Une trace d’amour

 Ma mère, d'aussi loin que je me souvienne, m'a toujours raconté des histoires et des légendes en me disant qu'un jour je découvrirai par moi même ces univers fantastiques. J'ai passé ma vie à chercher le moyen de m'y rendre, la moindre trace de leur existence dans les livres, le moindre indice qui me mènerait à eux. Mais, bien sûr, nous sommes dans le monde réel et lorsque j'expliquais pourquoi j'avais étudié l'histoire, pourquoi je passais mon temps à la bibliothèque au lieu de sortir, on me conseillait d'aller voir un psy, de sortir avec des amis, de faire plus d'efforts et que c'était pour ça que j'étais constamment seul. Mais j'aimais être seul, je trouvais les bibliothèques rassurantes, propices à la rêverie, à l'imagination grâce à leur silence. Ce silence si indispensable et pourtant délaissé.
En déménageant après mes études, j'ai découvert un café dans ma ville nommé ‘‘une trace d'amour''. Même en devenant adulte, je n'ai cessé de rêver, de chercher cette trace et n'ai jamais oublié la promesse que je m'étais faite : celle d'un jour trouver et vivre dans l'un de ces mondes merveilleux. Je me rendais dans ce café tous les soirs, après le travail. L'endroit était calme et peu fréquenté. Là-bas, j'ai fait la connaissance d'Henji, une serveuse d'à peu près mon âge qui y travaillait. Elle était discrète mais travaillait efficacement. Nous avons naturellement fait connaissance. On s'entendait bien et lorsque je lui ai parlé de ma passion pour les légendes et les mondes fantastiques, elle fut surprise mais parût intéressée. Ce fût d'ailleurs notre principale sujet de discussion : mes nouvelles découvertes, les contes que nous découvrions, sa passion pour la peinture, sa culture et ses origines chinoises. Elle ne quittait jamais son pendentif, il venait de là-bas et lui avait été offert par son père.
 En voyant que l'histoire du bâtiment m'intéressait tant, Henji m'appris que le café avait été construit sur une ancienne maison du XIXe siècle dont la précédente propriétaire avait été placée en maison de retraite. Elle avait aussi entendu dire que le lieu était autrefois hanté et que des choses inexpliquées s'y étaient passées. 
J'allai donc rencontrer cette femme, elle avait les yeux brillants d'espoir et très bonne mine malgré ce que m'avaient dit les infirmières. Elle me dit que rencontrer quelqu'un qui s'intéressait à cette maison la rendait heureuse. Elle l'avait achetée juste après sa construction car elle sentait que cet endroit était spécial et qu'elle savait qu'elle y serait tranquille. Elle me tendit une vieille clé qui pendait autour de son cou avant de me remercier en souriant.
En serrant cette clé dans ma main sur le chemin du retour, je savais que je n'avais jamais été aussi proche du but. J'appris par la suite dans le journal que la vieille dame nous avait malheureusement quitté, je lui était reconnaissant de m'avoir attendu.
Au café on me dit que la seule chose qu'il restait de la maison était une petite pièce fermée par une grille dont la serrure était verrouillée. Lorsque Henji me vit emprunter l'escalier pour y descendre, elle me suivit sans bruit avec réticence. La lourde grille métallique grinça gravement. La pièce était petite et simple. Seuls se trouvaient une vieille malle et un tableau d'art abstrait accroché au mur d'en face. La malle était vide à l'exception d'une enveloppe qui contenait un vieux cliché en noir et blanc sur lequel posait une famille en tenue d'époque. L'homme arborait une grande moustache et un haut de forme, sa compagne ressemblait à la vieille dame et sur ses genoux se trouvait un enfant en marinière. On pouvait discerner, et ce malgré la qualité médiocre et le vieillissement de la photo, un médaillon autour du cou de l'enfant. C'est marrant, avais-je pensé, elle ressemble à Henji. Au dos de la photo était écrit ‘‘3 septembre 1840 Marie-Anne, Philippe et Henji Rocheroux''. Quand je me suis retourné, Henji avait disparue sans laisser de traces, à l'exception de son pendentif tombé au sol.
 Je suis remonté la chercher à l'étage mais personne ne semblait se rappeler d'elle. Son appartement était vide, les propriétaires n'avait pas trouvé de locataire depuis longtemps et m'ont demandé si j'étais sûr de ne pas m'être trompé d'adresse. Ses anciens voisins m'ont simplement dit que la dernière personne à avoir habité là était un jeune étudiant en droit, l'année dernière, soit juste avant que je ne déménage ici. Avais-je rêvé ? Personne autour de moi ne semblait la connaître.
 Après avoir vérifié dans le journal l'article du décès de la vieille dame, j'eus la certitude qu'elle était bien la personne sur la photo. Elle s'appelait également Marie-Anne Rocheroux et était soi-disant née le 3 septembre 1940. Dans les archives, les actes de naissance de Philippe et Marie-Anne Rocheroux dataient de 1800 et le certificat de propriété de leur maison de 1832 qu'ils avaient légué à... Henji Rocheroux.
Je saisis le pendentif dans ma poche. Il était rond et doré, sur le dessus étaient gravés à la main des caractères chinois. Il me suffit d'effectuer quelques recherches pour trouver la signification de ces caractères : 痕迹 ou hén jì qui signifie trace en chinois, sa langue maternelle. Etait-ce une coïncidence ? Sûrement pas ! Je l'avais cherchée toute ma vie et cette fameuse Trace avait été près de moi depuis plus d'un an sans que je m'en rende compte.
 En arrivant au café, je m'assis sur la malle, essouflé, j'avais accouru ici sans réfléchir. Le tableau en face de moi représentait, sous cet angle, un paysage fantastique. En réalité, il suffisait de changer de point de vue pour que sa beauté nous apparaisse. En parcourant l'œuvre, mes yeux se posèrent sur le bas du cadre : « La Trace par Henji ». Lorsque j'ai regardé autour de moi après un brutal changement de lumière, les murs qui m'entouraient avaient disparus, j'étais désormais assis sur une souche aux cotés de Henji qui me souriait « t'en a mis du temps, et j'espère que t'as pas oublié mon collier !»
18