Une sprinteuse de poids

Pendant très longtemps, les plus beaux souvenirs de Mia ont clairement daté de sa petite enfance. Aussi loin qu'elle pouvait s'en rappeler, elle n'avait jamais en effet été aussi heureuse que vers l'âge de quatre ou cinq ans, une époque bénie où elle n'avait encore jamais eu à endurer ce mot infamant qui s'apprêtait à la poursuivre pendant de très nombreuses années : « GROSSE » ! En y répondant, il y avait bien eu quelques amis de sa mère qui avaient manifesté une appétence très appuyée pour lui pincer les joues sans ménagement, en même temps qu'ils s'extasiaient sur l'enfant "bien en chair" qu'elle était, mais cela ne l'avait pas traumatisé. Il faut dire qu'à l'époque, elle ne comprenait pas encore le sens de cette expression bien étrange. Après tout, dans "bien en chair", il y a "bien" : cela ne pouvait donc pas être si négatif que cela qu'on la qualifie de la sorte !
C'est seulement en arrivant à l'école primaire que Mia avait violemment pris conscience de la réalité de sa différence. Elle n'avaient en effet pas eu à attendre longtemps avant que ses camarades de classe ne commencent à la frapper, pour bien lui faire comprendre qu'elle ne serait jamais des leurs. Incapable de se défendre, Mia s'était alors mise à courir pour s'enfuir très loin et le plus vite possible de la violence des coups de poing et des baffes que les autres élèves aimaient faire pleuvoir dans son ventre qu'ils jugeaient trop gras, et sur ses joues qu'ils estimaient trop jouflues ! Plus qu'une nécessité, courir était devenu un besoin vital pour tenir dans l'enfer qu'était l'école pour elle : il fallait esquiver pour ne pas s'effondrer...
Au fil du temps, la foulée de Mia s'était faite plus sûre et assez puissante pour que le plus souvent, elle réussisse à échapper facilement à ses tortionnaires. Ils s'étaient pourtant montrés d'une constance rare en la persécutant des premiers jours du cours préparatoire aux dernières heures de l'année de CM2. C'était donc sans aucun regret qu'elle avait quitté l'école primaire. Bien au contraire, Mia s'était même mise à espérer qu'entrer au collège allait lui permettre d'aller en classe sans avoir ni peur des autres, ni honte d'elle-même...
C'était assurément une grave erreur... Les brimades, loin de cesser, avaient au contraire atteint un nouveau palier sur l'échelle de l'insupportable en adoptant une nouvelle forme : celle de la violence verbale. Après avoir ressenti la violence des coups, Mia avait alors dû endurer l'acidité des mots qui ne sont prononcés que dans le seul but de blesser : gros tas, grosse vache, sac à viande... La liste des insultes était longue et présentait un vrai problème à Mia, car même en courant le plus loin possible du collège dès la fin des cours, elle n'avait jamais réussi à faire sortir ces horreurs de sa tête.
Lassée, blessée et humiliée, elle avait fini par craquer et un soir, elle avait tout raconté à sa mère. Dès le lendemain, celle-ci avait été faire un ramdam de tous les diables au collège. Cela n'avait servi à rien, car la seule solution proposée par la principale avait été d'envoyer Mia rencontrer l'infirmière scolaire, afin qu'elle la conseille sur son alimentation. Furieuse, sa mère avait alors répondu à la cheffe d'établissement que sa fille suivrait un régime pour perdre du poids le jour où ses harceleurs en feraient un pour gagner en neurones. Elle avait désinscrit Mia du collège et s'était organisée pour lui faire suivre des cours par correspondance dans toutes les matières, sauf pour l'éducation sportive qu'elle avait confiée à Yassin, un prof d'EPS à la retraite qui habitait deux étages en dessous de chez elles.
Encore aujourd'hui, Mia se souvenait parfaitement de cette rencontre qui allait changer sa vie. Pour son premier cours, Yassin lui avait donné rendez-vous au stade. Elle s'y était rendue sans conviction et avait pour le moins était fraîchement accueilli par celui qui allait devenir son futur mentor.
— Il paraît que tu te débrouilles à la course ! Montre-moi donc ça ! lui avait-il simplement lancé, en guise de bonjour.
Mia avait protesté, mais le vieux prof d'EPS ne s'en était pas laissé compter et avait su l'appâter.
— Un seul tour de stade ! Tu me montres ce que tu sais faire sur un tour de stade et après, je te laisse rentrer ! Ça vaut le coup, non ?
Effectivement, c'était tentant ! Cinq minutes de sport à la place d'une heure, ça ne pouvait pas se refuser ! Mia s'était donc élancée et s'était mise à courir comme elle l'avait déjà fait tant de fois, à la différence près que cette fois-là, elle n'essayait d'échapper à personne. Une fois son tour achevé, elle était revenue à côté de Yassin pour qu'il lui confirme qu'elle était quitte. Très occupé à regarder le chronomètre qu'il avait dans la main, il avait mis du temps à répondre.
— Ton cours de sport est effectivement terminé. Pour ce qui de ton entraînement, c'est à toi de décider ! avait-il fini par répondre, sur un ton volontairement intriguant.
Mia n'avait pas compris ce qu'il voulait dire. Il s'était donc fait plus clair.
— Depuis toujours, tu cours pour fuir ceux qui se moquent de toi. Ils t'ont pourtant, sans le vouloir, permis de découvrir ton plus grand talent : tu es une sprinteuse née ! Tu viens à l'instant, sans aucun entraînement, d'exploser le record départemental du cent mètres ! Imagine ce dont tu serais capable si on t'entrâinait un peu ! La question est donc simple : veux-tu que je t'apprenne à courir pour toi, avec comme seul objectif de te dépasser toi-même ou préfères-tu continuer à passer ton temps dans cet étau dans lequel les autres essayent de te broyer ?
Mia avait beaucoup hésité avant de répondre. Certes, elle avait réellement apprécié ce petit tour de piste, mais elle craignait aussi que la proposition de Yassine ne soit qu'une jolie devanture pour essayer de la faire maigrir. Elle avait finalement osé poser la question.
— Vous le pensez vraiment ou c'est pour me faire essayer de me faire perdre du poids ? Parce que si c'est juste pour ça, ça ne va pas marcher ! J'ai déjà essayé de moins manger, mais je suis toujours restée pareille !
— Aucun régime : je peux te le jurer ! avait répondu le prof d'EPS. Juste une invitation à aller jusqu'au bout de toi-même ! T'affamer ne te rendra pas meilleure ! Au contraire, je vais avoir besoin que tu sois en très grande forme !
Mia avait finalement accepté et depuis, elle ne l'avait jamais regrettée. Peu importe l'importance des compétitions auxquelles elle avait pu participer, Yassin s'était toujours tenu à ses côtés pour la pousser, sans la jauger ni la juger. En la respectant telle qu'elle était, il l'avait aidé à devenir une version optimisée d'elle-même, fière de qui elle était et plus déterminée que jamais à réaliser ses rêves. Ensemble, ils étaient allés loin et les victoires s'étaient enchaînées, sans jamais que son poids ne viennent limiter ses ambitions.
Aujourd'hui, alors que sa retraite sportive approchait, Mia envisage déjà la suite en préparant le concours de professeur des écoles. Il est temps pour elle de s'engager auprès des jeunes, comme Yassin l'a fait pour elle, en leur transmettant un secret peu connu : on ne se définit jamais dans le regard des autres, mais seulement par l'image que l'on a de soi-même et pour cela, le sport petit nous aider à y voir plus clair :-)