Le lendemain, à la pointe du jour, nous allâmes visiter la chapelle de Saint-Bruno. Elle est située à une demi-lieue au-dessus de la Chartreuse, sur la pointe d’un rocher à pic ; elle n’offre rien de remarquable que le pittoresque des localités et la hardiesse de la situation. À l’intérieur, de mauvaises peintures à fresque représentent six généraux de l’ordre et, à l’extérieur, au-dessus de la porte, est gravée cette inscription dont la dernière phrase ne m’a point paru parfaitement intelligible. Je la rapporte ici telle qu’elle est :
SACELLUM
SANCTI BRUNOSIS.
HIC EST LOCUS IN QUO
GRATIANOPOLITANUS EPISCOPUS
VIDIT DEUM
SIBI DIGNUM CONSTRUENTEM
HABITACULUM
En descendant de la chapelle, nous entrâmes dans une petite grotte où coulent, près l’une de l’autre, deux sources : l’une est presque tiède, l’autre est glacée.
Le chemin par lequel nous revînmes est d’un caractère grand et sauvage. Je m’arrêtai pour admirer un de ces sites et faire remarquer à mon compagnon de voyage combien cet endroit semblait disposé par la nature pour qu’un peintre en fît, sans y rien changer, un admirable paysage. Mon guide se mit à rire. Comme il n’y avait rien de bien comique dans ce que je disais, et que ce n’était pas même à lui que j’adressais la parole, je me retournai pour lui demander quels étaient les motifs de son hilarité.
– Ah ! me dit-il, c’est que votre réflexion me rappelle une drôle d’aventure.
– Qui s’est passée ici ?
– À l’endroit même.
– Peut-on la connaître ?
– Certainement, il n’y a pas de mystère. Elle est arrivée à un paysagiste de Grenoble qui était venu ici pour faire des peintures, garçon de talent, ma foi ! Il avait trouvé cet endroit-ci à son goût, il y avait établi sa petite baraque ; c’était drôle, on ne peut pas plus. Imaginez-vous une tente fermée, avec une ouverture seulement par en haut. Il établissait une mécanique qui bouchait le trou, de sorte que le jour entrait par des miroirs, si bien que je ne sais pas comment ça se faisait, mais tout le pays,
à cinq cents pas environnant, se réfléchissait tout seul et en petit sur son papier.
Il appelait cela une chambre, une chambre...
– Obscure ?
– C’est cela. En effet, une fois dans la petite baraque, on ne voyait plus ni ciel ni terre, on ne distinguait plus que le paysage représenté au naturel sur le papier, avec les arbres, les pierres, la cascade, enfin tout ; si bien que, quand il ne faisait pas de vent, j’aurais pu dessiner les arbres aussi bien que lui, quoi. Voilà donc qu’un jour qu’il était dans sa machine, piochant d’ardeur, il voit dans un coin de son paysage quelque chose qui remue. Bon, qu’il dit, ça animera le tableau. Alors, comme il voulait dessiner la chose qui remuait, le voilà qui regarde, et puis qui se frotte les yeux. Savez-vous ce que c’était qui remuait dans un coin du paysage ?
– Non.
– Eh bien ! c’était un ours, pas plus gros qu’une noisette, c’est vrai, parce que la diable de glace, ça rapetisse tout, mais d’une belle taille tout de même, considéré du dehors. L’ours venait de son côté, et il grossissait sur le papier au fur et à mesure qu’il s’avançait vers lui ; il était déjà gros comme une noix. Ma foi ! la peur lui prit, il jeta là papier, palette, pinceaux, prit ses deux jambes à son cou et arriva à la Chartreuse à moitié mort. Depuis cette époque, il est revenu plusieurs fois ; mais on n’a jamais pu le déterminer à s’éloigner de plus de cinq cents pas des bâtiments, et encore, avant de commencer, il regarde bien dans tous les coins de son paysage pour voir s’il n’y a pas quelque quadrupède.
Bientôt, nous repassâmes près de la Grande Chartreuse. Je ne voulus rien voir pendant le jour de cet intérieur qui m’avait tant impressionné pendant la nuit, et nous descendîmes sans nous arrêter jusqu’à Saint-Laurent-du-Pont, où nous retrouvâmes notre voiture. Le même soir, nous étions à Aix, et le lendemain sur la route de Genève.
SACELLUM
SANCTI BRUNOSIS.
HIC EST LOCUS IN QUO
GRATIANOPOLITANUS EPISCOPUS
VIDIT DEUM
SIBI DIGNUM CONSTRUENTEM
HABITACULUM
En descendant de la chapelle, nous entrâmes dans une petite grotte où coulent, près l’une de l’autre, deux sources : l’une est presque tiède, l’autre est glacée.
Le chemin par lequel nous revînmes est d’un caractère grand et sauvage. Je m’arrêtai pour admirer un de ces sites et faire remarquer à mon compagnon de voyage combien cet endroit semblait disposé par la nature pour qu’un peintre en fît, sans y rien changer, un admirable paysage. Mon guide se mit à rire. Comme il n’y avait rien de bien comique dans ce que je disais, et que ce n’était pas même à lui que j’adressais la parole, je me retournai pour lui demander quels étaient les motifs de son hilarité.
– Ah ! me dit-il, c’est que votre réflexion me rappelle une drôle d’aventure.
– Qui s’est passée ici ?
– À l’endroit même.
– Peut-on la connaître ?
– Certainement, il n’y a pas de mystère. Elle est arrivée à un paysagiste de Grenoble qui était venu ici pour faire des peintures, garçon de talent, ma foi ! Il avait trouvé cet endroit-ci à son goût, il y avait établi sa petite baraque ; c’était drôle, on ne peut pas plus. Imaginez-vous une tente fermée, avec une ouverture seulement par en haut. Il établissait une mécanique qui bouchait le trou, de sorte que le jour entrait par des miroirs, si bien que je ne sais pas comment ça se faisait, mais tout le pays,
à cinq cents pas environnant, se réfléchissait tout seul et en petit sur son papier.
Il appelait cela une chambre, une chambre...
– Obscure ?
– C’est cela. En effet, une fois dans la petite baraque, on ne voyait plus ni ciel ni terre, on ne distinguait plus que le paysage représenté au naturel sur le papier, avec les arbres, les pierres, la cascade, enfin tout ; si bien que, quand il ne faisait pas de vent, j’aurais pu dessiner les arbres aussi bien que lui, quoi. Voilà donc qu’un jour qu’il était dans sa machine, piochant d’ardeur, il voit dans un coin de son paysage quelque chose qui remue. Bon, qu’il dit, ça animera le tableau. Alors, comme il voulait dessiner la chose qui remuait, le voilà qui regarde, et puis qui se frotte les yeux. Savez-vous ce que c’était qui remuait dans un coin du paysage ?
– Non.
– Eh bien ! c’était un ours, pas plus gros qu’une noisette, c’est vrai, parce que la diable de glace, ça rapetisse tout, mais d’une belle taille tout de même, considéré du dehors. L’ours venait de son côté, et il grossissait sur le papier au fur et à mesure qu’il s’avançait vers lui ; il était déjà gros comme une noix. Ma foi ! la peur lui prit, il jeta là papier, palette, pinceaux, prit ses deux jambes à son cou et arriva à la Chartreuse à moitié mort. Depuis cette époque, il est revenu plusieurs fois ; mais on n’a jamais pu le déterminer à s’éloigner de plus de cinq cents pas des bâtiments, et encore, avant de commencer, il regarde bien dans tous les coins de son paysage pour voir s’il n’y a pas quelque quadrupède.
Bientôt, nous repassâmes près de la Grande Chartreuse. Je ne voulus rien voir pendant le jour de cet intérieur qui m’avait tant impressionné pendant la nuit, et nous descendîmes sans nous arrêter jusqu’à Saint-Laurent-du-Pont, où nous retrouvâmes notre voiture. Le même soir, nous étions à Aix, et le lendemain sur la route de Genève.