Xylo...

Au creux de la vallée de l'Ernée, se niche un village pittoresque, surplombé par des escarpements rocheux. Du pont fleuri, l'on aperçoit la Vierge du rocher qui domine le bourg et veille sur l'église néo-gothique. C'est dans cette bourgade mayennaise que Charlotte habite. Elle vient de laisser son petit appartement en ville pour rejoindre Jean, son compagnon. Pendant ces quelques jours de congés, elle découvre les alentours de la paroisse chargée d'Histoire, se laisse surprendre par la magie du lieu. D'un endroit à l'autre, le charme opère, le panorama lui coupe le souffle. Hélas, les vacances se terminent ; demain, le retour à la vie active.

Le réveil sonne. Charlotte a bataillé toute la nuit. Elle ne comprend pas pourquoi. Elle soupire, se prépare avec une certaine inquiétude. Elle ne parle pas de son mal-être à son ami. Elle ne saurait pas lui expliquer. Elle ne sait pas elle-même. Elle dissimule donc son tourment jusqu'à l'heure de son départ pour le travail en ville.
Dans la voiture, Charlotte essaie de se décontracter en admirant la verdure du paysage. Elle se dirige vers l'ancien site des Forges, là où les maisons ouvrières et le château encore présents témoignent de l'activité industrielle d'autrefois. Elle file maintenant vers le hameau et s'engagera ensuite sur la route de la forêt pour rejoindre la nationale.

À l'orée de la sylve, Charlotte ralentit. Elle réalise qu'elle n'a jamais traversé la forêt seule. Et si elle tombe en panne, et si un sanglier déboule, et si, et si... Son cœur s'emballe en une folle sarabande. Elle roule doucement ; cherche un repère, quelque chose qui la rassure. Rien ne vient apaiser son trouble. Au contraire, elle s'empanique et à la première trace, elle s'arrête, fait demi-tour. Elle se rendra à son travail à travers la campagne. Naturellement, elle risque d'arriver en retard, mais elle préfère. Petit à petit, elle retrouve son calme. « Pauvre Charlotte, tu pisses dans ta culotte », se dit-elle en appuyant avec rage sur l'accélérateur.

La journée à l'entreprise se passe normalement. À l'heure du retour, l'angoisse du matin réapparaît. Charlotte se demande si elle aura le courage d'affronter sa peur. Que craint-elle au juste ? Une attaque ennemie, celle des esprits de la forêt. Ils peuvent être nombreux à surgir de nulle part. « N'importe quoi ! », pense-t-elle en haussant les épaules. Et puis dix kilomètres, pas le désert à traverser. Dix kilomètres quand même ! Sur la nationale, elle tergiverse entre l'envie de relever le défi ou y renoncer. Il lui reste peu de temps pour se décider. Elle se rappelle des paroles de sa copine Dominique. Pour chasser son stress, sa camarade chante. Charlotte l'imite donc et fredonne : « Dominique, nique, nique... ». Elle sourit ; se sent moins poltronne, prête pour la bataille contre les arbres.

Elle emprunte le chemin forestier. Surtout ne pas se laisser impressionner par les feuillus. Elle se concentre sur la route quand, soudain, elle aperçoit au milieu de la chaussée des petites masses qui se déplacent à quelques mètres d'elle. Elle pile à mort. Elle pense à des chiots, mais non, ce sont des marcassins ! Si la mère arrive et charge la voiture. Tous ses poils se mettent au garde-à-vous. Elle s'agrippe au volant comme à une bouée de sauvetage. « Ne pas paniquer, ne pas paniquer », se répète-t-elle. Pendant qu'elle essaie de se calmer, les petits sangliers prennent tout leur temps. L'un d'eux se casse la figure dans le fossé puis repart et monte le talus avec les autres. Enfin, ils pénètrent dans le sous-bois. Pas de laie à l'horizon. Soulagée, Charlotte redémarre. Son pied droit pianote sur la pédale. Pour s'encourager, elle entonne : « Dominique, nique, nique, s'en allait tout simplement... ». Sa voix tremblote. Elle continue sa croisade, la frousse aux trousses.

Jusqu'au carrefour de la maison des chasseurs, Charlotte roule sans rencontrer d'autres véhicules. Au stop, elle souffle un peu. Pas d'homme sauvage ni d'ogre à sortir de la cabane. Elle est à mi-parcours. Elle va passer devant la Fosse-aux-Loups, le sentier de la chapelle de l'Habit. Elle ne se souvient plus dans quel ordre. Tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle redoute l'apparition d'un loup-garou ou d'un pèlerin envoûté. Diable, quel cauchemar ! Cela tambourine fort dans sa poitrine, mais elle s'accroche. Ne pas flancher maintenant. Avancer et sortir au plus vite de cette frondaison qui l'étouffe.

Sur les derniers kilomètres, elle croise uniquement un tracteur. Le ciel commence à s'éclaircir. Elle approche du seul virage qui annonce la fin de son calvaire. Elle se fend d'un grand sourire à la vue des premiers bâtiments de ferme, juste avant le hameau. Elle se détend et profite du paysage champêtre. Dans quelques minutes, elle retrouvera son compagnon.

De son atelier, Jean entend la voiture ; sort accueillir son amie.

— Que t'arrive-t-il, Charlotte ? Tu es toute pâlotte !
— Oh, rien. Un coup de xylo quelque chose. Je te raconterai au repas. Alors, pâtes ou pâtes pour ce soir ?
— J'hésite. Allons-y pour les pâtes. Et après un petit film d'Hitchcock ?