Vie de morts

«-Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.»

Mon regard était froid et dur ; il devait sentir que c'était fini l'époque où je le regardais agir en silence. Ça faisait des années que je contenais ma rage et aujourd'hui j'ai littéralement explosé. Quel était cet homme ? Si imbu de lui-même, pire encore, si odieux. Je me répugnais d'être dans sa présence, de respirer le même air que lui.

Son regard assassin me faisait froid dans le dos. Mais dans cette guerre qu'on venait de commencer, je ne voulais pas être celle qui allait faiblir en premier ; pas encore. Pas après ce pas, ce risque que je venais de prendre. Je comptais assumer jusqu'au bout.

«-Jetez-là en prison ! »

Il détourna durement son regard de ma personne et continua à boire son whiskey. Il remuait son verre de manière circulaire, totalement désintéressé. Mais je le connaissais, au fond il était en train de jubiler parce qu'il se sentait tout puissant.

«-Georges, non. Par pitié, pas la prison»

Il y a deux mois j'aurais réagi ainsi. J'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps. Je l'aurai supplié à genou. Je serai restée lécher ses bottes du bout de ma langue dans l'espoir de ne pas finir dans ce trou ; mais j'ai finalement compris que je valais mieux que ça et j'étais prête à subir sans rechigner tous les traitements qui allaient m'être infligés.

Lorsque ses deux esclaves sont venus me saisir pour me trainer, tout s'est passé dans un calme surprenant. Tellement, que je l'ai vu relever la tête avec surprise et très rapidement dans ses yeux, j'ai vu passer de l'effroi : il venait de perdre son emprise sur moi.
Je fus jetée violemment dans le cachot, enchaînée par les deux gros bras habituels et aspergée d'eau froide. Le même scénario se répétait. 20 min plus tard, l'un des esclaves allait revenir pour m'infliger 100 coups de fouets dans le dos.

Il faut faire un bond plusieurs années en arrière pour comprendre ma situation actuelle. Je suis la seule fille d'une famille de 10 enfants. Lorsque d'autres aïeux ont laissé des terres et des vivres en héritage à leurs progénitures, les nôtres nous ont laissé la pauvreté. Une extrême pauvreté. De tous les habitants du petit village, nous étions toujours ceux qui quémandaient tout et l'un de nous manquait toujours chaque année de mourir de faim.

Ma mère a été victime d'un accident dans son champ et un beau jour elle a perdu l'usage de ses pieds. Je devais alors m'occuper seule de la maison. J'avais l'impression d'être l'esclave de ma famille tant je n'avais pas de vie sociale. Je passais toutes mes journées à la maison et mes seules amies c'étaient les souris.
Papa en tant que chasseur ne gagnait pas grand-chose pour nourrir une famille aussi nombreuse et mes frères étaient encore en bas âge. Il ne restait plus que moi, l'aînée sur qui reposait l'espoir de toute la famille.

Un matin, alors que je rentrais du champ, j'ai trouvé toute la famille assise dans le petit salon ; un prospectus en main. Mes parents avaient un air tellement grave sur leur visage que j'ai pensé à retourner d'où je venais sans faire de bruit. Sauf qu'ils m'avaient déjà remarqué.
8
«-Dépose ta hutte et viens t'assoir, me dit mon père»

J'essayais de tout faire au ralenti comme pour retarder l'échéance. Mais à voir leur visage irrité je me dépêchai de peur de me faire cogner dessus. Ce jour-là, ils n'ont pas beaucoup parlé. Ils m'ont juste tendu la feuille pour que je la lise et en me tournant le dos pour retourner dans leur chambre, ils m'ont laissé avec un ordre.

«-Fais ton sac pour demain»

Le seul espoir de la famille, c'est ce que j'étais. Dis comme ça on pourrait croire que j'avais de la valeur et que mes parents me voyaient comme la prunelle de leurs yeux. J'étais juste le jouet de la famille, un objet marchand qu'on pouvait proposer au premier venu.

«Recherche d'une esclave à vie pour la famille Bretton
Sa famille sera payée gracieusement à la fin de chaque mois en fonction des services rendus et du comportement.»

J'avais envie de renverser les meubles qui étaient sous ma main, de crier mais surtout de pleurer. J'avais été vendue comme esclave par mes propres parents, trahie par ma propre famille. Avec tous les efforts que je faisais pour eux chaque jour, sans jamais me plaindre. Le meilleur moyen qu'ils ont trouvé pour me remercier c'était de me vendre pour satisfaire leur ventre. Personne n'avait pris la peine de me demander mon avis, personne ne cherchait à savoir comment je me sentais.

Ils ont préféré l'opulence au bien-être de leur propre enfant et je les ai détestés pour ça.

C'est ainsi que je suis entrée dans cette famille. Et que je les ai servis. Le père a construit des maisons à chacun de ses fils à travers la ville. Je naviguais entre ces bâtisses en fonction des années et de la volonté du patron. Les premières années, j'étais chez le père en question. Avec mon esprit de rébellion et mon langage grossier.

Le premier mois, je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour être exécrable, casser tout sur mon passage pour qu'ils en aient marre de moi et qu'ils me renvoient. Sauf que je ne savais pas encore dans quelle famille j'étais tombée et je regrettai amèrement mon comportement. A la fin du mois, ce monsieur m'a fait découvrir qu'il prenait note de chacun de mes écarts de comportement. Pire encore, ils avaient chacun une valeur en termes de châtiment. Je fis alors pour la première fois l'expérience de la prison.

Un mois plus tard, j'en suis sortie complètement traumatisée et beaucoup plus docile par la même occasion. Je surveillais mes moindres agissements et mes moindres paroles, redoutant les coups, les meurtrissures et les insultes. J'étais vide psychologiquement et chaque jour, je me rappelais que c'était à cause de mes parents que je vivais l'enfer sur terre. Et pendant qu'ils s'enivraient de leur argent, je mourais à petit feu.

Je suis ainsi passée de maison en maison, subissant le même système pendant des années. J'ai fini par servir dans la maison de Georges qui est le pire de tous. Je veillais quotidiennement à ne pas faire de bêtises, mais il faisait exprès de déchirer des rideaux, de tâcher des vêtements et de m'incriminer par la suite. Et à la fin du mois, il me punissait même pour ce que je n'avais pas fait.

Et je me retrouvais en train de crier et de pleurer, le suppliant de ne pas m'infliger les pires châtiments.

«-Si tu ne m'appelles pas Maître, un plat risque de se casser par mégarde»

Sauf que j'étais las de supporter tout ça. Et j'ai fini par exploser, dire ce que je ressentais. Je voulais m'affranchir de tout cela, de cette vie qui n'en était pas une. Georges était juste une personne narcissique qui cherchait à dominer et à rabaisser tout le monde. Et j'étais fatiguée d'être toujours celle qu'on piétine.

«-Faites-là sortir»

La voix de Georges est venue changer le scénario que je maitrisais déjà. Mais je savais que ce n'était pas par compassion que j'étais dehors. Lorsque je suis arrivée au salon, je l'ai vu assis avec ma famille en face de lui. Sur la table, une arme.

«-Tu m'épouses ou je les tue»

En écoutant sa proposition je savais déjà ce qu'il manigançait. Au 19ème siècle, l'homme hérite de la part qu'un père laisse à sa fille après le mariage. Par conséquent, une bonne partie de la fortune que mes parents avaient amassée grâce à leur famille allait retourner dans ses poches. Ma famille allait encore se retrouver belliqueuse sur le plan financier et me mettre la pression pour les aider. Sauf qu'il allait encore faire preuve de monstruosité à notre égard. Quelle imagination ! Tout ça pour me retenir captive.

La stupéfaction devait se lire sur mon visage. C'était complètement ridicule. Il était hors de question que j'accepte de l'épouser. Mais, qu'adviendrait-il de ma famille ? J'ai longtemps souhaité leur mort. Je les ai tellement haïs que j'ai pensé les tuer moi-même. Maintenant que l'occasion se présente, m'offrirai-je en sacrifice cette fois-ci volontairement pour leur vie ?