À Madame de Grignan (printemps-été 1679)

À Madame de Grignan - À Livry, lundi au soir, printemps-été 1679.

Tout est gratté, tout est tondu, tout est propre, tout est disposé à vous recevoir ; voilà votre carrosse et mes chevaux. Disposez absolument de tout ce qui est à moi, réglez, ordonnez, commandez, car ma fantaisie et ma sorte d’amitié, c’est d’aimer cent fois mieux votre volonté que la mienne et de me trouver toujours toute disposée à suivre vos desseins.

Votre fils est gaillard et mange comme un petit démon dans l’air de cette forêt. Le Bien Bon vous embrasse.

’’Pour Madame de Grignan.’’

41. À Madame de Grignan - À Livry, samedi au soir, printemps-été 1679.

Vous qui savez, ma bonne, comme je suis frappée des illusions et des fantômes, vous deviez bien m’épargner la vilaine idée des dernières paroles que vous m’avez dites. Si je ne vous aime pas, si je ne suis point aise de vous voir, si j’aime mieux Livry que vous, je vous avoue, ma belle, que je suis la plus trompée de toutes les personnes du monde. J’ai fait mon possible pour oublier vos reproches, et je n’ai pas eu beaucoup de peine à les trouver injustes. Demeurez à Paris, et vous verrez si je n’y courrai pas avec bien plus de joie que je ne suis venue ici. Je me suis un peu remise en pensant à tout ce que vous allez faire où je ne serais point, et vous savez bien qu’il n’y a guère d’heures où vous puissiez me regretter, mais je ne suis pas de même, et j’aime à vous regarder et à n’être pas loin de vous pendant que vous êtes en ces pays où les mois vous paraissent si longs. Ils me paraîtraient tout de même, si j’étais longtemps comme je suis présentement.

Je voudrais bien que votre poumon fût rafraîchi de l’air que j’ai respiré ce soir : pendant que nous mourions à Paris, il faisait ici un orage, jeudi, qui rend encore l’air tout gracieux. Bonsoir, ma très chère.

J’attends de vos nouvelles, et vous souhaite une santé comme la mienne ; je voudrais avoir la vôtre à rétablir.

Voilà mes chevaux, dont vous ferez tout ce qui vous plaira.

’’Pour Madame de Grignan.’’

42. À Madame de Grignan - Printemps-été 1679.

J’ai mal dormi. Vous m’accablâtes hier au soir ; je n’ai pu supporter votre injustice. Je vois plus que les autres toutes les qualités admirables que Dieu vous a données. J’admire votre courage, votre conduite ; je suis persuadée du fonds de l’amitié que vous avez pour moi. Toutes ces vérités sont établies dans le monde et plus encore chez mes amies. Je serais bien fâchée qu’on pût douter que vous aimant comme je fais, vous ne fussiez point pour moi comme vous êtes. Qu’y a-t-il donc ? C’est que c’est moi qui ai toutes les imperfections dont vous vous chargiez hier au soir, et le hasard a fait qu’avec confiance, je me plaignis hier à Monsieur le Chevalier que vous n’aviez pas assez d’indulgence pour toutes ces misères, que vous me les faisiez quelquefois trop sentir, que j’en étais quelquefois affligée et humiliée. Vous m’accusez aussi de parler à des personnes à qui je ne dis jamais rien de ce qu’il ne faut point dire. Vous me faites, sur cela, une injustice trop criante ; vous donnez trop à vos préventions. Quand elles sont établies, la raison et la vérité n’entrent plus chez vous. Je disais tout cela uniquement à Monsieur le Chevalier. Il me parut convenir avec bonté de bien des choses, et quand je vois, après qu’il vous a parlé sans doute dans ce sens, que vous m’accusez de trouver ma fille toute imparfaite, toute pleine de défauts, tout ce que vous me dîtes hier au soir, et que ce n’est point cela que je pense et que je dis, et que c’est au contraire de vous trouver trop dure sur mes défauts dont je me plains, je dis : « Qu’est-ce que ce changement ? » et je sens cette injustice, et je dors mal. Mais je me porte fort bien, et prendrai du café, ma bonne, si vous le voulez bien.

’’Pour ma fille.’’

43. À Madame de Grignan - Printemps ou été 1679.

Il faut, ma chère bonne, que je me donne le plaisir de vous écrire, une fois pour toutes, comme je suis pour vous. Je n’ai point l’esprit de vous le dire ; je ne vous dis rien qu’avec timidité et de mauvaise grâce. Tenez-vous donc à ceci. Je ne touche point au fonds de la tendresse sensible et naturelle que j’ai pour vous ; c’est un prodige. Je ne sais pas quel effet peut faire en vous l’opposition que vous dites qui est dans nos esprits ; il faut qu’elle ne soit pas si grande dans nos sentiments, ou qu’il y ait quelque chose d’extraordinaire pour moi, puisqu’il est vrai que mon attachement pour vous n’en est pas moindre. Il semble que je veuille vaincre ces obstacles, et que cela augmente mon amitié plutôt que de la diminuer ; enfin, jamais, ce me semble, on ne peut aimer plus parfaitement. Je vous assure, ma bonne, que je ne suis occupée que de vous, ou par rapport à vous, ne disant et ne faisant rien que ce qui me paraît vous être le plus utile.

C’est dans cette pensée que j’ai eu toutes les conversations avec Son Eminence, qui ont toujours roulé sur dire que vous aviez de l’aversion pour lui. Il est très sensible à la perte de la place qu’il croit avoir eue dans votre amitié ; il ne sait pourquoi il l’a perdue. Il croit devoir être le premier de vos amis, il croit être des derniers. Voilà ce qui cause ses agitations, et sur quoi roulent toutes ses pensées. Sur cela, je crois avoir dit et ménagé tout ce que l’amitié que j’ai pour vous, et l’envie de conserver un ami si bon et si utile, pouvait m’inspirer, contestant ce qu’il fallait contester, ne lâchant jamais que vous eussiez de l’horreur pour lui, soutenant que vous aviez un fonds d’estime, d’amitié et de reconnaissance, qu’il retrouverait s’il prenait d’autres manières ; en un mot, disant toujours si précisément tout ce qu’il fallait dire, et ménageant si bien son esprit, malgré ses chagrins, que si je méritais d’être louée de faire quelque chose de bien pour vous, il me semblait que ma conduite l’eût mérité.

C’est ce qui me surprit, lorsqu’au milieu de cette exacte conduite, il me parut que vous faisiez une mine de chagrin à Corbinelli, qui la méritait justement comme moi, et encore moins, s’il se peut, car il a plus d’esprit et sait mieux frapper où il veut. C’est ce que je n’ai pas encore compris, non plus que la perte que je vois que vous voulez bien faire de cette Eminence. Jamais je n’ai vu un cœur si aisé à gouverner, pour peu que vous voulussiez en prendre la peine. Il croyait avoir retrouvé l’autre jour ce fonds d’amitié dont je lui avais toujours répondu, car j’ai cru bien faire de travailler sur ce fonds, mais je ne sais comme, tout d’un coup, cela s’est tourné d’une autre manière. Est-il juste, ma bonne, qu’une bagatelle sur quoi il s’est trompé, m’assurant que vous la souffririez sans colère, m’étant moi-même appuyée sur sa parole pour la souffrir - est-il possible que cela puisse faire un si grand effet ? Le moyen de le penser ! Eh bien ! nous avons mal deviné : vous ne l’avez pas voulu. On l’a supprimé et renvoyé ; voilà qui est fait. C’est une chose non avenue. Cela ne vaut pas, en vérité, les tons que vous avez pris. Je crois que vous avez des raisons ; j’en suis persuadée par la bonne opinion que j’ai de votre raison. Sans cela ne serait-il point tout naturel de ménager un tel ami ? Quelle affaire auprès du Roi, quelle succession, quels avis, quelle économie pourraient jamais vous être si utiles ? Un cœur dont le penchant naturel est la tendresse et la libéralité, qui tient pour une faveur de souffrir qu’il l’exerce pour vous, qui n’est occupé que du plaisir de vous en faire, qui a pour confidents toute votre famille, et dont la conduite et l’absence ne peut, ce me semble, vous obliger à de grands soins ! Il ne lui faudrait que d’être persuadé que vous avez de l’amitié pour lui, comme il a cru que vous en aviez eu, et même avec moins de démonstrations, parce que ce temps est passé. Voilà ce que je vois du point de vue où je suis. Mais comme ce n’est qu’un côté et que, du vôtre, je ne sais aucune de vos raisons ni de vos sentiments, il est très possible que je raisonne mal. Je trouvais moi-même un si grand intérêt à vous conserver cette source inépuisable, et cela pouvait être bon à tant de choses, qu’il était bien naturel de travailler sur ce fonds.

Mais je quitte ce discours pour revenir un peu à moi. Vous disiez hier cruellement, ma bonne, que je serais trop heureuse quand vous seriez loin de moi, que vous me donniez mille chagrins, que vous ne faisiez que me contrarier. Je ne puis penser à ce discours sans avoir le cœur percé et fondre en larmes. Ma très chère, vous ignorez bien comme je suis pour vous si vous ne savez que tous les chagrins que me peut donner l’excès de la tendresse que j’ai pour vous sont plus agréables que tous les plaisirs du monde, où vous n’avez point de part. Il est vrai que je suis quelquefois blessée de l’entière ignorance où je suis de vos sentiments, du peu de part que j’ai à votre confiance ; j’accorde avec peine l’amitié que vous avez pour moi avec cette séparation de toute sorte de confidence. Je sais que vos amis sont traités autrement. Mais enfin, je me dis que c’est mon malheur, que vous êtes de cette humeur, qu’on ne se change point ; et plus que tout cela, ma bonne, admirez la faiblesse d’une véritable tendresse, c’est qu’effectivement votre présence, un mot d’amitié, un retour, une douceur, me ramène et me fait tout oublier. Ainsi, ma belle, ayant mille fois plus de joie que de chagrin, et ce fonds étant invariable, jugez avec quelle douleur je souffre que vous pensiez que je puisse aimer votre absence. Vous ne sauriez le croire, si vous pensez à l’infinie tendresse que j’ai pour vous. Voilà comme elle est invariable et toujours sensible. Tout autre sentiment est passager et ne dure qu’un moment ; le fond est comme je vous le dis. Jugez comme je m’accommoderai d’une absence qui m’ôte de légers chagrins que je ne sens plus, et qui m’ôte une créature dont la présence et la moindre amitié fait ma vie et mon unique plaisir. Joignez-y les inquiétudes de votre santé, et vous n’aurez pas la cruauté de me faire une si grande injustice. Songez-y, ma bonne, à ce départ, et ne le pressez point, vous en êtes la maîtresse. Songez que ce que vous appelez des forces a toujours été par votre faute et l’incertitude de vos résolutions, car pour moi, hélas ! je n’ai jamais eu qu’un but, qui est votre santé, votre présence, et de vous retenir avec moi. Mais vous ôtez tout crédit par la force des choses que vous dites pour confondre, qui sont précisément contre vous. Il faudrait quelquefois ménager ceux qui pourraient faire un bon personnage dans les occasions.

Ma pauvre bonne, voilà une abominable lettre ; je me suis abandonnée au plaisir de vous parler et de vous dire comme je suis pour vous. Je parlerais d’ici à demain. Je ne veux point de réponse ; Dieu vous en garde ! ce n’est pas mon dessein. Embrassez-moi seulement et me demandez pardon, mais je dis pardon d’avoir cru que je pusse trouver du repos dans votre absence.