Victoire pour la Nation

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Les doigts de Victoire, la petite ingénue, s'enfonçaient dans les touches telles les vagues déferlantes sur les côtes abruptes. Les marteaux alors tonnaient, déversant une langoureuse musique qui s'échappait du coffre de bois patiné et luxueux dans le palais familial, avenue Richelieu. Les notes vibraient, s'enfuyaient, parcouraient les alcôves et grimpaient les grands escaliers de marbre, se répercutaient sur les hautes fenêtres ciselées, revenaient dans les grands couloirs aux tapis flamboyants, contournaient les statues des hommes d'hier et d'aujourd'hui, frappaient les dômes de verre et de pierre, s'amenuisaient, se perdaient dans les vastes cuisines de l'hôtel, de la place forte. Abandonnée.

Elle s'arrêta un instant, le temps de tourner la page de ses doigts délicats, de reprendre son souffle. D'étirer sa nuque gracile raidie par les heures d'entraînement. Elle jeta un regard sur le côté, par delà la baie vitrée, par delà le jardin, par delà la rue pavée. Un champ de bataille s'étendait à perte de vue. D'interminables affrontements, des flammes digne du tartare, des nuages de fumée, des barricades de bois entrelacées de cadavres inconnus.

Victoire revint à son piano, à sa tranquillité fragile. Cristalline. Ses doigts échauffés glissaient sans hésitation sur les délicates touches blanches de l'instrument, produisant une mélodie douce et timide. Rapidement, elle s'envola pour devenir mature, belle et voluptueuse. Pleine de charme, pleine de jeunesse, pleine d'avenir. La page suivante appela un air solitaire, magistral et puissant, qui monta dans les gammes comme dans les airs, vibra de toute force sous l'action passionnée de sa jeune créatrice. Puis, la composition prit un air de fanfare : rythmée et profonde, simple et austère, magnifique et grave.

Une explosion sourde retentit. Les armoiries familiales volèrent en éclats en même temps que le bois massif de la grande porte. L'odeur de la poudre à canon, de la chair brûlée et du désespoir se répandit dans les pièces fastueuses de l'établissement solitaire. Des cris inhumains submergèrent le silence musical de la vaste demeure. Sans ciller, la demoiselle continuait de faire chanter son piano avec la délicatesse d'une princesse, l'oreille attentive et à la moindre fausse note. À quelques pas, un torrent de haine et de révolte s'emparait de tout : pièces d'orfèvrerie, vases de porcelaine d'Asie, tableaux antiques, mobilier en frêne, châles de soie et de lin, dés à coudre en ivoire, tapis Perse. Puis ils arrivèrent dans le salon. Dénudé de tout meuble, de toute richesse. Seul trônait en son centre la belle et son piano. Elle jouait toujours, concentrée sur les vibrations de la musique devenue épique. Le troupeau de démons rendus fous par les combats la fixaient de leurs yeux hagards, injectés de sang.

Le temps s'arrêta. Attaquer ? La tuer ? La violer ? Ou bien lui dire de fuir ? La laisser ? La protéger ? Les lèvres des hommes enragés se tordirent pour exprimer un flot mêlé d'injures et de conseils, telle l'eau libérée d'un barrage brisé.

Violence. Les doigts fins de la jeune demoiselle continuaient de pianoter. Violence. Elle repoussait ses limites, ses compétences. Violence. Elle enchaînait les notes avec l'aisance d'une femme aguerrie.

Un coup de feu claqua sec. La musique s'arrêta. Note sanglante. La jeune pucelle s'affaissa sur son instrument, les mains raidies par la douleur. Des perles coulèrent sur les touches, des perles de frayeur, des perles de compassion. Compréhension. Le carnage reprit. La révolution ne faisait que commencer.

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