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Nouvelles - Littérature Générale
Elles sont devant moi, depuis quand ? Un quart d'heure ? Une demi-heure ? Je ne sais pas, j'ai perdu la notion du temps. Je suis arrivée comme une furie à la maison. À peine garée devant la maison, j'avais déjà claqué la portière de la voiture et ouvert la porte d'entrée. Personne à cette heure-ci, les enfants sont encore à l'école. Je n'ai pas pris le temps de me dévêtir et maintenant je suis là assise par terre, ma veste sur le dos, dans laquelle je transpire. Je lève la tête et au travers des velux, le soleil s'affiche dans un ciel d'un bleu parfait et me fait cligner des yeux. Il fait chaud dans les combles, le toit n'est pas isolé. Dès la fin du printemps, la chaleur envahit la soupente et rapidement le froid s'installe à la sortie de l'automne. Ludo et moi avions abandonné l'idée de faire les travaux, la maison était assez grande pour que nous n'ayons pas besoin d'aménager les combles. Nous y stockons simplement tout ce qui peut avoir de la valeur pour nous, mais qui n'est pas d'usage quotidien. Les couettes et les oreillers en trop, les jeux de société, les livres lus et relus, les albums des vacances. Année après année, été après été, rides après rides, tout est rangé là, protégé de la poussière.
Les boîtes, elles sont là, empilées : de toutes les couleurs, mais de la même taille. Six, il y en six, une par mois, depuis janvier.
C'est une amie qui m'en avait parlé : « Tu reçois chaque mois une boîte avec des cosmétiques, des petits objets de déco, des bijoux, ça ne revient pas très cher et c'est agréable de recevoir une surprise tous les mois dans sa boîte aux lettres, ça s'appelle My Little Box. » « Oh, le concept marketing... », m'étais-je dit ; et bingo, la semaine suivante, je m'abonnais.
Depuis, aux environs du dix du mois, j'attends avec impatience le colis adressé à « La magnifique Carine ». Comme une enfant je déballe fébrilement mes petits objets. Au milieu des contraintes du quotidien, de l'exigence des clients, du rôle de mère et d'épouse, ce petit rendez-vous égoïste est un délice.
La dernière ouverte est celle de décembre ; bleue, rouge et dorée avec un joli nœud, elle était en forme de livre et contenait une bougie aux odeurs de pain d'épices, un stick à lèvre pour protéger de la rudesse de l'hiver, des moufles. Je les portais le jour de l'enterrement, je m'en souviens, mes yeux cherchant les tiens, mon bras un soutien pour avancer. Mais cette épreuve je l'ai traversée seule, dix-huit jours exactement après avoir découvert mes moufles.
Tout à coup, les larmes montent. Seule devant mes six boîtes, les souvenirs me reviennent.
La box de janvier est arrivée neuf jours après ton départ. Comment qualifier autrement ce geste désespéré ? Je les ai stockées dans les combles machinalement. Les cris dans la nuit quand j'ai appelé ta mère, le regard hagard de Lucie et Quentin quand je leur ai annoncé que tu avais mis fin à tes jours. « On ne peut pas leur dire », m'a dit ton père affolé. J'ai tenu bon. Pas de tabou, que du courage. Tu aurais été fier de moi. Un mois de brouillard et de tumulte. Régler les affaires courantes, répondre aux questions des proches sans avoir les réponses. Février a apporté le calme et le froid. Le froid de ton absence. Le 10 février, je suis allée déposer la boîte sur celle de janvier, sans même me demander ce qu'elle contenait. Après beaucoup de présence, seul le clan des intimes est encore là, on s'est serrés pour se tenir chaud, une sorte d'hibernation.
Mars a amené un peu de douceur et la reprise de mon activité professionnelle. « Pourquoi si tôt, Carine ? Tu dois te reposer », m'a dit ma mère. Parce que les giboulées me tombent dessus dès que je suis seule, Maman, sans prévenir. Le désespoir de ne plus t'avoir auprès de moi pour avancer, cette envie de te rejoindre, me sauver pour sauver nos enfants. Reprendre le cours du quotidien m'a paru indispensable. Le travail peut être un remède ou un poison, j'aurais tant voulu avoir cette discussion avec toi. Me voilà à sourire bêtement devant mes boîtes. Avril n'a pas failli à sa réputation. Je ne me suis pas découverte d'un fil et j'ai continué avec prudence ma routine quotidienne. Le 10 avril, en déposant la boîte, j'ai feint de ne pas voir les fleurs et ce « welcome spring » qui m'a nargué. Je déteste cette idée que la vie peut reprendre. Et puis, c'est devenu mon nouveau rituel, mois après mois, laisser la boîte fermée.
Et pourtant mai m'a montré que ce n'est pas moi qui décide. Le cerisier a fleuri puis s'est drapé de rouge. Nos petits anges ont grimpé à l'arbre pour manger autant qu'ils en ramassaient les fruits vermillon. Je me suis surprise à penser qu'ils se rapprochaient de toi en se rapprochant du ciel. J'ai posé la boîte sans trop la regarder, rapidement pour aller les aider ; je leur ai promis de faire un clafoutis, tu comprends. Nous sommes le 13 juin, j'ai déposé la boîte il y a trois jours dans les combles. Cet après-midi, comme d'habitude j'étais au bureau en réunion depuis une trentaine de minutes, nous balayions les chiffres du mois et tout à coup une urgence. La vacuité des discussions m'a sauté aux yeux, ou à la gorge plutôt. Je me suis enfuie sans m'excuser. Et me voilà devant mes boîtes. Mon téléphone portable ne cesse de vibrer, sans doute mes collègues inquiets. J'essaye d'avaler ma salive, mais j'ai une boule dans la gorge. Dans une semaine c'est la fête des Pères. La boule est descendue dans la poitrine. Je t'ai survécu six mois. Le barrage lâche, les larmes inondent la box de juin dont la thématique est l'aventure : rouge chamarré. Je repense à nos envies de voyages.
Tout à coup, la porte d'entrée s'ouvre.
— Maman ! Maman !
J'essuie mes larmes, je me redresse.
— Oui ?
— Tu es déjà rentrée ? Où tu es ?
— Dans les combles.
Vingt minutes plus tard, nous avons ouvert toutes les boîtes frénétiquement comme un matin de Noël. Assise au milieu de sacs, de foulard, de bijoux, des crèmes pour le corps, pour le visage, des shampoings pour cheveux secs, bouclés, d'une multitude d'objets de toutes les tailles, de toutes les couleurs. Quentin est venu, attiré par nos : « Ho ! », « Whaou ! », « C'est joli ! ». Il lève les yeux au ciel, l'air de dire « oh, mon dieu, les filles ! ». Exactement comme tu l'aurais fait. Je me plonge dans les yeux noisette de Lucie, si semblable aux tiens, et nous éclatons de rire.
Les boîtes, elles sont là, empilées : de toutes les couleurs, mais de la même taille. Six, il y en six, une par mois, depuis janvier.
C'est une amie qui m'en avait parlé : « Tu reçois chaque mois une boîte avec des cosmétiques, des petits objets de déco, des bijoux, ça ne revient pas très cher et c'est agréable de recevoir une surprise tous les mois dans sa boîte aux lettres, ça s'appelle My Little Box. » « Oh, le concept marketing... », m'étais-je dit ; et bingo, la semaine suivante, je m'abonnais.
Depuis, aux environs du dix du mois, j'attends avec impatience le colis adressé à « La magnifique Carine ». Comme une enfant je déballe fébrilement mes petits objets. Au milieu des contraintes du quotidien, de l'exigence des clients, du rôle de mère et d'épouse, ce petit rendez-vous égoïste est un délice.
La dernière ouverte est celle de décembre ; bleue, rouge et dorée avec un joli nœud, elle était en forme de livre et contenait une bougie aux odeurs de pain d'épices, un stick à lèvre pour protéger de la rudesse de l'hiver, des moufles. Je les portais le jour de l'enterrement, je m'en souviens, mes yeux cherchant les tiens, mon bras un soutien pour avancer. Mais cette épreuve je l'ai traversée seule, dix-huit jours exactement après avoir découvert mes moufles.
Tout à coup, les larmes montent. Seule devant mes six boîtes, les souvenirs me reviennent.
La box de janvier est arrivée neuf jours après ton départ. Comment qualifier autrement ce geste désespéré ? Je les ai stockées dans les combles machinalement. Les cris dans la nuit quand j'ai appelé ta mère, le regard hagard de Lucie et Quentin quand je leur ai annoncé que tu avais mis fin à tes jours. « On ne peut pas leur dire », m'a dit ton père affolé. J'ai tenu bon. Pas de tabou, que du courage. Tu aurais été fier de moi. Un mois de brouillard et de tumulte. Régler les affaires courantes, répondre aux questions des proches sans avoir les réponses. Février a apporté le calme et le froid. Le froid de ton absence. Le 10 février, je suis allée déposer la boîte sur celle de janvier, sans même me demander ce qu'elle contenait. Après beaucoup de présence, seul le clan des intimes est encore là, on s'est serrés pour se tenir chaud, une sorte d'hibernation.
Mars a amené un peu de douceur et la reprise de mon activité professionnelle. « Pourquoi si tôt, Carine ? Tu dois te reposer », m'a dit ma mère. Parce que les giboulées me tombent dessus dès que je suis seule, Maman, sans prévenir. Le désespoir de ne plus t'avoir auprès de moi pour avancer, cette envie de te rejoindre, me sauver pour sauver nos enfants. Reprendre le cours du quotidien m'a paru indispensable. Le travail peut être un remède ou un poison, j'aurais tant voulu avoir cette discussion avec toi. Me voilà à sourire bêtement devant mes boîtes. Avril n'a pas failli à sa réputation. Je ne me suis pas découverte d'un fil et j'ai continué avec prudence ma routine quotidienne. Le 10 avril, en déposant la boîte, j'ai feint de ne pas voir les fleurs et ce « welcome spring » qui m'a nargué. Je déteste cette idée que la vie peut reprendre. Et puis, c'est devenu mon nouveau rituel, mois après mois, laisser la boîte fermée.
Et pourtant mai m'a montré que ce n'est pas moi qui décide. Le cerisier a fleuri puis s'est drapé de rouge. Nos petits anges ont grimpé à l'arbre pour manger autant qu'ils en ramassaient les fruits vermillon. Je me suis surprise à penser qu'ils se rapprochaient de toi en se rapprochant du ciel. J'ai posé la boîte sans trop la regarder, rapidement pour aller les aider ; je leur ai promis de faire un clafoutis, tu comprends. Nous sommes le 13 juin, j'ai déposé la boîte il y a trois jours dans les combles. Cet après-midi, comme d'habitude j'étais au bureau en réunion depuis une trentaine de minutes, nous balayions les chiffres du mois et tout à coup une urgence. La vacuité des discussions m'a sauté aux yeux, ou à la gorge plutôt. Je me suis enfuie sans m'excuser. Et me voilà devant mes boîtes. Mon téléphone portable ne cesse de vibrer, sans doute mes collègues inquiets. J'essaye d'avaler ma salive, mais j'ai une boule dans la gorge. Dans une semaine c'est la fête des Pères. La boule est descendue dans la poitrine. Je t'ai survécu six mois. Le barrage lâche, les larmes inondent la box de juin dont la thématique est l'aventure : rouge chamarré. Je repense à nos envies de voyages.
Tout à coup, la porte d'entrée s'ouvre.
— Maman ! Maman !
J'essuie mes larmes, je me redresse.
— Oui ?
— Tu es déjà rentrée ? Où tu es ?
— Dans les combles.
Vingt minutes plus tard, nous avons ouvert toutes les boîtes frénétiquement comme un matin de Noël. Assise au milieu de sacs, de foulard, de bijoux, des crèmes pour le corps, pour le visage, des shampoings pour cheveux secs, bouclés, d'une multitude d'objets de toutes les tailles, de toutes les couleurs. Quentin est venu, attiré par nos : « Ho ! », « Whaou ! », « C'est joli ! ». Il lève les yeux au ciel, l'air de dire « oh, mon dieu, les filles ! ». Exactement comme tu l'aurais fait. Je me plonge dans les yeux noisette de Lucie, si semblable aux tiens, et nous éclatons de rire.
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Pourquoi on a aimé ?
« Welcome spring » est un récit pudique, tendre, qui aborde le sujet du deuil sous un angle original et poétique. Derrière les objets futiles de
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