Vivre à Beni ou vivre le Bataclan parisien ?
Toute histoire commence un jour, quelque part... Dans un hôpital de Beni à l’Est du Congo, l’heure passe au capitole où l’on scande les louanges à l’honneur des divinités de l’enfer.
Désolation et mort se veulent être ce lieu d’horreur où les uns se donnent le privilège d’expédier les autres en enfer, et certains préfèrent plutôt tromper la vigilance de Cerbère le chien à trois têtes gardien de l’entrée des enfers en abusant des traces si précoces d’amour de la mère des enfers, Perséphone, en lui arrachant un bon fils qui commençait à peine de suçoter. Il est 11 heures trente minutes, Mukeba sur le lit d’opération, va vivre ou va mourir ?
Mukeba bien jeune aux yeux séduisants et mignons, charmant et en âge où la masculinité se rebelle des principes, s’est offert la rançon de son âme en échange de la liberté. En avant sur la première ligne, dans une marche pacifique, tout inoffensif qu’il était, parmi les autres jeunes étudiants sur la rue qui manifestaient l’expression du peuple de Beni acculée et longtemps terrassée par les massacres de leur territoire et également contre le mode de gouvernance locale, Mukeba s’était vu embarquer dans un périple de feu et de sang en recevant trois balles réelles de la police dans l’abdomen et dans la fesse gauche sous le commandement du colonel de la police locale. L’affaire était irréversible car Mukeba courait un choc hémorragique.
Or, à cet instant là même, il serait dépêché à l’hôpital car il perdait beaucoup de sang. Au lieu de cela, la police enleva de force le corps blessé de Mukeba dans les mains de ses compagnons étudiants passés à tabac qui voulaient l’acheminer à l’hôpital dans un délai raisonnable. On ne pigeait rien, Dieu seul savait pourquoi. Un Pick-up Toyota Land cruiser en vive allure amenait plutôt le pauvre à l’Agence Nationale de Renseignement et ensuite à l’auditorat militaire. Celui-ci menotté et allongé, ses joues contre le plancher, était à bord d’un pick-up de la police que la population locale appelle communément Défendeur.
A l’égard de cette situation, le soulèvement populaire des étudiants naquit et devint de plus en plus retentissant que la police céda.
Une heure plus tard, il faisait déjà 11 heures. À l’hôpital, trois hommes inconnus sortirent d’une jeep noire toute fumée et remirent aux urgences du bloc opératoire le corps inerte de Mukeba sans laisser aucune trace.
Au moins les attaques du bataclan sont revendiquées, mais à Beni c’est loin d’être le cas car seul le médecin peut se donner le privilège de revendiquer le Jihad qui devient orphelin déjà à la naissance.
J’étais présent au bloc opératoire ce jour-là. A son arrivée, Mukeba était assis sur une chaise roulante tout innocemment avec le tempérament de ne rien comprendre. Encore coopérant, tout de même incapable de maudire les policiers pour leur acte, Mukeba étourdi, était inoffensif et ne pensait à rien sauf à son sort. Il sentait son corps voguer sur une île coulante au milieu d’un vaste océan couvert d’un brouillard intense cachant l’horizon d’un lieu horrible d’où il pouvait entendre les voix des âmes privées pour jamais de la vue et de l’amour de Dieu, et torturées par Lucifer en chair et en os.
Mukeba n’avait pas une fiche de malade. Le temps qu’on aille la chercher en service, on évaluait son pronostic vital : sa tension artérielle baissait continuellement. La chirurgie était donc urgente pour stopper l’hémorragie.
Installé déjà sur le lit d’intervention, on déshabillait le patient. Quelques instants seulement, je vis une chose terrifiante. Je n’avais jamais vu rien d’aussi affreux. Le patient étant nu et couvert seulement du caleçon, une chose rosâtre sortait de deux trous créés par les balles sur son ventre dans la région de la fosse iliaque gauche. Le sang coulait comme un ruisseau. Tout curieux que je fus, je m’approchai de près pour voir : la chose rosâtre est une partie de l’intestin grêle sortie dehors. Mukeba qui pouvait lire sans effort le mépris du personnel soignant à l’égard de ce qu’il avait vu, remarqua qu’il y avait un problème et voulut à tout prix voir la fameuse chose, mais on l’empêcha de le faire.
En tentant de réajuster le lit pour faciliter les manœuvres, Mukeba vit la chose. A en croire ce que l’on avait vu, son expression corporelle cachait une étrange surprise. Soudain il piqua une crise d’angoisse aiguë : la mort envahit les recoins de sa tête et les racines lointaines de toutes ses pensées. Il ressent une peur étrange et intense, une sensation dingue de danger imminent immédiat et des vagues sensations physiques telles que la sueur et des tremblements dans tout son corps. Loin de ce qu’on pouvait imaginer, son état psychique constituait un grand danger pour son traitement :
On observait calmement. Le Docteur était déjà dans la salle d’opération et se désinfectait la main à l’alcool avant de mettre sa tenue et des gants stériles. De l’autre côté, Mukeba ne cessait guère de lancer plusieurs fois des sourires prématurément avortés à une sœur anesthésiste. Par cette attitude présente, il cache sûrement des questions qui le rongent du fond de ses pensées et que la meilleure façon de les poser c’est de nouer une amitié timide. Lorsque la sœur voulait prendre la seringue pour l’anesthésier et même expliquer ce que c’était, l’étudiant s’agita brutalement en repoussant sa main.
Tellement que le malade saignait beaucoup, Mukeba avait entendu quand Docteur Thomas analysait le trajet de la balle. Il prétendait le sauver en condition qu’une artère importante ou tout autre organe vital ne soit touché car l’hôpital ne disposait d’aucun arsenal en technologie et d’un bagage confiant. C’était la nature sombre de cette considération qui s’acharnait contre le jeune charmant. J’entendis une voix rauque si faible qui demandait :
- Voulez-vous insinuer que je vais m’endormir pleinement ?
Tout épouvanté qu’il était, même sans dialogue, pour Mukeba la discussion avait déjà commencé. Cette dernière question ne venait qu’éclaircir les détails obscurs. C’était douloureux et horrible, mais on ne voyait aucun autre subterfuge pour empêcher cela et Mukeba en était bien conscient. Avant que l’étudiant ne cède au sommeil, je n’avais pas encore remarqué qu’il avait une barbiche de bouc quand il commença de pleurer à chaudes larmes :
- Oh mon Dieu ! Je meurs aujourd’hui ! Maman Thérèse...où es-tu ?
- Maman Thérèse..., continuait-il à s’exclamer, je meurs aujourd’hui à Beni, je ne te verrai plus maman et je ne prendrai pas non plus soin de toi...toi maman...maman !
Le fils plus lié à sa maman chérie comme n’importe qui pourrait sûrement s’imaginer, pleurait en Lingala car il ne savait pas parler le Swahili local. Une nouvelle venait de nous tomber par le biais d’un de ses compagnons les plus proches : Mukeba orphelin de père, est fils unique de sa famille. Il est en année terminale en médecine et vit tout seul loin de chez lui pour des raisons d’études. Sa maman atteinte d’une paralysie des quatre membres, habite à Kisangani, une ville qui se situe à des centaines de kilomètres de la ville de Béni.
Docteur Thomas prêt, s’avança en direction de la table d’opération. Conscient dans son esprit des antécédents familiaux de Mukeba, il tenait en main et tout seul le destin de son futur coéquipier mais aussi embryon d’une famille en voie d’extermination.
- Montrez-moi ce que donne la sonde vésicale. Thomas ordonna.
Un des anesthésistes souleva le réservoir d’urine et le lui montra. Il contenait moins de cent millilitres d’urine avec un simple jet de sang. Thomas écarta directement de sa liste d’hypothèses, les atteintes de l’appareil urinaire malgré cette quantité si minime.
Il était 11 heures trente minutes. Thomas prit une lame de bistouri et incisa la peau. C’était une laparotomie médiane à cheval sur l’ombilic parce qu’on n’avait aucune idée de l’origine de l’hémorragie. En peu de temps seulement, à la quête du monde inconnu, l’on fit une grande découverte d’exploration. Le bain de sang. Mukeba faisait une hémorragie interne. C’est donc très tôt pour penser qu’une artère importante soit lésée.
Dans cet état, il était difficile de repérer les dégâts car l’abdomen n’était pas vidé de son sang. L’électricité faisant défaut ce jour-là au bloc, l’aspirateur pouvait à peine fonctionner sur les batteries. On voyait plusieurs geysers de sang. L’abdomen se remplissait toujours et presque directement malgré maintes aspirations.
- Pinces hémostatiques ! demanda Thomas.
Sa mission était à ce moment-là de clamper ces vaisseaux pour stopper l’hémorragie. En principe quand on connait la cause, on connait aussi le remède. Une quantité importante de sang venait sans fin du bas-ventre. Docteur Thomas y passa plusieurs heures. Ce fut une autre chose au point qu'il décida de laisser temporairement à faire l’hémostase dans ce coin en y plaçant trois compresses abdominales afin d’atténuer le saignement. Par ailleurs, au bout de quelques instants seulement Il maitrisa directement l’hémorragie des autres parties de la cavité péritonéale. Cependant, son assistant continuait toujours à aspirer des quantités insignifiantes de sang.
Les investigations se faisaient marquantes en bien comme en mal. Les repères anatomiques se métamorphosaient en destination lorsque le farfouillage prenait d’assaut la cavité abdominale : on constata que les balles n’étaient plus dans le vendre. Au cours de leurs traversées, elles avaient fait toutefois une marée de désolation en perforant cinq fois de suite l’intestin grêle. Les alentours brulés, étaient morts. Dans une baignade d’asepsies, Thomas pouvait redonner encore de l’espoir que leur résection rétablirait le transit intestinal.
Des heures passaient. Loin de la réalité, seuls nos yeux étaient capables de limiter les dégâts. En effet, le péristaltisme intestinal devenant de plus en plus faible, la paralysie se disposait à assiéger les intestins. Sans doute, la paralysie intestinale était le péril imprévisible alors que Mukeba au milieu de nulle part, respirait tout innocemment, ce qui ne lui garantissait malheureusement pas une clémence vis-à-vis de tout désastre.
L’eau chaude peut seul éviter la paralysie intestinale, en revanche, l’énergie des batteries n’est pas capable de supporter la charge de la plaque chauffante. Ainsi la pénurie d’eau chaude dans le bloc renforce potentiellement la place de Mukeba dans la candidature pour subir une colostomie. Dieu merci ! Les soins intensifs de l’hôpital disposaient d’une ligne électrique privée par groupe électrogène. C’était ainsi question de minutes qu’on prévienne le drame intestinal car l’on avait déplacé l’eau physiologique pour le chauffage.
Les heures passaient et on approchait de plus en plus le but. Le farfouillage continuant, subitement tout était parfait. Le foie traumatisé, avait fait tout seul son hémostase mais pas autant qu’on avait maitrisé le virulent saignement du bas-ventre.
Plusieurs heures passaient. Il fit quinze heures le quart quand l’on vit Thomas faire tomber imprudemment une pince hémostatique. Il est là tout las, sa ténue mouillée d’eau mélangée au sang. Le saignement faisait toujours rage. On ne pouvait pas compter combien de fois les liquides étaient apportés dans la circulation sanguine de Mukeba malgré que sa tension artérielle frôlait déjà les limites les plus basses. Sans aucun doute, Cette fois une grande artère est touchée, j’étais convaincu enfin.
L’étudiant, ses yeux clos, commençait à murmurer en faisant sortir une voix encombrée d’obstacles. Toute profonde qu’était son expiration, Thomas était pris d’une empathie jusqu’à faire tomber une pince. L’anesthésie s’éliminait progressivement en effet. Mukeba ressentait déjà des douleurs exiguës de la manipulation chirurgicale. Thomas qui était jusque-là calme,commença à caresser de l’indignation vis-à-vis du métier des anesthésistes.
Loin d’être la cause directe de l’exaspération excessive du docteur, les anesthésistes n’y étaient pourtant pour rien. La quantité d’urine était toujours inférieure. Les reins n’éliminaient pas les produits anesthésiques évidemment.
Au bout de ses efforts, Thomas tout pensant et mouillé, se retrancha du champ opératoire en direction de la fenêtre pour prendre de l’air frais et se changea sa tenue pendant que des nouvelles idées s’érigeaient en cortège dans sa tête en contradiction et en balance des anciennes. Mukeba subissait une transfusion sanguine. Sans aucun doute, l’hécatombe est massacre, tout portait à faire croire que l’inévitable était commise : l’artère pisse et ravitaille continuellement du sang frais aux maitres de l’Olympe. Néanmoins, l’hémorragie ne vient pas du ventre encore moins de la cage thoracique car tout est parfait de ce côté aussi.
- Nous allons ouvrir la cavité rétropéritonéale.
C’est évident, au milieu de la perplexité, Docteur Thomas était convaincu que le problème ne venait pas de l’abdomen et le mieux était de percer très loin en ouvrant le rétropéritoine.
Quinze minutes plus tard, il fit seize heures quand la vérité éclata au bon jour. Ce n’était ni l’un ni l’autre. Ce n’était ni du sang ni d’une artère. La cause était connue enfin mais pas autant un geyser d’une portion magique de joie :
L’appareil urinaire était touché. Une balle avait scindé l’uretère gauche en deux parties : le vendre était devenu donc urinoir. Et par la vessie et par le rein, l’urine mélangée au sang se refoulait dans le vendre. On se demandait : «Pourquoi le médecin est condamné à voir les moribonds et les morts des autres ? Qu’est-ce qu’il a fait de si mal ?». Mais hélas ! Aucune réponse ne nous était possible.
Tout jeune, Mukeba va vivre donc sans un de ses deux reins à cause d’un simple uretère. Ramener ces deux bords séparés est un marathon et impossible.
Thomas trouva quand-même la réponse en rapprochant de force les deux bords séparés, mais Mukeba devra éliminer les urines par un cathéter urétéral pendant trois semaines. Cette affaire, l’enfer de Mukeba me rappelait l’ouverture artificielle du colon pour contrôler la défécation dans une poche extérieure après une colostomie.
Eh ! Oui ! Cette affaire bien que difficile, l’enfer de Mukeba, était la toute dernière car il en était tiré ainsi. Il va vivre et au bout de trois semaines, il aura tout ce qui a de l’humain. Thomas avait déjoué enfin la vigilance de Cerbère.
Le lendemain matin : le jour est tout en fait différent. Déjà au réveil, le jeune charmant fait une paralysie de la moitié de son corps ; c’est une embolie cérébrale. Oh ! Non! Moi qui croyais qu’il était tiré d’affaire... C’est évident maintenant, il est écrit sur la muraille rouge de Beni : « Peu importe le mode de vie, une minute à Beni c’est vivre chaque jour l’attentat meurtrier du bataclan parisien». Mais qui du chirurgien ou du colonel de la police peut s’innocenter de n’avoir jamais touché le sang de Mukeba ?