Mon sport, mon parcours, ma vie.
Je viens d’atteindre le sommet du col, l’objectif que je m’étais fixé ce matin. Mon vélo est posé à même le sol, deux mètres plus loin, et je respire à pleins poumons l’air frais et humide de la montagne. 1326 mètres au-dessus du niveau de la mer, 1250 mètres au-dessus de mon appartement duquel je suis partie il y a deux heures. En lançant un regard en contrebas, j’aperçois mes deux amies, encore en lutte face à la pente ascendante du bitume abimé, combattant avec sueurs et larmes la résistance mécanique du pédalier et le frottement des roues sur la chaussée ; tout le long du parcours, je distingue aussi les inconnus et les inconnues qui partagent la même souffrance au cours de cette ascension, pour atteindre le sommet de ce col si réputé.
Je suis fière.
Je suis heureuse, et cela doit se lire sur mon visage.
J’ai envie de hurler, d’exprimer au monde mon bonheur d’avoir réussi avec plus d’aisance et de facilité que d’autres pourtant en bonne santé. Et c’est en pensant à cela que l’histoire de mes deux dernières années de vie remonte brutalement à mon souvenir.
19 juillet 2018, j’avais 29 ans. Deux enfants, un compagnon aimant, un travail que j’aimais, et tout allait aussi bien que le permettait le monde de l’époque. Seulement, j’avais pris cinq kilos en l’espace de quelques semaines, et j’avais des œdèmes qui apparaissaient sur l’ensemble du corps ; après un premier examen médical et des examens complémentaires, j’avais rendez-vous ce jeudi-là avec mon médecin, pour interpréter les résultats des prises de sang et du bilan urinaire que j’avais réalisé quelques jours auparavant. Le couperet était tombé : insuffisance rénale aiguë ; il m’avait montré les chiffres : créatinine plasmatique : 500 µmol/l, protéinurie : 4 g/j...
J’étais restée abasourdie, sans pouvoir prononcer un seul mot ; je ne comprenais rien. Comment mon rein pouvait-il ne plus fonctionner comme cela, d’un seul coup ?
« Je vous ai pris rendez-vous avec un de mes collègues spécialiste du rein, un néphrologue. Il vous attend demain matin à 9h30 ; il veut vous proposer une biopsie du rein pour comprendre ce qu’il se passe » ; les paroles du médecin ne m’avaient pas rassuré. Pourquoi tout allait si vite ? pourquoi était-ce si urgent ?
Le lendemain, après une nuit sans sommeil, j’avais compris. Les explications du néphrologue étaient claires mais alarmantes. Mes reins ne fonctionnaient presque plus et la biopsie allait être organisé deux jours plus tard au CHU. Nouvelle batterie de prise de sang et d’examens urinaires.
Les quelques jours qui s’ensuivirent était restés cependant flous dans mon esprit ; beaucoup d’examens, beaucoup de mots que je ne comprenais pas, beaucoup de recherches sur internet qui m’avaient fait déprimer et rendue folle...
Au final, une semaine plus tard, j’avais obtenu le résultat de l’ensemble des examens : j’avais un lupus, une maladie auto-immune qui m’attaquait les reins et d’autres organes ; mon propre corps, mes propres cellules immunitaires, mes globules blancs, s’attaquaient à mes cellules et voulaient les détruire. Pas de cause, personne n’avait pu m’expliquer pourquoi moi, pourquoi pas ma voisine ou une collègue ?
« La médecine n’explique pas encore tout », m’avait-on répété.
J’avais passé les six mois qui avaient suivis en arrêt de travail, voyageant entre l’hôpital et mon domicile. Les traitements intraveineux, les immunosuppresseurs, la cortisone, le « cocktail explosif » comme disait mon compagnon. Rythmée comme les bornes kilométriques qui jalonnaient l’ascension que je venais de réaliser, je faisais mes injections tout les quinze jours, précédées quarante-huit heures avant d’une nouvelle prise de sang et d’un nouvel examen urinaire. Tous les jours, comme à chaque coup de pédale que je donnais rageusement dès les premiers kilomètres du col, je prenais consciencieusement ma cortisone le matin, puis le traitement antiacide, puis le calcium, la vitamine D pour prévenir les complications de la cortisone, et enfin mon traitement immunosuppresseur. Six mois ainsi, avec une routine cadencée par ma prise en charge médicale.
Mon compagnon, probablement dépassé par notre emploi du temps médicalisé et ne comprenant pas ce que je ressentais, était parti. Mais je ne lui en veux pas... C’était un peu comme la barre de céréales qui m’avait échappée des mains il y a quelques dizaines de minutes, à un kilomètre du sommet ; je l’avais laissée sur la route, sans me baisser ni m’arrêter pour la ramasser. Pas la peine... Ce qu’il me fallait, c’était arriver au bout, voir la fin du tunnel, le sommet du col, et je ne voulais pas m’attarder sur les dommages collatéraux qui me retarderaient plus qu’ils ne m’aideraient. J’y avais laissé des plumes comme on dit, abandonné ma carrière professionnelle, délaissé mes activités physiques habituelles, comme toutes les gouttes de sueur qui avaient ruisselées de mon corps pendant que je gravissais le col, pour s’échouer sur le sol, sécher et disparaitre.
Cette ascension, c’était ma vie des deux dernières années ; je l’avais vécue comme cela, et le fait d’y être parvenue, d’avoir vaincu le col, d’être arrivée avant mes amis, et de pouvoir jouir de la vue et du spectacle qu’offrait la nature alentour, je le vivais comme une revanche. Après ces deux années de traitement, de parcours médical compliqué, de rires et de pleurs, j’étais guérie. Certes, je continue la surveillance, mais finis les immunosuppresseurs, mon rein et l’ensemble de mes organes fonctionnent correctement, et je profite de ma vie comme toutes les autres, voire même en étant plus active que la plupart, car je sais dorénavant que ces moments de bonheur peuvent être très vite perdus, et qu’il faut profiter de chaque instant de bonne santé.
L’arrivée de mes amies, haletantes et épuisées, me tire de ma rêverie.
Je les regarde, un sourire en coin, et lance à leur attention :
« On repart ? »
Je viens d’atteindre le sommet du col, l’objectif que je m’étais fixé ce matin. Mon vélo est posé à même le sol, deux mètres plus loin, et je respire à pleins poumons l’air frais et humide de la montagne. 1326 mètres au-dessus du niveau de la mer, 1250 mètres au-dessus de mon appartement duquel je suis partie il y a deux heures. En lançant un regard en contrebas, j’aperçois mes deux amies, encore en lutte face à la pente ascendante du bitume abimé, combattant avec sueurs et larmes la résistance mécanique du pédalier et le frottement des roues sur la chaussée ; tout le long du parcours, je distingue aussi les inconnus et les inconnues qui partagent la même souffrance au cours de cette ascension, pour atteindre le sommet de ce col si réputé.
Je suis fière.
Je suis heureuse, et cela doit se lire sur mon visage.
J’ai envie de hurler, d’exprimer au monde mon bonheur d’avoir réussi avec plus d’aisance et de facilité que d’autres pourtant en bonne santé. Et c’est en pensant à cela que l’histoire de mes deux dernières années de vie remonte brutalement à mon souvenir.
19 juillet 2018, j’avais 29 ans. Deux enfants, un compagnon aimant, un travail que j’aimais, et tout allait aussi bien que le permettait le monde de l’époque. Seulement, j’avais pris cinq kilos en l’espace de quelques semaines, et j’avais des œdèmes qui apparaissaient sur l’ensemble du corps ; après un premier examen médical et des examens complémentaires, j’avais rendez-vous ce jeudi-là avec mon médecin, pour interpréter les résultats des prises de sang et du bilan urinaire que j’avais réalisé quelques jours auparavant. Le couperet était tombé : insuffisance rénale aiguë ; il m’avait montré les chiffres : créatinine plasmatique : 500 µmol/l, protéinurie : 4 g/j...
J’étais restée abasourdie, sans pouvoir prononcer un seul mot ; je ne comprenais rien. Comment mon rein pouvait-il ne plus fonctionner comme cela, d’un seul coup ?
« Je vous ai pris rendez-vous avec un de mes collègues spécialiste du rein, un néphrologue. Il vous attend demain matin à 9h30 ; il veut vous proposer une biopsie du rein pour comprendre ce qu’il se passe » ; les paroles du médecin ne m’avaient pas rassuré. Pourquoi tout allait si vite ? pourquoi était-ce si urgent ?
Le lendemain, après une nuit sans sommeil, j’avais compris. Les explications du néphrologue étaient claires mais alarmantes. Mes reins ne fonctionnaient presque plus et la biopsie allait être organisé deux jours plus tard au CHU. Nouvelle batterie de prise de sang et d’examens urinaires.
Les quelques jours qui s’ensuivirent était restés cependant flous dans mon esprit ; beaucoup d’examens, beaucoup de mots que je ne comprenais pas, beaucoup de recherches sur internet qui m’avaient fait déprimer et rendue folle...
Au final, une semaine plus tard, j’avais obtenu le résultat de l’ensemble des examens : j’avais un lupus, une maladie auto-immune qui m’attaquait les reins et d’autres organes ; mon propre corps, mes propres cellules immunitaires, mes globules blancs, s’attaquaient à mes cellules et voulaient les détruire. Pas de cause, personne n’avait pu m’expliquer pourquoi moi, pourquoi pas ma voisine ou une collègue ?
« La médecine n’explique pas encore tout », m’avait-on répété.
J’avais passé les six mois qui avaient suivis en arrêt de travail, voyageant entre l’hôpital et mon domicile. Les traitements intraveineux, les immunosuppresseurs, la cortisone, le « cocktail explosif » comme disait mon compagnon. Rythmée comme les bornes kilométriques qui jalonnaient l’ascension que je venais de réaliser, je faisais mes injections tout les quinze jours, précédées quarante-huit heures avant d’une nouvelle prise de sang et d’un nouvel examen urinaire. Tous les jours, comme à chaque coup de pédale que je donnais rageusement dès les premiers kilomètres du col, je prenais consciencieusement ma cortisone le matin, puis le traitement antiacide, puis le calcium, la vitamine D pour prévenir les complications de la cortisone, et enfin mon traitement immunosuppresseur. Six mois ainsi, avec une routine cadencée par ma prise en charge médicale.
Mon compagnon, probablement dépassé par notre emploi du temps médicalisé et ne comprenant pas ce que je ressentais, était parti. Mais je ne lui en veux pas... C’était un peu comme la barre de céréales qui m’avait échappée des mains il y a quelques dizaines de minutes, à un kilomètre du sommet ; je l’avais laissée sur la route, sans me baisser ni m’arrêter pour la ramasser. Pas la peine... Ce qu’il me fallait, c’était arriver au bout, voir la fin du tunnel, le sommet du col, et je ne voulais pas m’attarder sur les dommages collatéraux qui me retarderaient plus qu’ils ne m’aideraient. J’y avais laissé des plumes comme on dit, abandonné ma carrière professionnelle, délaissé mes activités physiques habituelles, comme toutes les gouttes de sueur qui avaient ruisselées de mon corps pendant que je gravissais le col, pour s’échouer sur le sol, sécher et disparaitre.
Cette ascension, c’était ma vie des deux dernières années ; je l’avais vécue comme cela, et le fait d’y être parvenue, d’avoir vaincu le col, d’être arrivée avant mes amis, et de pouvoir jouir de la vue et du spectacle qu’offrait la nature alentour, je le vivais comme une revanche. Après ces deux années de traitement, de parcours médical compliqué, de rires et de pleurs, j’étais guérie. Certes, je continue la surveillance, mais finis les immunosuppresseurs, mon rein et l’ensemble de mes organes fonctionnent correctement, et je profite de ma vie comme toutes les autres, voire même en étant plus active que la plupart, car je sais dorénavant que ces moments de bonheur peuvent être très vite perdus, et qu’il faut profiter de chaque instant de bonne santé.
L’arrivée de mes amies, haletantes et épuisées, me tire de ma rêverie.
Je les regarde, un sourire en coin, et lance à leur attention :
« On repart ? »