Nouvelles
5 min
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence
Au cœur du monstre, une demande
Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Une sauvagerie pomponnée, une manifestation vénéneuse répulsive aux tendances régressives. Souvent, je me faisais bébé. Bêta, tête offerte à la caresse, à l'illusion du reçu qu'avec trop de parcimonie, à portée de doigts, esclave du compte-goutte de l'attention et de la tendresse. Je me débattais avec une férocité, dernière évolution d'une mutation du désespoir, ce désespoir qui lourdement, de manière absolument subite, subie, pas tout à fait accidentelle, m'écrasait de la force de l'inconcevable, l'horreur absolue : on ne m'aimait pas. Cette certitude adolescente je l'épousais avec un amour du traditionalisme qui échappaient au relents fugitifs de mon éducation - de paradoxes mais surtout de continuité dans la retenue et le mutisme des beaux mots au profit des hurlements, du ballet des déchirements, moi, déchirée, en une monstruosité. C'était pour toujours. Mariée arrangée à la mélancolie, à la différence. Ma mère n'en croyait pas ses yeux. Parfois ses oreilles. Comment un désir si naturel, validé par une Histoire millénairisée, enfin multimillénaire, enfin toutes ces femmes - ça résonne confusément dans son esprit - ces méritantes incubatrices, au nombre de milliards, comment ces porteuses d'un désir universalisé ont-elles pu à tel point se tromper ? Comment l'objet hurlant, désobéissant, insolent, insatisfait dès la première tété et à en croire son attitude, fidèle fanatique à ce mécontentement insatiable que ni sein ni biberon ni argent de poche ni règlement de factures et virements mensuels ne saurait apaiser d'une esquisse de sourire gratifiant, comment peut-il être une créature de ma confection innocente ? Pire encore, le produit d'un désir supposé m'ancrer dans une sérénité existentielle me cachant habillement de l'anxiété de ma mortalité, du caractère délébile de ma marque faite de chiffres, d'amoncellement d'acquisitions, de quelques paroles signatures, d'un ou deux parfum et d'une voix, ce produit d'un désir, me regarde, ingrat, laid et demandant, à jamais demandant, parfaitement inconscient que nous sommes toutes trahies.
J'ai besoin de quitter les résonances imaginées et perçues de l'esprit rance de ma mère. Je suis, je. Je me retrouve. Je poursuis.
Nos ressemblances exclues toute possibilité d'une filiation extra-terrestre. Pour autant, réfractaire à l'écartement de cette option ayant le mérite de la délester d'une responsabilité autre que l'agrégation de cellules et l'expulsion ensanglantée, ma mère ne les voit pas. Ces ressemblances. Non pas physiques, en cela, je dois l'admettre, la chaire molle et modelée par nos habitudes, vertueuses et vicieuses par mouvement de balancier, n'agit pas en faveur de l'étreinte que je souhaite créer en refusant mon aliénation au peuple vert. Certains de nos défauts toutefois nous confondent et nous marquent du sceau de la pomme pas tombée loin de l'arbre. Le même état rêche de l'écorce, la même aptitude au retranchement salvateur, le même rapport érotique au mot, aux histoires. Dans la banalité du quotidien, cette duplication de nos spécificités d'humains ordinaires n'apparaissait évidente qu'à une seule occasion : au cinéma. Ma mère m'invitait régulièrement aux projections obscures - par le minimalisme fameux de l'éclairage et le caractère peu attractif des foules des labellisés films « arts et essais » - durant lesquelles nos vibrions en harmonie. Je me permettais souvent un commentaire glissé à l'oreille, une rime aux sons d'un rire à l'unisson, à la couleur d'une réaction similaire aux enjeux de l'intrigue, si t'en est qu'il y en avait. J'étais comblée. Peut-être ne m'aimais-tu pas, mais tu étais avec moi, comme moi, à mes côtés, un réceptacle vibrant à histoires et à bons mots. Le soufflé retombait assez rapidement, parfois avant même d'arriver à la sainte maison - progressivement désacralisée jusqu'à je crois devenir selon une introspection psychologique de bas étages la raison de mon athéisme ferme et irréversible. De retour à la profane maison, j'étais retournée à mon état, différent.
Ce qui a longtemps été une condamnation aux allures - si je n'avais pas été, je l'ai dit, une fervente athée (je ne peux m'empêcher de jouer aux alliances maladroites) - d'une punition divine, apparait aujourd'hui alors que je suis aimée comme un atout des plus pervers et instable. Un atout néanmoins au regard de ma singularité, de mon application à être intimement monstrueuse, et aux yeux de l'aimant. Tout d'abord, je suis capable d'aimer et c'est une réassurance d'enveloppement de ma différence dans un écrin de normalité de coeur - en opposition à mon cerveau - qui tardait à se matérialiser sous mon nez (la preuve de la capacité d'aimer ne doit jamais être plus loin que ça). Ensuite, mon noyau ovniesque s'est avéré digne de susciter l'amour, et mieux encore, ses manifestations les plus romanesques et irraisonnées (celles qui m'intéressent, qui sont sujets au cinéma). Je me demande : est-ce un soulagement pour ma mère ? Il y avait-il en premier lieu, ou au moins en second, une frayeur paralysante propre à la complice, pour ne pas dire la génératrice - génitrice ? non j'arrête, il ne s'agit pas de t'embêter - de mon anormalité ? Est-ce possible que tu ne m'aimais pas parce que tu avais peur pour moi ? Je suis aimée, par un autre, un aimant, de chaire molle et modelée différemment de moi, mais si indulgent, embrassant, caressant mes difformités. Toi aussi tu peux m'aimer maintenant, il n'y a plus à avoir peur.
Je ne peux m'empêcher d'apostropher ma mère, toujours centrale, ma mère à perte de vue, imbattable. Pourtant j'aimerais l'abattre. Sur le chemin retour du cinéma, confortablement assises dans notre carrosse prolétaire, je te déteste un peu, je donne du grain à moudre à ton moulin acéré, destructeur des particules tolérantes de ma différence. Je recommence à forcer l'étreinte, avec le tu, avec l'empoignement, le cris, la supplication. Pourtant j'aimerais tant t'abattre. Pour ma mère, j'étais une extra-terrestre, ainsi, en le répétant, je lui pardonne. Étreindriez-vous une extra-terrestre ? L'aimeriez seulement, à peine expulsée dans un théâtre de fluides, devant des spectateurs usés, des automates masqués ? « Poussez ! Aimez ! » ? Et si elle est différente ? Personne n'avait prévenu ma mère. Personne ne l'a informée qu'elle serait trahie, inévitablement. Ma mère était trop revêche pour s'en accommoder, accepter la contrefaçon atroce de son élégante froideur, m'accepter moi, la peau aux reflets verts, preuve de mon appartenance aux étrangers. Lorsqu'elle sera faible, dépossédée de son mysticisme de mère mal-aimante par la vieillesse souveraine - je ne serai plus différente des autres naufragés arrivée moi-même à ce stade - presque abattue, je lui pardonnerai vraiment. Alors sa tête sera offerte à la caresse, à portée de mes doigts, elle se fera bébé, bêta je lui donnerai cet amour dont elle déteste faire l'expérience, qu'elle refuse de recevoir, pas celui d'une extra-terrestre, non, et nous nous connaitrons. Enfin, l'étreinte.
J'ai besoin de quitter les résonances imaginées et perçues de l'esprit rance de ma mère. Je suis, je. Je me retrouve. Je poursuis.
Nos ressemblances exclues toute possibilité d'une filiation extra-terrestre. Pour autant, réfractaire à l'écartement de cette option ayant le mérite de la délester d'une responsabilité autre que l'agrégation de cellules et l'expulsion ensanglantée, ma mère ne les voit pas. Ces ressemblances. Non pas physiques, en cela, je dois l'admettre, la chaire molle et modelée par nos habitudes, vertueuses et vicieuses par mouvement de balancier, n'agit pas en faveur de l'étreinte que je souhaite créer en refusant mon aliénation au peuple vert. Certains de nos défauts toutefois nous confondent et nous marquent du sceau de la pomme pas tombée loin de l'arbre. Le même état rêche de l'écorce, la même aptitude au retranchement salvateur, le même rapport érotique au mot, aux histoires. Dans la banalité du quotidien, cette duplication de nos spécificités d'humains ordinaires n'apparaissait évidente qu'à une seule occasion : au cinéma. Ma mère m'invitait régulièrement aux projections obscures - par le minimalisme fameux de l'éclairage et le caractère peu attractif des foules des labellisés films « arts et essais » - durant lesquelles nos vibrions en harmonie. Je me permettais souvent un commentaire glissé à l'oreille, une rime aux sons d'un rire à l'unisson, à la couleur d'une réaction similaire aux enjeux de l'intrigue, si t'en est qu'il y en avait. J'étais comblée. Peut-être ne m'aimais-tu pas, mais tu étais avec moi, comme moi, à mes côtés, un réceptacle vibrant à histoires et à bons mots. Le soufflé retombait assez rapidement, parfois avant même d'arriver à la sainte maison - progressivement désacralisée jusqu'à je crois devenir selon une introspection psychologique de bas étages la raison de mon athéisme ferme et irréversible. De retour à la profane maison, j'étais retournée à mon état, différent.
Ce qui a longtemps été une condamnation aux allures - si je n'avais pas été, je l'ai dit, une fervente athée (je ne peux m'empêcher de jouer aux alliances maladroites) - d'une punition divine, apparait aujourd'hui alors que je suis aimée comme un atout des plus pervers et instable. Un atout néanmoins au regard de ma singularité, de mon application à être intimement monstrueuse, et aux yeux de l'aimant. Tout d'abord, je suis capable d'aimer et c'est une réassurance d'enveloppement de ma différence dans un écrin de normalité de coeur - en opposition à mon cerveau - qui tardait à se matérialiser sous mon nez (la preuve de la capacité d'aimer ne doit jamais être plus loin que ça). Ensuite, mon noyau ovniesque s'est avéré digne de susciter l'amour, et mieux encore, ses manifestations les plus romanesques et irraisonnées (celles qui m'intéressent, qui sont sujets au cinéma). Je me demande : est-ce un soulagement pour ma mère ? Il y avait-il en premier lieu, ou au moins en second, une frayeur paralysante propre à la complice, pour ne pas dire la génératrice - génitrice ? non j'arrête, il ne s'agit pas de t'embêter - de mon anormalité ? Est-ce possible que tu ne m'aimais pas parce que tu avais peur pour moi ? Je suis aimée, par un autre, un aimant, de chaire molle et modelée différemment de moi, mais si indulgent, embrassant, caressant mes difformités. Toi aussi tu peux m'aimer maintenant, il n'y a plus à avoir peur.
Je ne peux m'empêcher d'apostropher ma mère, toujours centrale, ma mère à perte de vue, imbattable. Pourtant j'aimerais l'abattre. Sur le chemin retour du cinéma, confortablement assises dans notre carrosse prolétaire, je te déteste un peu, je donne du grain à moudre à ton moulin acéré, destructeur des particules tolérantes de ma différence. Je recommence à forcer l'étreinte, avec le tu, avec l'empoignement, le cris, la supplication. Pourtant j'aimerais tant t'abattre. Pour ma mère, j'étais une extra-terrestre, ainsi, en le répétant, je lui pardonne. Étreindriez-vous une extra-terrestre ? L'aimeriez seulement, à peine expulsée dans un théâtre de fluides, devant des spectateurs usés, des automates masqués ? « Poussez ! Aimez ! » ? Et si elle est différente ? Personne n'avait prévenu ma mère. Personne ne l'a informée qu'elle serait trahie, inévitablement. Ma mère était trop revêche pour s'en accommoder, accepter la contrefaçon atroce de son élégante froideur, m'accepter moi, la peau aux reflets verts, preuve de mon appartenance aux étrangers. Lorsqu'elle sera faible, dépossédée de son mysticisme de mère mal-aimante par la vieillesse souveraine - je ne serai plus différente des autres naufragés arrivée moi-même à ce stade - presque abattue, je lui pardonnerai vraiment. Alors sa tête sera offerte à la caresse, à portée de mes doigts, elle se fera bébé, bêta je lui donnerai cet amour dont elle déteste faire l'expérience, qu'elle refuse de recevoir, pas celui d'une extra-terrestre, non, et nous nous connaitrons. Enfin, l'étreinte.