Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Elle lut et relit cette missive et soudain ses souvenirs la ramenait au début de tout. À cette époque où son innocence et son insouciance faisaient sa joie de vivre. Que de décisions prises avec le temps, et de blessures assumées ! Personne ne s'étonna du choix de Gilles. Il avait choisi naturellement Rolande pour épouse. Elle avait de la grâce et de la fraicheur. De la grâce campagnarde et de la fraicheur juvénile. C'était une belle pépite de femme que la famille de Gilles fit tôt d'apprécier.
La dote fut à la mesure de l'orgueil de Gilles. Il en avait donné plus qu'on ne lui avait demandé. Il était donc considéré dans la famille de Rolande comme un « N'fang môt » . Dix porcs longs châssis, huit chèvres, vingt sacs de riz « mémé cassés », trente marmites de cocottes minutes et plus. La liste était longue.
La cérémonie de mariage se fit dans le village de Rolande. La fête mis tout Nkol-Metet sens dessus-dessous. La grande foule admira donc les mariés, qui rentrèrent cacher leur bonheur naissant en lune de miel à Kribi . Un séjour à Kribi n'était pas donné à tout le monde. Ensuite, Gilles résolu de faire un petit tour aux îles Maldives avec sa chère épouse.
Rolande était une jeune fille de vingt-deux ans quand elle rencontra Gilles. Il était de passage au village. Avait-elle eu le choix ? Elle caressait aussi l'idée de changer de vie. Après son probatoire, ses parents avaient décidé qu'elle en avait assez dans la cabosse. Une fille ça ne devrait pas faire de longues études. La demande de Gilles tombait donc à pic. Il était bel homme et semblait être de bonne moralité. Rolande pensait que le temps pourrait la faire aimer cet homme. Si sa vie pouvait changer, si elle avait la possibilité de reprendre ses études, pourquoi ne pas sauter le pas ? Ses parents accueillirent la nouvelle avec beaucoup d'enthousiasme. Les mariages devenaient rares. Si leur fille pouvait se marier, ça les soulagerait. Personne ne faisait de l'éducation des jeunes filles une priorité. Les parents étaient fiers de marier leurs filles, surtout à de grands hommes comme Gilles. C'était ça le symbole de leur réussite. Personne ne voulait d'une vieille fille chez soi.
Le séjour à Kribi fut charmant. Les premiers rapports avec sa femme furent donc des plus joyeux et des plus satisfaisants. Avec les années, il avait su la modeler comme il le voulait. Rolande avait maintenant trente ans. Et en huit ans elle avait eu tout le temps pour connaître qui était réellement Gilles.
Rolande avait eu huit ans pour se faire une idée du mariage. Avec le temps, elle avait su aimer son mari. Elle l'avait toujours respecté et lui avait donné deux magnifiques enfants. Les parents de Rolande étaient tellement fiers d'elle. Grâce à elle, ses cadets ne manquaient de rien. Mais alors, jamais au grand jamais, ses parents ne lui demandaient comment elle allait. Pour beaucoup de personnes, l'argent suffisait à tout combler. Gilles lui rappelait chaque jour qu'elle et sa famille lui devait tout. Elle passait beaucoup de temps à lire. Et de toutes ses lectures, elle avait appris que l'homme qui ne respecte pas une femme dans la vie de tous les jours, et plus encore dans les moments importants de sa vie, ne mérite pas sa douceur et son attention. Mais face à plusieurs manquements, elle ne manquait jamais à ses devoirs d'épouse.
Rolande vivait sa petite vie d'épouse soumise quand elle reçut un matin une enveloppe. Elle était arrivée de la poste et le gardien la lui avait remise. Elle retourna l'enveloppe et vit que la missive provenait de la ville de Mbalmayo . Elle ouvrit l'enveloppe et découvrit une lettre. Elle ouvrit le format et se mit à lire :
Chère Madame,
Je me nomme Prisca Ayena. Vous ne me connaissez pas, je ne vous ai jamais vu, mais je vous imagine si majestueuse.
Tomber amoureuse de votre époux était une douce surprise. Retenir son attention était une chute infortunée. Gilles vous aime tellement qu'il ne m'a jamais prêté attention. Tant de prières pour être votre coépouse ou même me contenter de la place peu élogieuse de maitresse.
Hélas, votre élégance silencieuse fait courber l'impuissance de mes sentiments pour lui. Vous êtes d'emblée sans rivale. Son bonheur fait le mien. Alors, je l'imagine avec vous dans la douceur de la vie, baisant votre simplicité et profitant avec vous de tous ses jours. Madame, la vie est remplie d'épreuves terribles mais aussi de rencontres et de choses merveilleuses qui nous invitent à espérer. Espérer le meilleur sans perdre la lucidité de l'échec. Mon échec est criant. Je ne chercherai plus à voler votre mari.
Rolande lut et relut la lettre plusieurs fois. Qui était donc cette Prisca ? Serait-ce une des collaboratrices de son mari ? Elle avait déjà eu à recevoir les collègues de son mari plus d'une fois à la maison. Cette femme disait ne pas la connaitre. Ce n'était donc pas une des collègues de Gilles. Elle relut une dernière fois la lettre qu'elle tenait toujours. Elle sourit et replia le papier.
Les jeunes filles pensaient savoir ce qu'était le mariage. Elles rêvaient toutes d'avoir un mari aimant. Avec le temps, les appétits deviennent plus grands, plus voraces. Nombreuses étaient celles qui de nos jours voulaient des maris à « l'énorme panse ». Elles les repéraient de loin et faisaient les premiers pas. Avoir un mari riche était le rêve et le luxe du moment. L'amour passait en second lieu. Si on avait les deux, on se disait chanceuse.
Année après année elle s'était faite grâce à ses lectures, ses prières et le silence. A quoi cela sert-il de crier si on ne nous entend pas ? Aucun mariage n'était parfait, mais chacun se construisait son bonheur. Rolande replia la lettre de cette inconnue et esquissa un petit sourire. Elle regarda ensuite du côté de la buanderie. Pourquoi ne pas répondre à cette inconnue ? Cette idée ne la quitta plus. Elle alla s'installer sur le balcon adjacent à sa chambre. S'assit et ferma les yeux. Elle laissa le vent la transporter, soupira, ouvrit les yeux et commença à rédiger.
Prisca Ayena,
J'ai bien reçu votre missive et je ne peux que confesser mon soutien pour ce que vous traversez. L'amour est un vent impétueux, il est comme un virus et peut donc toucher qui il veut. Que puis-je y faire ? Jeune dame, j'ai déjà vécu longtemps avec mon époux. Je le connais parfaitement. Vous avez aimé les clichés, la belle voix, l'incroyable prestance, le dynamisme et le charisme d'un inconnu. L'amour va au-delà de cela. Si vous l'aimez autant, venez et aimez également ses foudres. Des blessures physiques et morales, des infidélités incessantes, un amour fuyant, un argent qui nargue et musèle. Aimez mon mari et marchez avec votre trousse à soins. Au-delà de ce que vous qualifiez « d'élégance silencieuse » se cachent de grands combats, d'énormes sacrifices. Aimez ! Mais aimez le vrai Gilles.
Rolande déposa son stylo, s'étira, respira la brise fraîche qui annonçait le début de soirée et murmura : «Munyal à toutes nos mères, nos sœurs, nos amies, Munyal et silence, Munyal et courage. Voici venir les rêveuses. Celles dont le baiser du soleil est inconnu ; dont les cris du désespoir ne bercent les nuits. Voici venir les jouisseurs. Ceux qui ont des privilèges, nés de nos douleurs, de notre bienveillance, de nos viols sans témoins. Munyal dira-t-on, le temps de la patience à jamais évanouie. Le cri de nos sueurs oubliées, avons-nous jamais existé ? Tel le Père Goriot pour ses filles, je bois le calice de mes douleurs. Ayez le souvenir de nos sacrifices gravés. Savourons nos vies, derrière le rideau des ombres et convoitises mortes ».