Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Et pourtant, quand on me regarde, ça ne se voit pas. Que je suis bizarre. Je veux dire, ça ne se voit pas que je suis étrange. C'est un peu rapide comme jugement. En général les gens posent cette étiquette très rapidement sur mon front alors que je n'ai jamais rien demandé à personne. Si même ma mère le pense... vous imaginez ? Mais je peux vous rassurer et vous dire la vérité ? Je n'ai pas toujours été comme cela. Qu'est-ce que c'est que ça, s'il vous plaît ? Est-ce que je fais exprès ? En fait je ne sais pas vraiment moi-même. Est-ce que vous connaissez ces histoires sur des gens très haut placés qui ont été empoisonnés et qui en sont devenus fous ? Comme Caligula par exemple ? Eh bien moi c'est pareil. Je me suis empoisonnée. Mon Dieu oui elle est folle ! Mais pourquoi as-tu fais ça ? C'est un peu compliqué. Ou bien non, c'est très simple. « On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans » disait Rimbaud. On ne l'est pas plus à dix-huit, et on l'est encore moins à dix.
Avoir dix ans ce n'est pas facile, c'est même nul et ennuyeux. On ne peut rien faire, on n'a le droit de rien faire et de toute façon qu'est-ce que voudrions-nous faire ? Ce n'est pas le moment de choisir son avenir, on doit juste s'occuper de grandir, sans trop embêter les parents et en faisant nos devoirs correctement. Ce n'est pas le moment de se dire qu'on a envie de faire un master dans les métiers du livre, ni le moment pour expliquer que de toute façon les mathématiques ne servent à rien car, quoiqu'il arrive, on vous répondra toujours que si. Alors que faire ? Nous sommes coincés ici, à attendre que le temps avance.
Je suis persuadée que je n'aurais jamais dû être une enfant. J'aurais souhaité être la nouvelle Athéna, naître directement adulte, armée pour la vie qui s'annonce devant moi. Mais tout le monde le sait, Athéna n'est évidemment qu'une fiction inventée par un peuple en quête d'identité et de rattachement, ayant comme seul souhait l'identification à des êtres supérieurs. Mais la seule et unique question qui ressort de cette volonté étrange est : pourquoi vouloir se soumettre volontairement à des êtres dont on ignore réellement l'existence ? Je ne pense pas que l'Homme ait besoin de s'infliger ça. Bien sûr d'aucuns diront qu'il s'agit de guides, de modèles de vie. Mais, pour ma part, je ne souhaite en rien vivre ce qu'a vécu Héra. Elle est la femme la plus cocue que la terre n'ait jamais portée et pourtant on encense les autels de son époux.
Depuis toute petite, je vis dans une attente permanente de l'avenir. Ma mère me répète sans cesse de « profiter du moment présent ». Impossible. À quoi bon ? Un jour viendra. Mais ce jour semble ne jamais arriver.
Bien assise à mon bureau, dans le fond de la classe, j'attends patiemment que le cours se termine. L'école ne sert à rien, c'est du temps de perdu pour jouer ou lire le dernier livre offert par Mamie. Le pire, sans doute, le cours de mathématiques. Alors, quand la maîtresse se retourne vers le tableau pour résoudre les exercices avec la participation des élèves les plus doués et attentifs, je dépose mon petit front tout blanc sur le rebord de la table, et sort du casier un livre que j'allonge sur mes genoux pour reprendre sa lecture. Je ne suis pas la seule bien sûr. Je possède quelques complices avec qui je fais circuler les bandes dessinées et les livres imagés. Si la maîtresse m'attrape, c'est la confiscation assurée du sauveteur des leçons de mathématiques. C'est un scandale ! On devrait donner des livres tous les jours aux enfants plutôt que de les confisquer. Parce qu'un livre, c'est un train qui nous emmène loin de tous les ennuis de la vie. Oh, mes ennuis sont bien minimes. Je ne meurs pas de faim, j'ai de beaux habits et j'ai ma propre chambre dans ma jolie maison. Mais les ennuis ne stagnent pas à ce niveau primaire des soucis quotidiens. Ce dont je souffre, c'est l'incompréhension du monde adulte à mon égard. J'ai beau avoir fait tous les tests possibles et inimaginables pour rassurer mes parents, les docteurs n'ont rien compris. Ce que je souhaite, au plus profond de moi-même, c'est une liberté que je n'aurai jamais : la possibilité d'aller où je veux, voir, lire, écrire tout ce qui me passe par la tête. Écrire... surtout écrire. Mais c'est si dur. Je ne parviens jamais à aller au bout de mes idées ni de mon aventure. Alors j'attends que les idées mûrissent et se développent au fond de moi-même. C'est le seul moyen.
Pour grandir, je me suis dit, il ne faut rien et tout attendre. Il est important de se figurer le futur : la maison dans laquelle j'habiterai et avec qui. Fut un temps où c'était avec ma cousine que je voulais habiter. Dans une petite maison jaune, sur les collines de Nice. Puis cela changea rapidement quand j'ai émis la possibilité qu'un jour ce serait avec la personne que j'aimerai que je vivrais. Mais cela, étrangement, me faisais peur. Je n'étais pas très douée pour me faire des amis, alors tomber amoureuse, je n'imaginais cela pour rien au monde. Ce que je voulais tout de suite, c'était des amis, de vrais. Ceux avec qui on rigole, on s'invite et on part en vacances. Ceux qui seraient dignes de partir avec moi faire un road-trip aux États-Unis comme j'en rêve depuis toujours. Ce voyage, ce serait un retour sur les traces de mon père, duquel je ne suis pas très proche, car je ne suis pas de nature à me confier. Personne n'était jamais assez digne, ou alors je n'avais tout simplement rien à dire. Rien à dire car les autres avaient toujours des choses plus graves, plus croustillantes ou dignes d'intérêt que moi.
Je n'ai gardé aucune amie de mon école, et des amis, je n'en n'eus jamais vraiment. C'est petit-à-petit que chaque chose se construit, il faut rouler sa bosse. Alors j'ai bu un shoot d'arsenic. Mais ce que je ne vous ai pas dit c'est que je pratique la mithridatisation. Alors cette petite dose d'arsenic ne m'a pas fait grand-chose, juste de quoi avoir un grain de folie et de génie. La difficulté aujourd'hui, c'est que tout le monde veut que nous rentrions dans des cases. Mais si je ne veux pas moi rentrer dans une case, comment faire alors ? Il faut que j'aie du génie. Et pour avoir ce génie, je dois éclater quelques cloisons. Je veux faire partie de l'élite, je ferais tout pour y arriver, quitte à devenir zinzin.
Comme vous pouvez l'imaginer, ma mère n'a pas vraiment apprécié. Après avoir paniqué pendant plusieurs jours, elle a cru récupérer une enfant normale... mais je ne suis ni une enfant, ni normale, je suis une adulte. Elle ne veut juste pas accepter cela. On ne veut pas voir ses enfants grandir, on ne veut pas les voir faire ce qu'on n'aurait pas fait nous-même alors que nous ne sommes pas eux. J'ai connu un petit garçon qui ne voulait pas grandir. À cause de ce rêve fou, il est devenu amnésique et cruel. Grâce à l'arsenic, je suis devenue géniale et grande. Alors, avoir dix ans, ce ne sera plus si compliqué à présent.