Odilon-le-Tors rangea son piochon. Les années lui avaient plié le dos, il se recroquevillait dans ses habits comme un escargot dans sa coquille. Néanmoins il avait encore le goût de cultiver quelques légumes.
Il y a longtemps, les Ogrons avaient envahi la plaine de la Bièvre, mettant sous leur joug les autochtones jusqu’alors travailleurs de la terre, des vaches et des bœufs, et heureux car ne manquant de rien, ou de vraiment pas grand-chose. Les Ogrons avaient d’abord rasé les moissons, mûres à point, puis tué et dévoré tout le bétail.
- Désormais, vous aurez chacun un petit carré de jardin, et vous vous débrouillerez avec ça ! Les racines pour vous, les bonnes viandes pour nous. Ah ah ! Et vous allez nous aider car nous sommes de constitution délicate et peu portés au dur labeur. Ah ah ah !!!
Les habitants de la plaine, répartis dans une dizaine de villages, furent désormais à la peine. Ils tentèrent de se révolter à plusieurs reprises, sans succès, et finirent par se résigner. Il y eut même, au fil des années, quelques unions entre des jeunes filles du terroir et de jeunes Ogrons soucieux de prendre épouse. Ces unions furent âprement critiquées et, à la stupeur générale, toutes infécondes. Les Ogrons cessèrent alors de courtiser les jeunes filles d’ici, et prirent le parti de se reproduire entre eux.
Sans fusion possible, il n’y eut pas d’assimilation. Au long des décennies, les deux clans se renforcèrent dans leur profond désaccord, chacun ancré dans ses traditions, sa famille, sa loi. Les Ogrons restèrent les dominateurs, les habitants de la plaine de la Bièvre les dominés.
Quelques familles, dont celle d’Odilon-le-Tors, avaient fini par reculer contre les collines et même à s’y hisser afin de fuir l’emprise des Ogrons. Ceux-ci tentèrent mollement d’étendre leur tyrannie jusqu’à elles mais finirent par se lasser, se contentant de rares incursions sur les hauteurs pour y rafler quelques chèvres.
Les parents racontaient à leurs enfants la catastrophe advenue jadis à leur petit peuple, concluant toujours leur récit par la phrase :
- Surtout n’allez pas fâcher les Ogrons ! Ils seraient capables de vous dévorer tant ils ont faim et tant ils sont cruels !
De fait, le temps qui passait avait quelque peu adouci l’humeur farouche des Ogrons. Les conquérants sans pitié des débuts étaient devenus des sédentaires pétris d’habitudes et d’aises molles. Les enfants et les petits-enfants des envahisseurs étaient plus prompts à se disputer entre eux qu’à harceler les autochtones. Cependant, nul doute : c’étaient bien eux les maîtres et il ne s’agissait pas de l’oublier.
Or, à la troisième génération, une paire de jumeaux autochtones, Marius et Basilius, ouvraient des yeux ronds quand leur mère leur jetait la fameuse phrase qui terminait le récit de la catastrophe. Pourquoi donc fallait-il absolument obéir à ces Ogrons de malheur qui avaient réduit à merci leurs parents et leurs grands-parents ? Eux, Marius et Basilius, habitants du Grand-Lemps, ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils ne connaissaient pas la peur car leur âge vert les bardait d’un sentiment de toute-puissance.
Marius et Basilius mobilisèrent discrètement tout ce qu’il y avait de jeune et de vigoureux dans la plaine. Des réunions nocturnes se tinrent dans la forêt, à la lueur de la lune, loin de l’ennemi Ogron qui préférait largement, à cette heure, le confort des couettes de plumes. Un sang plein d’ardeur bouillonnait dans les jeunes veines et l’on s’échauffa vite, envahi par l’urgence de rétablir la justice. Il fallait désincruster ces indésirables du territoire usurpé. Mais comment faire ? Il ne s’agissait pas d’exterminer les Ogrons, la bande d’adolescents n’était pas prête à verser le sang... Il fallait pourtant trouver une solution radicale.
- Les Ogrons sont voraces et assoiffés, on le sait, lança Marius
- Oui, ils ont toujours faim, et volent à nos parents moissons et bétail pour satisfaire leur appétit diabolique !! dit Basilius. Il faut nous en débarrasser !
Mais pour ce faire, nul n’avait d’idée précise. Tous se grattaient le crâne afin de stimuler la réflexion, mais rien n’en sortait. Alors, Marius dit :
- Nous allons lever la main et jurer de ne pas nous laisser distraire par quoi que ce soit tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen de chasser les Ogrons ! Jurons de nous donner corps et âme à la lutte jusqu’à la victoire ! Rendez-vous demain ici, à la même heure.
Tous levèrent la main et dirent en chœur : « Nous le jurons » !
Mais le lendemain, à la même heure, dans la forêt, la lueur de la lune n’éclaira nullement le cerveau de la petite troupe : garçons et filles restaient les bras ballants, sans idée aucune... Ce fut ainsi pendant dix jours. Le onzième jour, une jeune fille prénommée Augustine s’écria :
- Et si on leur faisait boire de l’absinthe jusqu’à plus soif ? Puis on les entasserait dans des brouettes et on demanderait à nos parents de porter les brouettes jusqu’à l’Isère...
La «fée verte » était de fait exquise, mais qui en abusait pouvait fort bien s’endormir un jour entier. Augustine était la fille du patron de la distillerie, et elle se faisait fort de convaincre son père de renoncer à quelques hectolitres du précieux breuvage pour en finir avec ces affreux Ogrons.
Comme c’était la première idée, et la seule, elle fut acceptée tout de go.
Dès le lendemain, Marius, Basilius, Augustine et les autres préparèrent une grande buvette sur la place du Château, criant à travers le village qu’une distribution d’absinthe gratuite était proposée à tous les Lempsichois de souche à partir de 15h pour fêter l’arrivée de l’été. Il faisait chaud, et les Ogrons ne tardèrent pas à accourir, cherchant à s’emparer des bouteilles.
- Oh là, tout doux ! cria Augustine. Vous n’êtes pas invités !
- Ah ah ! Cria un gros Ogron. Tu oublies qui commande sur ces terres ?
Augustine fit mine de résister, protégeant les bouteilles de ses bras arrondis. Mais devant l’insistance des Ogrons elle finit par céder, avec regret semblait-il. Tout en leur jetant des regards noirs, elle leur versait de grandes rasades de fée verte ». Ce fut un bel imbroglio de bouteilles, de verres, de bras levés, de grosses faces hilares et de vociférations en tous genres. Les femmes des Ogrons tentèrent en vain de freiner l’ardeur de leurs époux. La dégustation d’absinthe avait vite tourné à la beuverie et les buveurs finirent par s’écrouler au sol.
Alors les corps inertes furent chargés dans des brouettes, et les brouettes vidées dans d’énormes carrioles arrimées à de gros chevaux. Les femmes et les enfants des Ogrons se lamentaient et suppliaient. Mais les autochtones restèrent de marbre. Les chevaux galopèrent jusqu’à St Quentin et l’on déversa les carrioles dans l’Isère. Les Ogrons, mal dégrisés mais acharnés à vivre, battaient des mains et des pieds, emportés par le courant.
- Si vous voulez revoir un jour vos femmes et vos enfants, hurla Basilius, il vous faudra quitter pour toujours la plaine de la Bièvre ! Sans quoi nous serons sans pitié !
Les Ogrons s’éloignaient dans le courant, vociférant, s’appliquant seulement à garder la tête hors de l’eau car, on l’a dit, ils étaient acharnés à vivre.
Quelque temps après, le plus vieux des Ogrons arriva tout doucement à l’entrée du village, brandissant un drapeau blanc et dit :
- Holà, braves gens, rendez-nous nos femmes et nos enfants, nous avons trouvé un territoire bien plus intéressant que le vôtre... L’Isère nous a menés jusqu’à la mer, que nous n’avions jamais vue ! C’est là-bas désormais que nous sommes installés...
Ainsi fut fait. Les habitants de la plaine de la Bièvre retrouvèrent tranquillité et prospérité, enfin délivrés des envahisseurs affamés, assoiffés, despotiques et paresseux.
Les jeunes gens courageux furent portés en triomphe par leurs parents ! Mais Odilon-le-Tors et quelques autres préférèrent rester dans les collines, où ils avaient trouvé un bonheur nouveau au milieu des forêts parfumées et des sources claires.