Vaincre

Dans cette sphère aux vitres embuées allait se jouer l’ultime finale de la saison.
— A vos marques prêtes, partez !
De jolies sardines s’apprêtaient à plonger dans l’aquarium chloré. Parmi elles trônaient la belle Ariel et son regard céruléen. Elle semblait contente de figurer face aux toutes dernières participantes de l’épreuve papillon. En effet, après avoir quitté les bassins pendant plusieurs mois, la jeune femme demeurait heureuse aujourd’hui de concourir à nouveau, entourée de ses amies, néanmoins concurrentes. Même si la compétition s’annonçait ardue.
Il existait des choses qui ne se perdaient pas et la sensation de victoire s’empara d’elle immédiatement. Ses épaules se redressèrent avant de courber l’échine et ses deux bras en avant entraînèrent ses pupilles rivées vers l’étendue d’eau qui attendait d’être fendue par les brochettes emmaillotées. Cet avènement imminent ranimait l’ex-numéro 1 des piscines parisiennes.
Revenir si rapidement de sombres abysses qui l’avaient englouti rendaient cette sirène assez fière. Sans doute ne possédait-elle plus le niveau de ses adversaires, mais elle était là, prête à en découdre à nouveau.

Lorsque l’arbitre siffla le départ de cette finale, Ariel s’élança de tout son long identique à un poisson volant et transperça l’écume des challengeuses. Entre le piranha au maillot rouge sur sa droite et l’anguille verte à sa gauche, elle vogua le plus vite que ses nageoires lui permettaient.
La marée ne se présentait guère en sa faveur et les bancs de poissons évoluèrent promptement dans le bassin.
Alors que les autres perches la semaient déjà, la jeune femme comprit que sa reprise resterait compliquée, mais qu’importait. Elle entendit son nom scandé dans les tribunes chaque fois que sa tête sortait de l’eau et cela lui mit un rapide coup de fouet dans l’aileron.

Pour saisir les difficultés actuelles qu’embrassait cette ancienne médaillée, il fallait connaître le naufrage qu’elle traversa, car avant celui-ci, Ariel ressemblait à un Betta combattant.
Chaque mouvement de bras dans les flots la faisait s’envoler vers un chrono désorienté et une victoire inéluctable. Dès le coup de sifflet donné, la jeune femme abandonnait ses rivales dans une traînée de mousse claire. Lorsqu’elle participait à un championnat, ce n’était pas pour y faire de la figuration et tout le monde le savait.
A présent, elle s’apparentait plutôt à une frêle Limande qui laissait l’eau chlorée glisser sur son corps amaigri et sa poitrine meurtrie. Cette gagnante revenait de loin et ses arêtes n’avaient pas encore retrouvé toutes leurs agilités.

A mesure qu’elle buvait les mètres qui la séparaient de ses murènes, soles et semblables rascasses, Ariel se rappela l’échafaud, celui qui faillit la noyer ces derniers mois. Elle songea au tranchant de la guillotine pendu à la bouche de ce locuteur qui à travers ses mots la priva d’avenir quelque temps. Vêtu de blanc, ce bourreau détint au bout de sa langue une lame tellement bien aiguisée que la championne crut succomber lorsque le couperet tomba. Ce toubib lui rappelait un maître nageur dépourvu de perche qui la regardait couler dans l’abîme de la maladie. Entre ces murs à l’odeur d’éther où elle hiverna de douloureuses semaines, ses pensées burent souvent la tasse. Sa vision d’elle-même altérée par la fraîche sentence perfora toutes ses bouées.
A cette période, elle ressentit comme une profonde injustice et comprit qu’avoir une vingtaine d’années n’offrait finalement aucune immunité. Les maux n’arrivaient donc pas qu’aux autres.
L’affection s’installa dès l’adage tumeur prononcée. Son cerveau n’entendit pas le « tu » que déjà sa raison écoutait : « meurt. » Une pareille condamnation la mutila avant même une plausible ablation et Ariel chut, amputée de tout espoir, jusqu’à ce que sa force de vaincre acquise dans les bassins refasse surface.
Par tous les saints, aucun vaccin créé ne pourrait rendre ses seins plus sains. Telle fut l’annonce de son destin par ce médecin mué à cette époque en assassin.

Les premiers mois, Ariel pleura longuement, ce qui engendra la formation d’une étendue d’eau plus ou moins profonde. Elle possédait ce besoin de nicher dans du liquide, quel qu’il soit, dès lors, elle reconquit son côté battant qui en faisait la championne qu’elle était.
Dans ce nouvel environnement bleuté, elle se retrouva vite dans son élément et se reconnut en poisson. Le large permet une légèreté et un flottement qui libèrent de toutes douleurs. Ainsi métamorphosée, elle se sentit plus forte et combative.

Avez-vous déjà assisté à une lutte entre un crustacé et une sirène ?
Personne n’envisagerait ce genre de bataille. Pourtant, les deux petites perles indigo incrustées dans ce ravissant minois porcelaine qu’offrait Ariel affrontèrent ce malin cétacé.
A l’origine de ce duel, un tourteau qui la pinça si fort que l’azur de ses yeux laissa échapper quelques océans.
Cette carcasse belliqueuse se permit ensuite de se mouvoir dans les ondes lacrymales de sa jolie proie. Elles devaient sans doute lui évoquer sa tendre mer. Sauf que c’était mal appréhender la femme-poisson, qui après une rude bataille fit un banquet de cette bestiole qui se déplaçait de traviole, sous le regard stupéfait de pêcheurs habillé en blanc.
La jeune femme se rebiffa, arracha tenailles coupantes et pattes de ce brachyoure, se délectant de sa chair accompagnée d’un soupçon de sauce citronnée. Le crabe n’avait cas bien se tenir.

Aujourd’hui, peu importait sa défaite dans le bassin. Sa victoire subsistait ailleurs, en commençant par les applaudissements de ses adversaires et cette fabuleuse ola dans les tribunes.
« Un big up à toutes les sirènes qui combattent cette maudite carapace. Je souhaite à chacune un solide festin avec ou sans mayo ! »