A Madame de Grignan - Aux Rochers, dimanche matin 4ème février 1685
Hormis la promptitude de la guérison, ma bonne, vous pouvez compter que vous m’avez guérie. Il est vrai que nous pensions au commencement que ce serait une affaire de quatre jours ; nous nous sommes trompés, voilà tout, et en voilà quinze. Mais enfin la cicatrice fait une fort bonne mine de vouloir s’avancer et, pour la presser encore davantage, nous ôtons l’huile, avec votre permission, car nous avons suivi vos ordres exactement, et nous mettons de l’onguent noir que vous avez envoyé, et qui ne nuira pas à la poudre de sympathie, pour fermer entièrement la boutique. Otez-vous donc de l’esprit tout ce grimaudage d’une femme blessée d’une grande plaie ; elle est très petite, aussi bien que l’outil dont se sert votre frère. Rectifiez votre imagination sur tout cela. Ma jambe n’est ni enflammée, ni enflée. J’ai été chez la princesse, je me suis promenée ; je n’ai point l’air malade. Regardez donc votre bonne d’une autre manière que comme une pauvre femme de l’hôpital. Je suis belle, je ne suis point pleureuse comme dans ce griffonnage. Enfin, ma bonne, ce n’est plus par là qu’il me faut plaindre, c’est d’être bien loin de vous, c’est de n’être que métaphysiquement de toutes vos parties, c’est de perdre un temps si cher. Comme on pense beaucoup en ce pays, on avale quelquefois des amers moins agréables que les vôtres. Je reprends des forces et du courage, et j’en ai, ma bonne, quoi qu’en veuille dire le Chevalier. Voilà l’état de mon âme et de mon corps. Je vous dis les choses comme elles sont, ma chère bonne, et il faut que je sois bien persuadée de votre parfaite amitié pour vous faire cet étrange détail au milieu de Versailles, où vous êtes assurément, ma bonne. La tendresse que j’ai pour vous est toute naturelle. Elle est à sa place, elle est fondée sur mille bonnes raisons, mais celle que vous avez pour moi est toute merveilleuse, toute rare, toute singulière ; il n’y en a quasi pas d’exemple, et c’est ce qui fait aussi cette grande augmentation de mon côté, qui n’est que trop juste.
Mme de La Fayette vous a vue ; elle me mande que vous fîtes de Mlle d’Alérac comme de notre chien (hélas ! notre beau chien, vous en souvient-il ?), et que vous causâtes fort ensemble, qu’elle est engouée de vous (c’est son mot), que vous êtes parfaite, hormis que vous êtes trop sensible. Voilà votre défaut ; elle vous en gronda. Voilà comme mes amies reçoivent vos visites et sont contentes de vous, car Mme de Lavardin m’en écrivit encore une grande feuille. Tout cela vous fait souvenir de moi, ma très chère, et cette bonne duchesse de Chaulnes. Vous me marquez si bien les divers tons de ceux qui m’ont souhaitée dans ma chambre que je les ai tous reconnus.
Ma bonne, j’ai été triste de n’être point à ce souper pour vous faire les honneurs de cet appartement. La compagnie était bonne et gaie. M. de Coulanges ne trouva pas assez de haut goût ni de ragoût pour son goût usé et débauché ; cela était trop héroïque pour Monsieur de Troyes et pour lui. Il avoue pourtant que le repas était beau et bon et fort gai. Hélas ! ma santé n’est pas digne d’être si souvent et si bien célébrée. Il me paraît que M. de Lamoignon connaît bien le mérite de la bonne femme Carnavalet ; vous ne sauriez trop ménager un tel ami. Je suis ravie de la joie qu’ils ont de cette place du Conseil, mais je suis affligée de cette cruelle néphrétique qui accable ce pauvre homme à tout moment. Point de jours sûrs ; c’est un rabat-joie continuel.
Je trouve bien plaisant tout le petit tracas de l’hôtel de Chaulnes. Je ne crois point la duchesse jalouse ; je doute que cette belle amitié qu’elle a pour moi lui permît de m’en faire confidence. Le petit Coulanges est fort plaisant sur tout cela. J’admire comme lui sainte Grignette, et comme il y a des gens qui ont une sorte d’esprit pour venir à leurs fins où d’autres ne sauraient pas faire un pas. Je vous remercie de vos nouvelles. Je ne vois point d’où vient la disgrâce de Flamarens à l’égard de Monsieur ; je ne crois pas que notre bon maréchal d’Estrades fasse de grandes intrigues dans cette cour très orageuse.
Dieu conserve votre santé comme vous me la dépeignez, ma bonne ! Je crois les bouillons de chicorée fort bons ; j’en prendrai. Ne négligez point vos amers ; c’est votre vie. Je doute que vous vous serviez de la poudre de sympathie pour votre côté ; vous n’avez point encore voulu essayer du baume. Je vous ai mandé que la Marbeuf s’est ressuscitée ; voilà une succession qui vous est échappée. Il faut écrire sur sa maladie et sur les poulardes. Dites-moi si elles sont bonnes ; on les trouve excellentes en ce pays-ci. Je ne puis souffrir que Rhodes ait vendu sa charge, si ancienne dans sa maison. Vous aurez donc le plaisir de voir le Doge, et de n’avoir point cette guerre. C’est comme si la République venait, mais qui peut résister aux volontés de Sa Majesté ? Il me semble que j’aurais encore été aujourd’hui à votre dîner chez Gourville ; toute la case de Pomponne ne m’aurait pas chassée. Jamais, ma chère Comtesse, vous n’avez passé un hiver qui me convînt tant. J’envie et je regrette tous vos plaisirs, mais bien plus celui de vous voir, ma bonne, et d’être avec vous, et de jouir de cette chère amitié qui fait toutes mes délices.
’’A cinq heures du soir.’’
Mon fils vient de voir ma jambe. En vérité, ma bonne, je la trouve fort bien. Il vous le va dire, et hors la promptitude de quatre jours, on ne peut pas dire que je ne sois guérie par la sympathie ; vous pouvez embrasser le Marquis. Mon fils vient de mettre cet onguent noir pour faire la cicatrice, car il n’y a plus que cela à faire, et nous gardons précieusement le reste de la poudre pour quelque chose de plus grande importance. Et croyez, ma chère bonne, que je ne m’en dédirai point : c’est vous qui m’avez guérie ; l’air du miracle n’y a pas été, voilà tout. Je viens de me promener. Otez-vous de l’esprit que je sois malade ni boiteuse ; je suis en parfaite santé. Je me réjouis de celle du Chevalier. C’est toujours beaucoup d’en avoir la moitié ; il n’était pas si riche l’année passée.
Votre belle-soeur vous prie de mander s’il y a quelque chose de changé à la façon des manteaux et à la coiffure ; elle vous révère. Embrassez M. de Grignan tendrement. Le Bien Bon est tout à vous deux. Il n’écrit jamais de moi parce que ce sont des affaires et des calculs qui lui font oublier sa pauvre nièce. Je demande au Marquis et à Mlle d’Alérac s’ils savent bien quel est le mois de l’année où les Bretons boivent le moins ; ce serait curieux. Ma chère bonne, je baise vos deux bonnes joues, et vous embrasse avec une extrême tendresse. Ne soyez plus du tout en peine de moi, et n’en parlez plus du tout.
Est-ce Monsieur de Carcassonne qui sera député ? quand viendront les prélats ?
De Charles de Sévigné
’’A cinq heures du soir, dimanche.’’
Le pieux Enée vient de panser sa mère. La poudre de sympathie n’a point fait son miracle, mais elle nous a mis en état que l’onguent noir que vous nous avez envoyé achèvera bientôt ce qui reste à faire. Ainsi la sympathie et l’onguent noir auront l’honneur conjointement de cette guérison tant souhaitée. Si vous avez bien envie d’embrasser le señor Marques, vous le pouvez faire tandis qu’il a encore un nez et des oreilles ; une autre fois qu’il n’expose pas si témérairement ces membres.
Adieu, ma petite soeur. Je fais toujours mille compliments remplis de contrition à M. de Grignan, et vous supplie de sauver ma princesse des fureurs du Troyen.
’’Pour ma petite soeur.’’
67.A Madame de Grignan - Aux Rochers, mercredi 14ème février 1685.
Je n’ai point reçu de vos lettres cet ordinaire, ma chère bonne, et quoique je sache que vous êtes à Versailles, que je croie et que j’espère que vous vous portez bien, que je sois assurée que vous ne m’avez point oubliée, et que ce désordre vienne d’un laquais et d’une paresse, je n’ai pas laissé d’être toute triste et toute décontenancée, car le moyen, ma bonne, de se passer de cette chère consolation ? Je ne vous dis point assez à quel point vos lettres me plaisent, et à quel point elles sont aimables, naturelles et tendres ; je me retiens toujours sur cela par la crainte de vous ennuyer. Je relisais tantôt votre dernière lettre ; je songeais avec quelle amitié vous touchez cet endroit de la légère espérance de me revoir au printemps, et comme après avoir trouvé les mois si longs, cela se trouverait proche présentement, car voilà tous les préparatifs du printemps. Ma bonne, j’ai été sensiblement touchée de vos sentiments, et des miens qui ne sont pas moins tendres, et de l’impossibilité qui s’est si durement présentée à mes yeux ; ma chère Comtesse, il faut passer ces endroits, et mettre tout entre les mains de la Providence, et regarder ce qu’elle va faire dans vos affaires et dans votre famille.
Mon fils et sa femme sont à Rennes de lundi ; ils y ont quelques affaires, et je trouve cette petite femme si malade, si accablée de vapeurs, des fièvres et des frissons de vapeur à tous moments, des maux de tête enragés, que je leur ai conseillé de s’approcher des capucins ; ils viendront peut-être de Vannes, où ils sont, ou bien ils écriront. Ce sont eux qui ont mis le feu à la maison par leurs remèdes violents. Mon fils achève avec l’essence de Jacob deux ou trois fois le jour. Il faut que tout cela fasse un grand effet. Il vaut mieux être dans une ville qu’en pleine campagne.
Je suis donc ici très seule ; j’ai pourtant pris, pour voir une créature, cette petite jolie femme dont M. de Grignan fut amoureux tout un soir. Elle lit quand je travaille ; elle se promène avec moi, car vous saurez, ma bonne, et vous devez me croire, que Dieu, qui mêle toujours les maux et les biens, a consolé ma solitude d’une très véritable guérison. Si on pouvait mettre le mot d’aimable avec celui d’emplâtre, je dirais que celui que vous m’avez envoyé mérite cet assemblage. Il attire ce qui reste, et guérit en même temps. Ma plaie disparaît tous les jours : Montpezat, pezat, zat, at, t, voilà ma plaie. Il me semble que ce dernier, que vous m’avez envoyé, est meilleur. Enfin cela est fait. Si je n’en avais point fait du poison, par l’avis des sottes gens de ce pays, il y a longtemps que celui que j’ai depuis trois mois m’aurait guérie. Dieu ne l’a pas voulu. J’en ressemble mieux à M. de Pomponne, car c’est après trois mois. On veut que je marche, parce que je n’ai nulle sorte de fluxion, et que cela redonne des esprits et fait agir l’aimable onguent ; remerciez-en Mme de Pomponne. Jusqu’ici la foi avait couru au-devant de la vérité, et je prenais pour elle mon espérance, mais, ma bonne, tout finit, et Dieu a voulu que ç’ait été par vous. Mon fils s’en plaignait l’autre jour, car ç’a été lui qui, au contraire, m’a fait tous mes maux, mais Dieu sait avec quelle volonté ! Il partit lundi follement, en disant adieu à cette petite plaie, disant qu’il ne la reverrait plus, et qu’après avoir vécu si longtemps ensemble cette séparation ne laissait pas d’être sensible. Je n’oublierai pas aussi à vous remercier mille fois de toute l’émotion, de tout le soin, de tout le chagrin que votre amitié vous a fait sentir dans cette occasion. Quand un est accoutumée à votre manière d’aimer, les autres font rire. Je suis fort digne, ma bonne, de tous ces trésors par la manière aussi dont je les sais sentir, et par la parfaite tendresse que j’ai pour vous et pour tout ce qui vous touche à dix lieues à la ronde. Parlez-moi un peu de votre santé, mais bien véritablement, et de vos affaires. N’avons-nous plus d’amants ? Il nous revient beaucoup de temps et de papier, puisque nous ne parlerons plus de cette pauvre jambe.
La Marbeuf est transportée d’une lettre que vous lui avez écrite ; elle m’adore si fort que j’en suis honteuse. Elle veut vous envoyer deux poulardes avec mes quatre. Je l’en gronde ; elle le veut. Vous en donnerez à M. du Plessis, et vous direz à Corbinelli d’en venir manger avec vous, comme vous avez déjà fait, car que ne faites-vous point d’obligeant et d’honnête ? Ma bonne, je finis. J’attends vendredi vos deux lettres à la fois, et je suis sûre de vous aimer de tout mon c½ur.
La princesse vient de partir d’ici. Dès que mon fils, qui est encore mal avec elle, a été à Rennes, elle est courue ici d’une bonne amitié. Le Bien Bon vous est tout acquis, et moi à votre époux et à ce qui est avec vous.
68. À Madame de Grignan - Aux Rochers, dimanche 25ème février 1685. ’’Réponse au 21.’’
Ah ! ma bonne, quelle aventure que celle de la mort du roi d’Angleterre, la veille d’une mascarade !
’’À Louis-Provence de Grignan’’
Mon Marquis, il faut que vous soyez bien malheureux de trouver en votre chemin un événement si extraordinaire !
Chimène, qui l’eût dit -- Rodrigue, qui l’eût cru ?
Lequel vous a le plus serré le c½ur, ou le contretemps, ou quand votre méchante maman vous renvoya de Notre-Dame ? Vous en fûtes consolé le même jour ; il faut que le billard et l’appartement et la messe du Roi, et toutes les louanges qu’on a données à vous et à votre joli habit vous aient consolé dans cette occasion, avec l’espérance que cette mascarade n’est que différée. Mon cher enfant, je vous fais mes compliments sur tous ces grands mouvements, mais faites-m’en sur toutes mes attentions mal placées. J’avais été à la mascarade, à l’opéra, au bal ; je m’étais tenue droite, je vous avais admiré, j’avais été aussi émue que votre belle maman, et j’ai été trompée.
Ma bonne, je comprends tous vos sentiments mieux que personne. Vraiment oui, on se transmet dans ses enfants, et, comme vous dites, plus vivement que pour soi-même ; j’ai tant passé par ces émotions ! C’est un plaisir quand on les a pour quelque jolie petite personne qui en vaut la peine et qui fait l’attention des autres. Votre fils plaît extrêmement ; il a quelque chose de piquant et d’agréable dans la physionomie. On ne saurait passer les yeux sur lui comme sur un autre ; on s’arrête. Mme de La Fayette me mande qu’elle avait écrit à Mme de Montespan qu’il y allait de son honneur que vous, et votre fils, fussiez contente d’elle. Il n’y a personne qui soit plus aise qu’elle’ de vous faire plaisir.
Je ne suis pas surprise que vous ayez envie d’aller à Livry ; bon Dieu, quel temps ! il est parfait. Je suis depuis le matin jusqu’à cinq heures dans ces belles allées, car je ne veux point du froid du soir. J’ai sur mon dos votre belle brandebourg, qui me pare. Ma jambe est guérie. Je marche tout comme un autre ; ne me plaignez plus, ma chère bonne. Il faudrait mourir si j’étais prisonnière par ce temps-là. Je mande à mon fils que je n’ai que faire de lui, que je me promène, et qu’avec cela je l’envoie promener. Ils sont dans les plaisirs de Rennes, d’où ils ne reviendront que la veille du Dimanche gras. J’en suis ravie ; je n’ai que trop de monde.
La princesse vient jouir de mon soleil. Elle a donné d’une thériaque céleste au bon Abbé, qui l’a tiré d’un mal de tête et d’une faiblesse qui me faisait grand’peur. Dites à ce Bien Bon combien vous êtes ravie de sa santé. La princesse est le meilleur médecin du monde. Tout de bon, les capucins admiraient sa boutique ; elle guérit une infinité de gens. Elle a des compositions rares et précieuses, dont elle nous a donné trois prises qui ont fait un effet prodigieux. Ce Bien Bon voudrait vous faire les honneurs de Livry. Si c’est le carême, ma bonne, vous y ferez une mauvaise chère ; songerez-vous à l’entreprendre avec votre côté douloureux ? On ne me parle cependant que de votre beauté. Mme de Vins m’assure que c’est tout autre chose que quand je suis partie. Vous parlez du temps qui vous respecte pour l’amour de moi ; c’est bien à vous à parler du temps !
Mais que c’est une plaisante chose que nous n’ayons pas encore parlé de la mort du roi d’Angleterre ! Il n’était point vieux, c’est un roi ; cela fait penser qu’elle n’épargne personne. C’est un grand bonheur si, dans son c½ur, il était catholique, et qu’il soit mort dans notre religion. Il me semble que voilà un théâtre où il se va faire de grandes scènes : le prince d’Orange, M. de Monmouth, cette infinité de luthériens, cette horreur pour les catholiques. Nous verrons ce que Dieu voudra représenter après cette tragédie. Elle n’empêchera pas qu’on ne se divertisse encore à Versailles puisque vous y retournez lundi.
Vous me dites mille amitiés sur la peine que vous auriez à me quitter si j’étais à Paris. J’en suis persuadée, ma très aimable bonne, mais cela n’étant point, à mon grand regret, profitez des raisons qui vous font aller à la cour. Vous y faites fort bien votre personnage. Il semble que tout se dispose à faire réussir ce que vous souhaitez. Les souhaits que j’en fais de loin ne sont pas moins sincères ni moins ardents que si j’étais auprès de vous. Hélas ! ma bonne, j’y suis toujours, et je sens, mais moins délicatement, ce que vous me disiez un jour, dont je me moquais ; c’est qu’effectivement vous êtes d’une telle sorte dans mon c½ur et mon imagination que je vous vois et vous suis toujours, mais j’honore infiniment davantage, ma bonne, un peu de réalité.
Vous me parlez de votre Langevin : m. u. r. mûr, voilà comme je l’ai vu. Est-ce assez pour mon fils ? Vous vous en plaigniez souvent. Il est peut-être devenu bon. Parlez-en à Beaulieu, et qu’il en écrive à mon fils ; j’en rendrai de bons témoignages. Celui qu’il avait était bon, et s’est gâté. Il ne gagnerait que ses gages, quarante ou cinquante écus, point de vin ni de graisse, ni de levure de lard. Je crois que mon fils ne plaindrait pas de plus gros gages pour avoir un vrai bon cuisinier ; je craindrais que celui-là fût trop faible. Mais, ma bonne, quelle folie d’avoir quatre personnes à la cuisine ? Où va-t-on avec de telles dépenses, et à quoi servent tant de gens ? Est-ce une table que la vôtre pour en occuper seulement deux ? L’air de Lachau et sa perruque vous coûtent bien cher. Je suis fort mal contente de ce désordre. Ne sauriez-vous en être la maîtresse ? Tout est cher à Paris. Et trois valets de chambre ! Tout est double et triple chez vous. Je vous dirai comme l’autre jour : vous êtes en bonne ville, faites des présents, ma bonne, de tout ce qui vous est inutile. N’est-ce point l’avis de M. Anfossy ? M. de Grignan peut-il vouloir cet excès ? Ma chère bonne, je ne puis m’empêcher de vous parler bonnement là-dessus. Après cette gronderie toute maternelle, laissez-moi vous embrasser chèrement et tendrement, persuadée que vous n’êtes point fâchée.
Ma bonne, il faut que votre mal de côté soit de bonne composition pour souffrir tous vos voyages de Versailles ; songez au moins que le maigre vous est mortel, et que le mal intérieur doit être ménagé et respecté. Bien des amitiés aux grands et petits Grignan.
Je veux vous dire ceci. Vous croyez mon fils habile, et qui se connaît en sauce, et sait se faire servir ; ma bonne, il n’y entend rien du tout, Larmechin encore moins, le cuisinier encore moins ; il ne faut pas s’étonner si un cuisinier qui était assez bon s’est entièrement gâté ! Et moi, que vous méprisez tant, je suis l’aigle, et on ne juge de rien sans avoir regardé la mine que je fais. L’ambition de vous conter que je règne sur des ignorants m’a obligée de vous faire ce sot et long discours ; demandez à Beaulieu.
’’Pour ma très aimable bonne.’’
Hormis la promptitude de la guérison, ma bonne, vous pouvez compter que vous m’avez guérie. Il est vrai que nous pensions au commencement que ce serait une affaire de quatre jours ; nous nous sommes trompés, voilà tout, et en voilà quinze. Mais enfin la cicatrice fait une fort bonne mine de vouloir s’avancer et, pour la presser encore davantage, nous ôtons l’huile, avec votre permission, car nous avons suivi vos ordres exactement, et nous mettons de l’onguent noir que vous avez envoyé, et qui ne nuira pas à la poudre de sympathie, pour fermer entièrement la boutique. Otez-vous donc de l’esprit tout ce grimaudage d’une femme blessée d’une grande plaie ; elle est très petite, aussi bien que l’outil dont se sert votre frère. Rectifiez votre imagination sur tout cela. Ma jambe n’est ni enflammée, ni enflée. J’ai été chez la princesse, je me suis promenée ; je n’ai point l’air malade. Regardez donc votre bonne d’une autre manière que comme une pauvre femme de l’hôpital. Je suis belle, je ne suis point pleureuse comme dans ce griffonnage. Enfin, ma bonne, ce n’est plus par là qu’il me faut plaindre, c’est d’être bien loin de vous, c’est de n’être que métaphysiquement de toutes vos parties, c’est de perdre un temps si cher. Comme on pense beaucoup en ce pays, on avale quelquefois des amers moins agréables que les vôtres. Je reprends des forces et du courage, et j’en ai, ma bonne, quoi qu’en veuille dire le Chevalier. Voilà l’état de mon âme et de mon corps. Je vous dis les choses comme elles sont, ma chère bonne, et il faut que je sois bien persuadée de votre parfaite amitié pour vous faire cet étrange détail au milieu de Versailles, où vous êtes assurément, ma bonne. La tendresse que j’ai pour vous est toute naturelle. Elle est à sa place, elle est fondée sur mille bonnes raisons, mais celle que vous avez pour moi est toute merveilleuse, toute rare, toute singulière ; il n’y en a quasi pas d’exemple, et c’est ce qui fait aussi cette grande augmentation de mon côté, qui n’est que trop juste.
Mme de La Fayette vous a vue ; elle me mande que vous fîtes de Mlle d’Alérac comme de notre chien (hélas ! notre beau chien, vous en souvient-il ?), et que vous causâtes fort ensemble, qu’elle est engouée de vous (c’est son mot), que vous êtes parfaite, hormis que vous êtes trop sensible. Voilà votre défaut ; elle vous en gronda. Voilà comme mes amies reçoivent vos visites et sont contentes de vous, car Mme de Lavardin m’en écrivit encore une grande feuille. Tout cela vous fait souvenir de moi, ma très chère, et cette bonne duchesse de Chaulnes. Vous me marquez si bien les divers tons de ceux qui m’ont souhaitée dans ma chambre que je les ai tous reconnus.
Ma bonne, j’ai été triste de n’être point à ce souper pour vous faire les honneurs de cet appartement. La compagnie était bonne et gaie. M. de Coulanges ne trouva pas assez de haut goût ni de ragoût pour son goût usé et débauché ; cela était trop héroïque pour Monsieur de Troyes et pour lui. Il avoue pourtant que le repas était beau et bon et fort gai. Hélas ! ma santé n’est pas digne d’être si souvent et si bien célébrée. Il me paraît que M. de Lamoignon connaît bien le mérite de la bonne femme Carnavalet ; vous ne sauriez trop ménager un tel ami. Je suis ravie de la joie qu’ils ont de cette place du Conseil, mais je suis affligée de cette cruelle néphrétique qui accable ce pauvre homme à tout moment. Point de jours sûrs ; c’est un rabat-joie continuel.
Je trouve bien plaisant tout le petit tracas de l’hôtel de Chaulnes. Je ne crois point la duchesse jalouse ; je doute que cette belle amitié qu’elle a pour moi lui permît de m’en faire confidence. Le petit Coulanges est fort plaisant sur tout cela. J’admire comme lui sainte Grignette, et comme il y a des gens qui ont une sorte d’esprit pour venir à leurs fins où d’autres ne sauraient pas faire un pas. Je vous remercie de vos nouvelles. Je ne vois point d’où vient la disgrâce de Flamarens à l’égard de Monsieur ; je ne crois pas que notre bon maréchal d’Estrades fasse de grandes intrigues dans cette cour très orageuse.
Dieu conserve votre santé comme vous me la dépeignez, ma bonne ! Je crois les bouillons de chicorée fort bons ; j’en prendrai. Ne négligez point vos amers ; c’est votre vie. Je doute que vous vous serviez de la poudre de sympathie pour votre côté ; vous n’avez point encore voulu essayer du baume. Je vous ai mandé que la Marbeuf s’est ressuscitée ; voilà une succession qui vous est échappée. Il faut écrire sur sa maladie et sur les poulardes. Dites-moi si elles sont bonnes ; on les trouve excellentes en ce pays-ci. Je ne puis souffrir que Rhodes ait vendu sa charge, si ancienne dans sa maison. Vous aurez donc le plaisir de voir le Doge, et de n’avoir point cette guerre. C’est comme si la République venait, mais qui peut résister aux volontés de Sa Majesté ? Il me semble que j’aurais encore été aujourd’hui à votre dîner chez Gourville ; toute la case de Pomponne ne m’aurait pas chassée. Jamais, ma chère Comtesse, vous n’avez passé un hiver qui me convînt tant. J’envie et je regrette tous vos plaisirs, mais bien plus celui de vous voir, ma bonne, et d’être avec vous, et de jouir de cette chère amitié qui fait toutes mes délices.
’’A cinq heures du soir.’’
Mon fils vient de voir ma jambe. En vérité, ma bonne, je la trouve fort bien. Il vous le va dire, et hors la promptitude de quatre jours, on ne peut pas dire que je ne sois guérie par la sympathie ; vous pouvez embrasser le Marquis. Mon fils vient de mettre cet onguent noir pour faire la cicatrice, car il n’y a plus que cela à faire, et nous gardons précieusement le reste de la poudre pour quelque chose de plus grande importance. Et croyez, ma chère bonne, que je ne m’en dédirai point : c’est vous qui m’avez guérie ; l’air du miracle n’y a pas été, voilà tout. Je viens de me promener. Otez-vous de l’esprit que je sois malade ni boiteuse ; je suis en parfaite santé. Je me réjouis de celle du Chevalier. C’est toujours beaucoup d’en avoir la moitié ; il n’était pas si riche l’année passée.
Votre belle-soeur vous prie de mander s’il y a quelque chose de changé à la façon des manteaux et à la coiffure ; elle vous révère. Embrassez M. de Grignan tendrement. Le Bien Bon est tout à vous deux. Il n’écrit jamais de moi parce que ce sont des affaires et des calculs qui lui font oublier sa pauvre nièce. Je demande au Marquis et à Mlle d’Alérac s’ils savent bien quel est le mois de l’année où les Bretons boivent le moins ; ce serait curieux. Ma chère bonne, je baise vos deux bonnes joues, et vous embrasse avec une extrême tendresse. Ne soyez plus du tout en peine de moi, et n’en parlez plus du tout.
Est-ce Monsieur de Carcassonne qui sera député ? quand viendront les prélats ?
De Charles de Sévigné
’’A cinq heures du soir, dimanche.’’
Le pieux Enée vient de panser sa mère. La poudre de sympathie n’a point fait son miracle, mais elle nous a mis en état que l’onguent noir que vous nous avez envoyé achèvera bientôt ce qui reste à faire. Ainsi la sympathie et l’onguent noir auront l’honneur conjointement de cette guérison tant souhaitée. Si vous avez bien envie d’embrasser le señor Marques, vous le pouvez faire tandis qu’il a encore un nez et des oreilles ; une autre fois qu’il n’expose pas si témérairement ces membres.
Adieu, ma petite soeur. Je fais toujours mille compliments remplis de contrition à M. de Grignan, et vous supplie de sauver ma princesse des fureurs du Troyen.
’’Pour ma petite soeur.’’
67.A Madame de Grignan - Aux Rochers, mercredi 14ème février 1685.
Je n’ai point reçu de vos lettres cet ordinaire, ma chère bonne, et quoique je sache que vous êtes à Versailles, que je croie et que j’espère que vous vous portez bien, que je sois assurée que vous ne m’avez point oubliée, et que ce désordre vienne d’un laquais et d’une paresse, je n’ai pas laissé d’être toute triste et toute décontenancée, car le moyen, ma bonne, de se passer de cette chère consolation ? Je ne vous dis point assez à quel point vos lettres me plaisent, et à quel point elles sont aimables, naturelles et tendres ; je me retiens toujours sur cela par la crainte de vous ennuyer. Je relisais tantôt votre dernière lettre ; je songeais avec quelle amitié vous touchez cet endroit de la légère espérance de me revoir au printemps, et comme après avoir trouvé les mois si longs, cela se trouverait proche présentement, car voilà tous les préparatifs du printemps. Ma bonne, j’ai été sensiblement touchée de vos sentiments, et des miens qui ne sont pas moins tendres, et de l’impossibilité qui s’est si durement présentée à mes yeux ; ma chère Comtesse, il faut passer ces endroits, et mettre tout entre les mains de la Providence, et regarder ce qu’elle va faire dans vos affaires et dans votre famille.
Mon fils et sa femme sont à Rennes de lundi ; ils y ont quelques affaires, et je trouve cette petite femme si malade, si accablée de vapeurs, des fièvres et des frissons de vapeur à tous moments, des maux de tête enragés, que je leur ai conseillé de s’approcher des capucins ; ils viendront peut-être de Vannes, où ils sont, ou bien ils écriront. Ce sont eux qui ont mis le feu à la maison par leurs remèdes violents. Mon fils achève avec l’essence de Jacob deux ou trois fois le jour. Il faut que tout cela fasse un grand effet. Il vaut mieux être dans une ville qu’en pleine campagne.
Je suis donc ici très seule ; j’ai pourtant pris, pour voir une créature, cette petite jolie femme dont M. de Grignan fut amoureux tout un soir. Elle lit quand je travaille ; elle se promène avec moi, car vous saurez, ma bonne, et vous devez me croire, que Dieu, qui mêle toujours les maux et les biens, a consolé ma solitude d’une très véritable guérison. Si on pouvait mettre le mot d’aimable avec celui d’emplâtre, je dirais que celui que vous m’avez envoyé mérite cet assemblage. Il attire ce qui reste, et guérit en même temps. Ma plaie disparaît tous les jours : Montpezat, pezat, zat, at, t, voilà ma plaie. Il me semble que ce dernier, que vous m’avez envoyé, est meilleur. Enfin cela est fait. Si je n’en avais point fait du poison, par l’avis des sottes gens de ce pays, il y a longtemps que celui que j’ai depuis trois mois m’aurait guérie. Dieu ne l’a pas voulu. J’en ressemble mieux à M. de Pomponne, car c’est après trois mois. On veut que je marche, parce que je n’ai nulle sorte de fluxion, et que cela redonne des esprits et fait agir l’aimable onguent ; remerciez-en Mme de Pomponne. Jusqu’ici la foi avait couru au-devant de la vérité, et je prenais pour elle mon espérance, mais, ma bonne, tout finit, et Dieu a voulu que ç’ait été par vous. Mon fils s’en plaignait l’autre jour, car ç’a été lui qui, au contraire, m’a fait tous mes maux, mais Dieu sait avec quelle volonté ! Il partit lundi follement, en disant adieu à cette petite plaie, disant qu’il ne la reverrait plus, et qu’après avoir vécu si longtemps ensemble cette séparation ne laissait pas d’être sensible. Je n’oublierai pas aussi à vous remercier mille fois de toute l’émotion, de tout le soin, de tout le chagrin que votre amitié vous a fait sentir dans cette occasion. Quand un est accoutumée à votre manière d’aimer, les autres font rire. Je suis fort digne, ma bonne, de tous ces trésors par la manière aussi dont je les sais sentir, et par la parfaite tendresse que j’ai pour vous et pour tout ce qui vous touche à dix lieues à la ronde. Parlez-moi un peu de votre santé, mais bien véritablement, et de vos affaires. N’avons-nous plus d’amants ? Il nous revient beaucoup de temps et de papier, puisque nous ne parlerons plus de cette pauvre jambe.
La Marbeuf est transportée d’une lettre que vous lui avez écrite ; elle m’adore si fort que j’en suis honteuse. Elle veut vous envoyer deux poulardes avec mes quatre. Je l’en gronde ; elle le veut. Vous en donnerez à M. du Plessis, et vous direz à Corbinelli d’en venir manger avec vous, comme vous avez déjà fait, car que ne faites-vous point d’obligeant et d’honnête ? Ma bonne, je finis. J’attends vendredi vos deux lettres à la fois, et je suis sûre de vous aimer de tout mon c½ur.
La princesse vient de partir d’ici. Dès que mon fils, qui est encore mal avec elle, a été à Rennes, elle est courue ici d’une bonne amitié. Le Bien Bon vous est tout acquis, et moi à votre époux et à ce qui est avec vous.
68. À Madame de Grignan - Aux Rochers, dimanche 25ème février 1685. ’’Réponse au 21.’’
Ah ! ma bonne, quelle aventure que celle de la mort du roi d’Angleterre, la veille d’une mascarade !
’’À Louis-Provence de Grignan’’
Mon Marquis, il faut que vous soyez bien malheureux de trouver en votre chemin un événement si extraordinaire !
Chimène, qui l’eût dit -- Rodrigue, qui l’eût cru ?
Lequel vous a le plus serré le c½ur, ou le contretemps, ou quand votre méchante maman vous renvoya de Notre-Dame ? Vous en fûtes consolé le même jour ; il faut que le billard et l’appartement et la messe du Roi, et toutes les louanges qu’on a données à vous et à votre joli habit vous aient consolé dans cette occasion, avec l’espérance que cette mascarade n’est que différée. Mon cher enfant, je vous fais mes compliments sur tous ces grands mouvements, mais faites-m’en sur toutes mes attentions mal placées. J’avais été à la mascarade, à l’opéra, au bal ; je m’étais tenue droite, je vous avais admiré, j’avais été aussi émue que votre belle maman, et j’ai été trompée.
Ma bonne, je comprends tous vos sentiments mieux que personne. Vraiment oui, on se transmet dans ses enfants, et, comme vous dites, plus vivement que pour soi-même ; j’ai tant passé par ces émotions ! C’est un plaisir quand on les a pour quelque jolie petite personne qui en vaut la peine et qui fait l’attention des autres. Votre fils plaît extrêmement ; il a quelque chose de piquant et d’agréable dans la physionomie. On ne saurait passer les yeux sur lui comme sur un autre ; on s’arrête. Mme de La Fayette me mande qu’elle avait écrit à Mme de Montespan qu’il y allait de son honneur que vous, et votre fils, fussiez contente d’elle. Il n’y a personne qui soit plus aise qu’elle’ de vous faire plaisir.
Je ne suis pas surprise que vous ayez envie d’aller à Livry ; bon Dieu, quel temps ! il est parfait. Je suis depuis le matin jusqu’à cinq heures dans ces belles allées, car je ne veux point du froid du soir. J’ai sur mon dos votre belle brandebourg, qui me pare. Ma jambe est guérie. Je marche tout comme un autre ; ne me plaignez plus, ma chère bonne. Il faudrait mourir si j’étais prisonnière par ce temps-là. Je mande à mon fils que je n’ai que faire de lui, que je me promène, et qu’avec cela je l’envoie promener. Ils sont dans les plaisirs de Rennes, d’où ils ne reviendront que la veille du Dimanche gras. J’en suis ravie ; je n’ai que trop de monde.
La princesse vient jouir de mon soleil. Elle a donné d’une thériaque céleste au bon Abbé, qui l’a tiré d’un mal de tête et d’une faiblesse qui me faisait grand’peur. Dites à ce Bien Bon combien vous êtes ravie de sa santé. La princesse est le meilleur médecin du monde. Tout de bon, les capucins admiraient sa boutique ; elle guérit une infinité de gens. Elle a des compositions rares et précieuses, dont elle nous a donné trois prises qui ont fait un effet prodigieux. Ce Bien Bon voudrait vous faire les honneurs de Livry. Si c’est le carême, ma bonne, vous y ferez une mauvaise chère ; songerez-vous à l’entreprendre avec votre côté douloureux ? On ne me parle cependant que de votre beauté. Mme de Vins m’assure que c’est tout autre chose que quand je suis partie. Vous parlez du temps qui vous respecte pour l’amour de moi ; c’est bien à vous à parler du temps !
Mais que c’est une plaisante chose que nous n’ayons pas encore parlé de la mort du roi d’Angleterre ! Il n’était point vieux, c’est un roi ; cela fait penser qu’elle n’épargne personne. C’est un grand bonheur si, dans son c½ur, il était catholique, et qu’il soit mort dans notre religion. Il me semble que voilà un théâtre où il se va faire de grandes scènes : le prince d’Orange, M. de Monmouth, cette infinité de luthériens, cette horreur pour les catholiques. Nous verrons ce que Dieu voudra représenter après cette tragédie. Elle n’empêchera pas qu’on ne se divertisse encore à Versailles puisque vous y retournez lundi.
Vous me dites mille amitiés sur la peine que vous auriez à me quitter si j’étais à Paris. J’en suis persuadée, ma très aimable bonne, mais cela n’étant point, à mon grand regret, profitez des raisons qui vous font aller à la cour. Vous y faites fort bien votre personnage. Il semble que tout se dispose à faire réussir ce que vous souhaitez. Les souhaits que j’en fais de loin ne sont pas moins sincères ni moins ardents que si j’étais auprès de vous. Hélas ! ma bonne, j’y suis toujours, et je sens, mais moins délicatement, ce que vous me disiez un jour, dont je me moquais ; c’est qu’effectivement vous êtes d’une telle sorte dans mon c½ur et mon imagination que je vous vois et vous suis toujours, mais j’honore infiniment davantage, ma bonne, un peu de réalité.
Vous me parlez de votre Langevin : m. u. r. mûr, voilà comme je l’ai vu. Est-ce assez pour mon fils ? Vous vous en plaigniez souvent. Il est peut-être devenu bon. Parlez-en à Beaulieu, et qu’il en écrive à mon fils ; j’en rendrai de bons témoignages. Celui qu’il avait était bon, et s’est gâté. Il ne gagnerait que ses gages, quarante ou cinquante écus, point de vin ni de graisse, ni de levure de lard. Je crois que mon fils ne plaindrait pas de plus gros gages pour avoir un vrai bon cuisinier ; je craindrais que celui-là fût trop faible. Mais, ma bonne, quelle folie d’avoir quatre personnes à la cuisine ? Où va-t-on avec de telles dépenses, et à quoi servent tant de gens ? Est-ce une table que la vôtre pour en occuper seulement deux ? L’air de Lachau et sa perruque vous coûtent bien cher. Je suis fort mal contente de ce désordre. Ne sauriez-vous en être la maîtresse ? Tout est cher à Paris. Et trois valets de chambre ! Tout est double et triple chez vous. Je vous dirai comme l’autre jour : vous êtes en bonne ville, faites des présents, ma bonne, de tout ce qui vous est inutile. N’est-ce point l’avis de M. Anfossy ? M. de Grignan peut-il vouloir cet excès ? Ma chère bonne, je ne puis m’empêcher de vous parler bonnement là-dessus. Après cette gronderie toute maternelle, laissez-moi vous embrasser chèrement et tendrement, persuadée que vous n’êtes point fâchée.
Ma bonne, il faut que votre mal de côté soit de bonne composition pour souffrir tous vos voyages de Versailles ; songez au moins que le maigre vous est mortel, et que le mal intérieur doit être ménagé et respecté. Bien des amitiés aux grands et petits Grignan.
Je veux vous dire ceci. Vous croyez mon fils habile, et qui se connaît en sauce, et sait se faire servir ; ma bonne, il n’y entend rien du tout, Larmechin encore moins, le cuisinier encore moins ; il ne faut pas s’étonner si un cuisinier qui était assez bon s’est entièrement gâté ! Et moi, que vous méprisez tant, je suis l’aigle, et on ne juge de rien sans avoir regardé la mine que je fais. L’ambition de vous conter que je règne sur des ignorants m’a obligée de vous faire ce sot et long discours ; demandez à Beaulieu.
’’Pour ma très aimable bonne.’’