables, la dextérité des petits cailloux enfoncés dans des tonnes de bétons aveugles, la course folle de neuf années où le temps est un plat chaud qu'on déguste sous les décombres. J'entends encore ces cris qui me rappellent le désespoir des gosses dans l'évidence d'une mort imminente, la déchirure des entrailles des mères qui n'ont pas de voix pour pleurer leurs enfants. Je suis là ce soir à rêver du passé, aux années écoulées, je me rends compte que le séisme est encore là, que les édifices s'écroulent encore sous les secousses répétitives d'un vide institutionnel, que beaucoup de vies continuent encore à être fauchés sous les décombres de l'insécurité. Et là, je dis merde, ce cataclysme dure trop longtemps! Il faut que ça change. Mais ici, ceux qui luttent pour le changement dorment un cercueil sous la tête. Et j'en suis un, comme mon père. Différent de ceux qui s'allient à l'émigration, je me fais parole de la masse, cible ambulante du pouvoir et de ses sbires depuis l'assassinat de mon père.

Hier matin encore, un de nos amis est froidement assassiné aux alentours du Bicentenaire où son corps attend l'arrivée des porcs justiciers. Le coup est parti subitement et une déflagration avec. Le corps est étendu sur le sol, il baigne dans la poussière et dans le soleil. Les mouches bourdonnant autour, le marécage puant et les moustiques qui jouent au cache-cache sur des tas d'immondices forment le spectacle d'un banal quotidien. Les piétons sont des corps ambulants qui se perdent dans un espace-temps indifférent où tout est étranger à tout, étranger à soi. Ils marchent sans rien voir, faisant mine de ne rien voir. Le corps grandit autant que les mouchent pullulent et volent çà et là pour se reposer tantôt sur un plat de fruit dégusté par un bonhomme cravaté, costume tiré à quatre épingles, tantôt sur les lèvres d'une fillette affamée. Plus loin, le vent emporte l'empreinte d'une odeur sépulcrale aux confins d'un restaurant qui ne ferme jamais ses portes, ni ses fenêtres d'ailleurs. Il n'en a pas! Il n'en aura pas. Les vieux draps délavés, mal cousus aux couleurs indétectables ne supportent ni les portes ni les fenêtres. Les clients, savourant leur riz mal cuit imbibé de sauce, reniflent leur plat comme échappatoire à la puante odeur qui embaume la rue. Ils ne respirent que la mort!

À l'autre bout de la rue, une foule en liesse déambule sur le trottoir. Tremblement de reins, transe de corps en sueur au rythme d'une musique désordonnée. Est-ce vraiment de la musique ou plutôt un ramassis de sons discordants portant tous les corps à s'entrechoquer? Les mains fouillent la nudité de l'air dans une poussée voluptueuse, les vêtements sont des voiles qui se lèvent sous la pression du vent. Le plaisir est un nom qui prend chair dans la démesure d'une marée humaine qui noie son chagrin, ses souffrances dans la sournoise amertume de la danse. La frénésie est à son comble, le soleil et l'asphalte s'apparient sous les pieds inconscients de cette foule immense qui emprunte la rue sans destination aucune. Elle apporte ses désespoirs aux pieds des héros de la guerre de l'indépendance. Elle faufile entre les voitures, poursuit sa quête désespérée vers des issus trop longtemps attendus. Chaque tête est un porte-voix qui crie ses souffrances et ses misères dans le silence accusateur des grands. Mélange de sueurs et d'odeurs, de colère et de frustration au milieu d'une foule délirante. Hommes, femmes, tous, croupissent sous le poids d'un soleil de plomb à la recherche d'un mieux-être.

Mais tout près du Village de Dieu, il y a une autre musique qui s'aménage. Sèche, entrecoupée, elle coule comme de l'eau sous roche. Elle traverse les trémolos des enfants qui pleurent, découpe le vrombissement des voitures. À un rythme irrégulier, les notes se font graves ou stridentes, mais la musique porte en elle les charmes du mausolée. Les sons se détachent comme s'ils sont des électrons libres qui s'éparpillent çà et là sur des corps. Les rues sont des amphithéâtres qui ouvrent leur grande gueule pour avaler les cris des orchestres camouflés dans la complicité des ruelles. La musique a des ailles et s'envole sur les toits et les instruments sont en diapasons. Elle creuse des folies, sème la terreur; elle est omniprésente, épouse tous les styles et tous les rythmes. Elle est un amalgame de notes propulsées dans l'espace par des bouts de ferrailles, elle nous vient des morceaux de métal qui donnent froid au cœur, laissent froid le corps !

Les klaxons pleuvent sans arrêt, les marchands sont en dessus dessous, les motards sont déchaînés comme des bêtes enragées, tantôt frayant des raccourcis au beau milieu de la foule toujours en délire, tantôt bousculant pieds, côtes ou barques pour s'approprier du trottoir. Mais à quelques pas du Bicentenaire que foulent des milliers d'orteils mal chaussés, pointés vers le Parlement, des vents sulfureux soufflent timidement sur les toits délabrés d'une multitude de baraques. Les vieilles massues, les reins brisés, sont des morts solitaires qui pourrissent debout dans l'indifférence totale. Les tôles sont des toiles trouées de toute part dont le rapiècement est impossible. Les bois, peut être âgés d'un siècle poussiéreux, infestent de poux de tout genre. C'est là que j'ai pris naissance, tué mes jours sous le poids de la faim depuis le voyage de ma mère et de ma chère Mirlanda; c'est là que je dépose encore mes vieux os assoiffés d'une justice qui n'arrivera pas.

Je me souviens aujourd'hui encore de leurs yeux suppliant pitié et grâce, mais j'entrevois toujours avec rage leurs corps déchirés par les coups de rein des députés Inocel, Joseph et Durabel. Inocel voulait que ma mère lui appartienne après avoir fait assassiner mon père. Mais ma mère a résisté à tous ses caprices et tout son argent jusqu'au jour où il nous a enlevés moi et ma petite amie. Ma mère s'est rendue à sa maison et là j'ai vu les enfers dans cette chambre tout gris. J'ai pleuré, je me suis débattu contre les cordes qui me lacéraient la peau. Mais devant mes yeux impuissants, ils ont ligoté Dora et Mirlanda, les ont violées à tour de rôle et sept jours durant. Ils m'ont forcé à regarder à chaque fois et mes larmes ont baigné mon corps dans la honte, dans la rage et dans l'indignation.

J'ai déposé des plaintes, porté ma voix sur tous les toits pour crier justice et réparation. Je me suis fait militant. Mais j'ai tout arrêté depuis ce jour où revenant d'une manifestation, j'ai trouvé ma mère et Mirlanda se baignant dans la mer sans jamais pu s'en sortir.