Moi, je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre. Parfois, j'ai même l'impression de lui faire peur.
Tu te souviens de la première fois que c'est arrivé, Louis ? Tu te souviens de ces filles qui m'avaient tabassée presque à mort dans la cour de récré parce que ma tête ne leur revenait pas ?
J'étais par terre, terrassée, les joues mouillées de larmes et le nez en sang, quand soudain, mon corps s'est levé tout seul. Le monde autour de moi est devenu flou. Je me suis entendue dire, d'une voix qui n'était pas la mienne, d'une voix grave de garçon : « Laissez-la tranquille, ou je vais vous faire mal, très mal. »
Je n'ai pas tout de suite compris ce qui se passait. Je sais juste que les filles sont parties en courant après m'avoir traitée de tarée, et que je suis retombée en larmes sur mes genoux écorchés. Le monde est revenu à la normale, et j'ai entendu une voix rassurante que je connaissais bien me dire : « Ça va aller, Annabelle. Elles ne t'embêteront plus jamais. Je te protégerai toujours. »
Je connaissais cette voix parce que c'était la tienne, Louis. Mon compagnon de jeux, mon ami secret. Parfois, comme je n'avais pas d'autres amis, je m'allongeais sur mon lit et je partais dans ce monde imaginaire qui avait toujours été là pour nous. Il y avait toutes sortes de plantes et d'animaux, des falaises gigantesques et des plages magnifiques, mais surtout, c'était là que je te retrouvais, toi, Louis, ce beau garçon aux longs cheveux blonds et aux yeux rieurs.
Tu as appris à marcher à mes côtés, dans mes rêveries courtes et floues de bambin. Tu t'es levé en même temps que moi, tu t'es mis à courir, courir après des papillons et des abeilles sans dard, et nous avons grandi ensemble, moi dans le vrai monde, le monde physique, toi dans ce monde intérieur qui n'avait pas de nom, mais qui avait une odeur, celle des fleurs bien mûres qui répandent leur parfum dans l'air en fanant doucement.
Parfois, ma mère voyait mon regard changer, et moi je voyais le monde s'éloigner, s'éloigner, et soudain je me tenais plus droite, j'étais plus fière, et je m'entendais parler d'une voix qui n'était pas la mienne, qui était ta voix passant tant bien que mal par mes petites cordes vocales de fille. Il y avait cette grâce elfique dans mes gestes alors, cette beauté intemporelle que personne ne m'avait jamais connue.
Mon Louis, tu as commencé à me poser problème lorsque je suis arrivée au collège. Je faisais partie des grands, maintenant, et les rares amis que j'avais réussi à me faire ne comprenaient pas que je leur parle de toi. Alors je m'étais adaptée, tu avais cessé d'être mon ami imaginaire, et tu étais devenu mon copain qui vit loin, dans une autre ville, et qu'ils ne verront jamais à cause de la distance. Mes joues brûlaient de la honte d'être différente. Même lorsque j'étais avec des personnes réelles, je ne pensais qu'à toi. Tu étais tellement plus intéressant, tellement plus gentil, aussi. Tu étais à moi, tout à moi, mon Louis. Et j'étais, moi aussi, toute à toi.
Au lycée, j'ai voulu te chasser. Je vivais une crise de foi. Tu étais un obstacle à une vie normale, comme me l'avait déjà dit une psychologue à qui je t'avais mentionné. Elle était catégorique. À mon âge, on n'avait pas d'ami imaginaire. Il fallait que je revienne sur le droit chemin, et cela voulait dire t'oublier. Oh, j'ai essayé, Louis, tu le sais bien. Je t'ai nié, j'ai cessé de te rendre visite dans ce petit monde à nous. Et puis un danger arrivait, quelque chose me menaçait, une dispute ou un homme qui s'approchait trop près, et à nouveau je voyais tout à travers une buée opaque, et à nouveau je te sentais t'exprimer à travers moi, toujours avec ces mots que j'ai appris à chérir : « Ça va aller, Annabelle. Ils ne t'embêteront plus jamais. Je te protégerai toujours. »
Mon amour, mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour, tu me fais citer des chanteurs morts pour parler de notre idylle bien vivante. Je me souviens de ce jour où tu m'as encouragée à partager notre histoire de façon anonyme sur internet. Là, personne ne pourrait nous juger, et même s'ils le faisaient, ce ne serait que des mots sur un écran.
J'ai tout raconté, en plus de dix mille caractères, de notre enfance jusqu'à aujourd'hui, sans omettre le moindre détail. Je sentais le terrible poids sur ma poitrine se lever au fur et à mesure que j'écrivais. Je laissais couler les allitérations, je faisais dans le grandiose, dans le beau, pour nous représenter nous, Louis, notre magnifique histoire. À la fin, un commentaire est arrivé :
« Les amis imaginaires ne restent pas jusqu'à l'âge adulte. Ils ne prennent pas non plus le contrôle de ton corps. Ça ressemble à un trouble dissociatif de l'identité. Ton Louis m'a tout l'air d'être un alter. »
D'après le DSM-5, Louis et moi serions des « états de personnalité », ou identités alternantes, deux êtres échoués dans un seul corps, la dualité de ce qui aurait dû être unique, le résultat de la fragmentation d'une psyché qui aurait dû être celle d'une Annabelle solitaire, cet être entier que je ne connaîtrai jamais. Nous avons été arrachés à cette possibilité, brisés en deux morceaux, et nous avons grandi ainsi, côte à côte, front contre front, chacun puisant sa force dans l'énergie de l'autre.
Louis, si tu n'es vraiment qu'une partie d'un tout qui nous unit, alors tu es sa partie la plus douce et la plus crue, ma merveilleuse moitié. Je partage une âme avec mon âme sœur. Oui, j'aime cette expression. Elle résume bien ce que tu es, ce que nous sommes, à deux.
J'ai peur qu'un psychiatre ne cherche à nous séparer, ou pire, à nous réunir, à nous recoller ensemble par une fusion forcée, à nous priver de la compagnie l'un de l'autre. Ceux qui verraient ça comme une guérison ne connaissent pas notre histoire. C'est ensemble que nous sommes forts, invincibles même.
La vie avec toi n'est pas de tout repos, Louis. La solitude me consume. Mon corps brûle de sentir un corps qui n'est pas là. Pourtant, je te préfère à tout autre homme. Je suis prête à sacrifier l'intimité qu'ils pourraient m'offrir pour la douceur de tes caresse astrales, leur odeur musquée et leurs doigts rêches pour le velours des vagues de sentiments dont tu m'assailles.
Louis, mon amour, mon ange gardien, mon protecteur. Nous, nous sommes différents. Nous l'avons toujours été. Nous allons continuer de l'être encore longtemps.
Tu te souviens de la première fois que c'est arrivé, Louis ? Tu te souviens de ces filles qui m'avaient tabassée presque à mort dans la cour de récré parce que ma tête ne leur revenait pas ?
J'étais par terre, terrassée, les joues mouillées de larmes et le nez en sang, quand soudain, mon corps s'est levé tout seul. Le monde autour de moi est devenu flou. Je me suis entendue dire, d'une voix qui n'était pas la mienne, d'une voix grave de garçon : « Laissez-la tranquille, ou je vais vous faire mal, très mal. »
Je n'ai pas tout de suite compris ce qui se passait. Je sais juste que les filles sont parties en courant après m'avoir traitée de tarée, et que je suis retombée en larmes sur mes genoux écorchés. Le monde est revenu à la normale, et j'ai entendu une voix rassurante que je connaissais bien me dire : « Ça va aller, Annabelle. Elles ne t'embêteront plus jamais. Je te protégerai toujours. »
Je connaissais cette voix parce que c'était la tienne, Louis. Mon compagnon de jeux, mon ami secret. Parfois, comme je n'avais pas d'autres amis, je m'allongeais sur mon lit et je partais dans ce monde imaginaire qui avait toujours été là pour nous. Il y avait toutes sortes de plantes et d'animaux, des falaises gigantesques et des plages magnifiques, mais surtout, c'était là que je te retrouvais, toi, Louis, ce beau garçon aux longs cheveux blonds et aux yeux rieurs.
Tu as appris à marcher à mes côtés, dans mes rêveries courtes et floues de bambin. Tu t'es levé en même temps que moi, tu t'es mis à courir, courir après des papillons et des abeilles sans dard, et nous avons grandi ensemble, moi dans le vrai monde, le monde physique, toi dans ce monde intérieur qui n'avait pas de nom, mais qui avait une odeur, celle des fleurs bien mûres qui répandent leur parfum dans l'air en fanant doucement.
Parfois, ma mère voyait mon regard changer, et moi je voyais le monde s'éloigner, s'éloigner, et soudain je me tenais plus droite, j'étais plus fière, et je m'entendais parler d'une voix qui n'était pas la mienne, qui était ta voix passant tant bien que mal par mes petites cordes vocales de fille. Il y avait cette grâce elfique dans mes gestes alors, cette beauté intemporelle que personne ne m'avait jamais connue.
Mon Louis, tu as commencé à me poser problème lorsque je suis arrivée au collège. Je faisais partie des grands, maintenant, et les rares amis que j'avais réussi à me faire ne comprenaient pas que je leur parle de toi. Alors je m'étais adaptée, tu avais cessé d'être mon ami imaginaire, et tu étais devenu mon copain qui vit loin, dans une autre ville, et qu'ils ne verront jamais à cause de la distance. Mes joues brûlaient de la honte d'être différente. Même lorsque j'étais avec des personnes réelles, je ne pensais qu'à toi. Tu étais tellement plus intéressant, tellement plus gentil, aussi. Tu étais à moi, tout à moi, mon Louis. Et j'étais, moi aussi, toute à toi.
Au lycée, j'ai voulu te chasser. Je vivais une crise de foi. Tu étais un obstacle à une vie normale, comme me l'avait déjà dit une psychologue à qui je t'avais mentionné. Elle était catégorique. À mon âge, on n'avait pas d'ami imaginaire. Il fallait que je revienne sur le droit chemin, et cela voulait dire t'oublier. Oh, j'ai essayé, Louis, tu le sais bien. Je t'ai nié, j'ai cessé de te rendre visite dans ce petit monde à nous. Et puis un danger arrivait, quelque chose me menaçait, une dispute ou un homme qui s'approchait trop près, et à nouveau je voyais tout à travers une buée opaque, et à nouveau je te sentais t'exprimer à travers moi, toujours avec ces mots que j'ai appris à chérir : « Ça va aller, Annabelle. Ils ne t'embêteront plus jamais. Je te protégerai toujours. »
Mon amour, mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour, tu me fais citer des chanteurs morts pour parler de notre idylle bien vivante. Je me souviens de ce jour où tu m'as encouragée à partager notre histoire de façon anonyme sur internet. Là, personne ne pourrait nous juger, et même s'ils le faisaient, ce ne serait que des mots sur un écran.
J'ai tout raconté, en plus de dix mille caractères, de notre enfance jusqu'à aujourd'hui, sans omettre le moindre détail. Je sentais le terrible poids sur ma poitrine se lever au fur et à mesure que j'écrivais. Je laissais couler les allitérations, je faisais dans le grandiose, dans le beau, pour nous représenter nous, Louis, notre magnifique histoire. À la fin, un commentaire est arrivé :
« Les amis imaginaires ne restent pas jusqu'à l'âge adulte. Ils ne prennent pas non plus le contrôle de ton corps. Ça ressemble à un trouble dissociatif de l'identité. Ton Louis m'a tout l'air d'être un alter. »
D'après le DSM-5, Louis et moi serions des « états de personnalité », ou identités alternantes, deux êtres échoués dans un seul corps, la dualité de ce qui aurait dû être unique, le résultat de la fragmentation d'une psyché qui aurait dû être celle d'une Annabelle solitaire, cet être entier que je ne connaîtrai jamais. Nous avons été arrachés à cette possibilité, brisés en deux morceaux, et nous avons grandi ainsi, côte à côte, front contre front, chacun puisant sa force dans l'énergie de l'autre.
Louis, si tu n'es vraiment qu'une partie d'un tout qui nous unit, alors tu es sa partie la plus douce et la plus crue, ma merveilleuse moitié. Je partage une âme avec mon âme sœur. Oui, j'aime cette expression. Elle résume bien ce que tu es, ce que nous sommes, à deux.
J'ai peur qu'un psychiatre ne cherche à nous séparer, ou pire, à nous réunir, à nous recoller ensemble par une fusion forcée, à nous priver de la compagnie l'un de l'autre. Ceux qui verraient ça comme une guérison ne connaissent pas notre histoire. C'est ensemble que nous sommes forts, invincibles même.
La vie avec toi n'est pas de tout repos, Louis. La solitude me consume. Mon corps brûle de sentir un corps qui n'est pas là. Pourtant, je te préfère à tout autre homme. Je suis prête à sacrifier l'intimité qu'ils pourraient m'offrir pour la douceur de tes caresse astrales, leur odeur musquée et leurs doigts rêches pour le velours des vagues de sentiments dont tu m'assailles.
Louis, mon amour, mon ange gardien, mon protecteur. Nous, nous sommes différents. Nous l'avons toujours été. Nous allons continuer de l'être encore longtemps.