Vivre et ne pas penser

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Je sors de l'hôpital ce matin, un peu bancale dans mon corps, et dans ma tête pas beaucoup mieux. En déséquilibre, quelques grammes de chair en moins, là, sur le côté gauche, le côté du cœur. 
Je n'ai rien dit à cet homme, il n'est ni mon compagnon ni mon fiancé, ce terme n'est plus de notre âge ; je cherche à qualifier la relation, nous nous connaissons si peu. Il est plus qu'un camarade, il aurait pu devenir un ami, mon ami, mon amant. Comment nommer une histoire qui avorte avant que de naître ?
Nous avons pris un verre ensemble, dîné dans une brasserie, pas le temps de lui rendre la pareille, ni repas en retour, ni draps froissés. Juste quelques baisers volés, à fleur de désir, mais je savais déjà, et j'avais peur. J'hésitais, profiter d'une ultime étreinte, ma dernière de femme entière, mais le cœur n'y était pas, et le corps non plus. C'est fou ce que ces deux-là sont liés, l'un ne laisse jamais l'autre en repos.
Alors je ne lui ai rien dit des rayons, j'ai passé sous silence les semaines de chimio. Il était trop tard pour expliquer la mutilation, certainement il convolait vers d'autres cieux, plus jeunes et moins cassés. Je ferais mon deuil de l'amour, comme tant d'autres avant moi. C'est dommage, il me plaisait bien, un visage carré, pas beau mais du charme. Et sa voix, chaude et ronde, sa main, large, aux ongles soignés. Et son parfum, eau de toilette aux arômes de tabac blond. J'aurais pu tomber amoureuse si je n'étais pas tombée malade, une histoire de chute, du mauvais côté. La pièce de monnaie dans le film Match Point, la pièce du destin dont on ne sait sur quelle face elle s'arrêtera.
Le chirurgien me sort de ma rêverie. Il me dit « vous êtes guérie ». Je le regarde, les mots ne montent pas jusqu'à ma cervelle ankylosée de trop de pilules et d'injections, d'angoisse et d'espoirs déçus. Il répète et c'est à peine si je comprends. À travers mon pull de mohair aux nuances dragée, ma main droite cherche mon sein gauche, elle caresse le lainage, si doux mais si vide. Une fois encore il me dit « on va reconstruire, il n'y paraîtra plus, il faut être patiente, en attendant évitez de penser et vivez ».
Je l'embrasserais et giflerais à la fois. Il m'autorise à vivre, c'est un vrai cadeau après tous ces mois entre parenthèses. Mais comment ne pas penser à demain, à cet homme éloigné dont je ne goûterai jamais le corps, comment faire pour ne pas imaginer la prothèse flasque de méduse, l'ombre du mamelon, mon si joli téton, ma fierté ? Ne pas penser à mon profil, au vrai sein qui est à moi et à cet autre que je devrai apprivoiser. Oui, j'ai envie de le gifler, que comprend-il aux femmes et à leurs courbes, ce mâle plat comme une planche à pain ?
J'ai envie de hurler, de lacérer sa blouse immaculée, mais j'attrape mon imperméable, une grimace de douleur en enfilant la manche gauche – ne pas penser et vivre. Je lui tends la main malgré tout. « À bientôt », me dit-il en me regardant dans les yeux. Il en voit défiler tous les jours, des ingrates comme moi, plus tout-à-fait elles-mêmes, ni tout-à-fait une autre. Il sait qu'il ne faut ni nous brusquer ni nous enrober de sucre, nous sommes rétives au masque du mensonge. Difficile métier. Le corps et l'âme, toujours.
Je longe le couloir blanc tapissé de photos, des visages féminins, de toutes les couleurs. Sœurs de peine aux crânes rasés, communauté d'amazones dessinant un chemin de croix. Derrière le sourire ivoire, l'envie de mordre, et au fond du regard coule la sève.
J'aperçois une copine de chimio qui balade sa perfusion, elle n'a pas ma chance, j'incline la tête devant son sourire un peu triste et chasse mes papillons noirs, pour combien de temps ?
Je franchis la lourde porte à tambour et me retourne sur ces derniers mois indélébiles, gravés à jamais, corps et esprit. Déjà mon sac me pèse, j'ai le souffle court mais j'avance puisqu'on me l'a prescrit. Vivre, c'est avancer.
Ma meilleure amie m'a prévenue, elle ne pourra pas venir me chercher, une réunion d'importance, je crois. Il faut bien que je m'habitue au combat, seule devant la bête. Hors l'enclos protecteur de l'hôpital, elle se travestit et prend une autre forme. Je me sens nue, exposée aux dangers, enivrée de tout ce monde. Le sentiment qu'on me scrute, là où il n'y a plus rien. Regards indifférents, ou pire, de pitié.
Mon bagage se fait de plus en plus lourd, je ne peux changer de côté. Une moitié de femme.
Des yeux je cherche la file des taxis, soudain mon bras s'allège, quelqu'un s'empare du sac, à sa place une large main dépose un bouquet de roses thé aux arômes de tabac blond.

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