Veste funèbre

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Son regard n'a croisé le mien que pendant une minute. Mais, cela m'a semblée une éternité. Une éternité pendant laquelle l'intensité de l'effet qu'il me faisait s'estimait à plus infini. Une éternité pendant laquelle je me remémorais mes sueurs froides quand je le voyais, il y a de cela six ans. Je me rappelais chaque seconde de douleur qu'il m'infligeait. Et puis finalement, me voilà devant le fait, à prier pour qu'il revienne me voir malgré sa mystérieuse disparition.
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Tout a commencé un matin d'octobre. Je venais d'intégrer la plus grande école de stylisme modélisme de la ville. C'était le jour de la rentrée. J'étais extrêmement enthousiaste, ce qui n'étonnait personne. Toute ma famille savait que j'avais un penchant pour la mode et ce, depuis toute petite. Aujourd'hui, j'allais entamer une nouvelle étape dans l'accomplissement de ce rêve. J'étais impatiente de pouvoir rencontrer de nouvelles personnes et de pouvoir me faire de nouveaux amis. Ce sont les relations qui aident à avancer dans la vie. C'était ce que ma mère me répétait souvent. Je savais que toute seule, je n'arriverais à rien. C'est la raison pour laquelle je suis très ouverte concernant les gens. Je suis de celle qui pense qu'il y a du bon en chacun. Il est vrai qu'on ne peut pas faire confiance à tout le monde mais de ce côté-là, je sais qu'il faut faire attention.
Une trentaine de minutes s'était écoulée durant le trajet. Me voilà à présent devant l'école de mes rêves. J'eus à peine le temps de jeter un coup d'œil au bâtiment lorsque je l'aperçus. Au départ, je ne l'avais pas reconnu. Mais la démarche était restée la même. L'allure également. Le style, pareil. Le visage en question lui donnait un air plus mûr. Mais l'était-il devenu ? J'avais à peine croisé son regard et mes souvenirs commençaient à m'envahir.
 
 - Quelle pleurnicheuse ! A ton âge ?! À ta place, j'aurais honte. Tu ne mérites même pas que quelqu'un comme moi soit ton ami...
 
Je continuais à me remémorer tous ses mots lorsqu'une main me fit sursauter. Je revins alors brusquement à la réalité. C'était même la sienne. Il m'avait reconnue. Lui non plus n'avait pas oublié mon visage apparemment. Ce fait m'étonnait puisque généralement, les psychopathes s'en foutent du visage de leurs victimes. Peut-être s'en rappelait-il parce que j'étais sa SEULE victime. Quoi qu'il en soit, il m'avait reconnue et il se tenait debout, face à moi. Je sursautai à nouveau lorsqu'il prononça mon prénom.
 
- Dicia !
 
Je savais qu'il fallait que je me calme. Après tout, je n'étais plus cette petite gamine de quatorze ans qui avait peur de lui. Mais alors, c'était quoi cette soudaine tachycardie ? Pourquoi ces légers tremblements ? Pourquoi cette difficulté à sortir ne serait-ce qu'un son de ma bouche ? Il fallait vraiment que je me calme. Je pris une profonde inspiration, puis sortis une expiration. Enfin, je pus lui répondre.
 
- Timothée ! Quelle surprise !
 
Il souriait. C'était le même que la première fois qu'on s'était rencontrés. Il m'annonça que lui aussi était inscrit dans cette école. Attendez ! Lui ! Ici ! Loin de moi l'idée de la paranoïa mais j'espérais sincèrement qu'il n'était pas revenu juste pour continuer ses manies. Au point où nous en étions, je savais en moi-même que cet homme était capable de tout. Je n'avais pas confiance en son soi-disant changement. Il m'avait expliquée qu'il avait changé, qu'il avait pris conscience de son immaturité. Il m'avait expliquée que ce n'était pas de sa faute et qu'il me raconterait un autre jour ce qui se passait à cette époque. Je le sentais sincère. Mais qui sait ? Le fait est que je ne devrais plus avoir de rancune contre lui puisque j'allais passer trois années à le supporter. J'oubliai alors ce détail puis entrai à l'intérieur.
Les premiers mois furent très intéressants. Les professeurs étaient très rigoureux concernant les exercices. Des points de couture au schéma des modèles, ils ne laissaient aucun détail leur échapper. J'arrivais quand même à suivre le rythme. J'avais effectivement réussi à oublier la présence de Timothée dans cette école. On ne se parlait presque jamais. Par contre, avec les autres, c'était assez fluide. J'avais réussi à me faire des amis et j'avais même des prétendants. L'envie de lover ne manquait pas mais chaque chose en son temps. Si on ne fait pas attention, l'amour peut vite nous faire échouer. Quoi qu'il en soit, j'étais attentive à ce qui se disait aux cours et j'étais en voie de réussir mon année. À la maison, ma mère était super fière de comment je m'épanouissais. Mon père, qui m'appelait sa petite championne, me sollicitait déjà pour l'habiller de temps en temps. J'étais fille unique mais je ne me sentais jamais seule. J'avais les meilleurs parents du monde et tout allait bien. Enfin, tout allait bien jusqu'à ce moment-là...
Un jour, alors que j'étais à l'école, je reçus un appel d'un numéro inconnu. Nous venions d'entamer la deuxième année. Je décrochai l'appel. Quelques minutes plus tard, mon visage se serra. D'un beau sourire, je passai à une mine affreuse. Des larmes coulaient même sur mon visage. Ma gorge se serra et ne put sortir qu'un mot. Quoi ?! Le téléphone tomba de mes mains. Ce fut une des personnes présentes qui m'aida à le ramasser. Je restai figée un moment le temps d'assimiler la nouvelle. Il fallait que je me rende à la morgue pour identifier leurs corps. Le corps de ceux que j'ai toujours eus avec moi, mes modèles, mes sources de motivation, mes...mes parents. Ils venaient d'avoir un accident tous les deux alors qu'ils se rendaient à leurs lieux de travail respectifs. J'y allai donc immédiatement. Je ne pouvais pas suivre les cours de la matinée après cette nouvelle. Que dis-je ? Je ne pourrai plus rien suivre avant un bon moment. Arrivée à la morgue, l'on me conduisit directement vers eux. Ils étaient là, allongés et recouverts d'un pagne blanc. Malheureusement pour moi, c'était bien eux. 
Les mois qui ont suivi sont passés très lentement. Je n'allais plus à l'école de stylisme. Ma présence sur les réseaux avait considérablement diminué. Les rares fois où j'essayais de me connecter, c'était pour voir des messages comme : hey Dicia ! Est-ce que tu vas bien ? ou encore des toutes mes condoléances, des messages lus et ignorés d'ailleurs. Plus tard, je reçus une visite inattendue. D'habitude je n'aurais pas ouvert, mais une fois n'était pas coutume. C'était Timothée. Une fois entré, il me fit comprendre qu'il n'allait pas durer. Il me parla à cœur ouvert et me fit comprendre que j'allais reprendre mon année à cette allure. Il me disait que je me laissais mourir à petits feux et que ce n'était pas ce qu'ils auraient voulu. Il s'était proposé de m'aider à sauver mon année et à me remonter le moral par la même occasion. Il s'excusa pour cette période où il s'acharnait sur moi et m'expliqua qu'il avait lui aussi perdu ses parents. Il dû alors vivre chez la deuxième femme de son père qui le considérait comme un bâtard, un moins que rien. Il était frustré à cette époque. Est-ce que ça expliquait réellement son comportement ? Je ne savais pas quoi en penser. Par contre, j'étais touchée par sa sincérité. J'acceptai alors son offre.
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Le moment de soutenir était enfin là. Timothée et moi étions en binôme pour cette occasion. Lui, était le mannequin et moi, j'allais présenter le style au jury. Notre tour enfin arrivé, j'attendais patiemment qu'il me rejoigne. Une dizaine de minutes passa et il n'était toujours pas là. C'est alors qu'on m'annonça la nouvelle. Il avait un cancer en phase terminale qui venait tout juste de l'emporter. Il était décédé dans notre modèle. Mon pilier de depuis plus d'un an et surtout, celui que j'aimais, avait revêtu sa veste funèbre. Les gens viennent et s'en vont. L'essentiel est de faire perdurer les valeurs et la force qu'ils nous ont données.
 
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