Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections
Nouvelles - Littérature Générale
Collections thématiques
- Entraide
- Feel-Good
- Voisins - Voisines

Quand Laure emménagea dans la maison d'à côté, cela ne changea absolument rien pour Thomas.
Il mit d'ailleurs plusieurs semaines à réaliser qu'il y avait désormais du linge suspendu dans le jardinet voisin, des échos de musique, le tremblement lancinant d'un micro-ondes ou d'un mixeur qu'il estima être posé juste de l'autre côté de la cloison. Tant que cette nouvelle voisine n'était pas plus bruyante, cela pouvait aller. Et surtout tant qu'elle ne laissait pas son chien aboyer. Thomas détestait les chiens.
À vrai dire, il n'aimait pas tellement les êtres humains non plus. Il travaillait comme conseiller d'orientation depuis presque quinze ans, par une subtile revanche du destin, après avoir été lui-même un de ces gamins paumés qui hésitent entre comédien et ingénieur, finissent par s'inscrire en Lettres parce qu'ils sont mauvais en maths, abandonnent en décembre, fondent une brève start-up avec un pote et le frère du pote, bossent vaguement en restauration, font un stage dans la boîte d'un tonton apitoyé, reviennent quelques mois chez leurs parents... Des comme ça, et des pires, Thomas s'en trimballait à longueur de journée, et cela l'épuisait. Pour se changer les idées, il se plongeait dans des bouquins de tous genres, essais, romans, bandes dessinées. Il passait tout son temps libre à lire, comme un « putain de monomaniaque » lui avait assené Margot, son ex, en tirant sur la fermeture de son sac. Pendant ce temps, Thomas n'avait pensé qu'à deux choses, que le sac était bien trop rempli, et qu'il était temps qu'elle s'en aille afin qu'il puisse se replonger dans son monde de papier et de silence.
***
Il avait délaissé son pavé sur les origines des religions lorsque sa nouvelle voisine, « Bonjour, je m'appelle Laure, j'habite à côté », était venue un soir lui demander s'il avait de l'eau. Il avait failli lui fourguer un litre de Vittel, puis avait compris qu'elle parlait des robinets. Il avait essayé, « bah non, ça va revenir j'imagine, sinon ils nous auraient prévenu ». Il avait remarqué qu'elle semblait très jeune, et très enceinte aussi. Il n'avait pas su s'il était supposé faire une remarque à ce sujet, alors il avait demandé la race de son chien. C'était un griffon bleu de Gascogne, il n'était pas plus avancé avec ça.
Les semaines avaient passé. Le bébé était vraisemblablement né car on l'entendait pleurer à longueur de journées et de nuits. Le chien s'y mettait lui aussi. Thomas se retournait alors nerveusement dans son lit, finissait par mettre des Boules Quiès, les enlevait aussitôt car l'absence totale de bruit le stressait. Au début, il s'était dit que ça ne durerait pas longtemps, quelques jours. « Oui, un nouveau-né, ça pleure beaucoup », avait confirmé sa collègue en levant les yeux au ciel, comme si c'était une évidence. Mais le chien ? Peut-être qu'il était jaloux du bébé, ou allez savoir... Thomas en avait ras-le-bol.
Alors un soir, en rentrant du boulot, le double concerto bébé-clébard déchirant la quiétude du crépuscule une fois de plus, le poussa à agir. Il alla frapper à la porte de la petite maison de... comment déjà ? Laure ? Laurie ? Louise ?
Elle mit plusieurs minutes à arriver. Elle portait un pantalon de pyjama couvert de ce que Thomas supposa être du vomi de bébé, et un tee-shirt trop large. La maison était dans un désordre inimaginable. Le chien hurlait. Dans les bras de Laure ou Laurie, ou peut-être bien Louise, le bébé hoquetait. Les joues de la jeune femme étaient maculées de traînées de larmes.
— Oui, qu'est-ce que vous voulez ? dit-elle d'une voix vacillante. Puis, dans un sanglot, elle ajouta :
— Y'a trop de bruit, c'est ça ? Oui, je sais, mon bébé ne fait que de pleurer, je sais plus quoi faire. Et le chien, j'ai plus le temps de le sortir. J'en peux plus.
Thomas se sentit déstabilisé. D'habitude, les gens lui inspiraient de l'agacement, du mépris, de la colère, parfois les trois à la fois, mais là, pour la première fois, c'était différent. Ressentirait-il un élan de compassion ? C'était un sentiment vraiment nouveau. Thomas inspira profondément, et dit doucement :
— Je peux peut-être aller le promener un peu, de temps en temps, ça lui fera du bien... Je parle du chien évidemment !
Cinq minutes plus tard, il marchait vers le parc, avec le chien, Vénus, ou Linus, bref, frétillant de joie au bout de sa laisse.
« Mais qu'elle ne compte pas sur moi pour promener le gamin, hein, c'est hors de question », songeait Thomas, même si probablement il dormirait mieux s'il prenait l'air... peut-être qu'il se tairait enfin... Et la petite aussi, cela lui ferait du bien de se balader. Bon, peut-être que si c'était le seul moyen d'avoir un peu de calme, mais vraiment s'il n'y avait aucune autre solution, peut-être que, la prochaine fois...
© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation