Toute histoire commence un jour, quelque part et par quelque chose. Quelque chose, un baiser par exemple ! Ce fut d’un baiser accidentel que tout partit. C’était une soirée colorée pourprée qui augurait le sourire et le bonheur. On le sentait au contact avec les rayons de soleil mourant, on le pressentait en voyant des fringillidés et des passéridés rendre hommage au ciel tout rougeâtre à travers des vols giratoires, avant de disparaître à l’horizon, comme s’ils n’avaient jamais été là. Le décor était planté, tout était là, on attendait juste que ce qui devait arriver arrivât, mais on ne savait d’où cela allait venir, encore moins de quoi, ni comment. La soirée était là, toute prometteuse. Les chasseurs d’émotions et de sensations en profitaient déjà pour faire des démonstrations romantiques à leur conjoint dans un jardin qui donnait une impressionnante vue sur le coucher du soleil, en ce moment où, au lointain, un pan de l’astre lumineux semblait englouti par un sommet. Ce jardin-là. On aurait dit une circonscription administrative sous l'autorité de Cupidon. Même les plus sceptiques quant à l’existence de l’amour, du véritable, s’y laissaient convaincre sans la moindre rhétorique. Juste y être suffisait. Aimer est un art et ce jardin-là en était académie. Il y avait des chaires de poètes, conteurs, guitaristes, flutistes... mais aussi d’assoiffés d’amour ! Oui ! Je dis bien des chaires d’assoiffés d’amour. Ce soir-là, par exemple, Hortense occupait, comme toujours d’ailleurs, une chaire d’assoiffé d’amour. Trois mariages malheureux de suite... quoi ! Après tout elle n’était pas condamnée à se marier ! Elle pouvait bien vivre toute seule et songer expérimenter le bonheur qu’elle avait tant cherché dans le mariage, mais en vain. Oui. Elle se le disait. Qu’est-ce qu’elle n’avait pas fait, la pauvre, pour être aimée? Amour, fidélité, tendresse, dévotion... Il y a des gens comme elle, des gens qui donneraient tout, juste pour être aimés, mais à qui le destin réserve très souvent un conjoint doté de toutes autres vertus que savoir aimer, un peu comme ceux qu’elle a connus jusque-là.
Hortense vivait donc cette soirée colorée pourprée qui augurait le sourire et le bonheur dans un jardin qui donnait une impressionnante vue sur le coucher du soleil. Elle admirait ce jeune homme dont les notes de guitare envoutantes, associées à sa voix angélique, lui faisaient passer par d’agréables émotions. Sublimes. Le jeune homme, tel Andrea Bocelli, tenait fermés ses yeux ; emporté. Les choses extraordinaires de la vie se vivent de l’intérieur. À l’extérieur Hortense était là. Peut-être l’avait-il déjà remarquée un de ces soirs. Elle était au jardin presque tous les jours au coucher du soleil. Lui, il y diffusait chaque soir un régal acoustique pour les oreilles disposées à sa passion. Elle le regardait. Il chantait et ses doigts articulaient méticuleusement des notes qui variaient sous un ton de blues et de soul. Musiques de l’âme. Elle s’y abreuvait, avide de paroles de tendresse et assoiffée d’amour ; besoin de ce qu’elle donnait aux autres. L’histoire racontait que plusieurs abonnés solitaires de ce programme vespéral y avaient trouvé un conjoint, un amour formidable pour le reste de leur vie. Mais ce n’était jamais prévisible au départ. Un jour et un soir comme celui-là, quelque chose d’inattendu se passait dans ce jardin et toute une autre histoire commençait pour eux. En principe, c’est ainsi : on ne cherche pas l’amour de sa vie, on le trouve tout simplement.
Ce soir-là donc. Chacun faisait ce qu’il savait bien faire dans ce jardin. Peut-être sauf ce monsieur qui avait les yeux rivés vers le guitariste et qui marchait avec un peu de maladresse. Il ne se rendait pas compte qu’il s’écartait lentement de son chemin et se dirigeait vers cet étang. Il avançait. On aurait voulu le lui signaler, mais ce qui allait arriver arrivât inéluctablement. La plongé et les cris de détresse eurent le pouvoir d’attirer toutes les attentions. Il s’ameuta instantanément autour de la retenue une foule de visiteurs. Le guitariste dut laisser ses sonorités entre parenthèses pour se joindre à l’affluence. L’homme submergé se battait pour tenir l'une de ces mains ou l'un de ces bâtons qui lui venaient au secours. Heureusement pour lui qu’on n’avait pas encore la moindre vague idée de ce que serait le selfie: le choix d’affirmer sa présence passive face à toute situation. Juste marquer sa présence, quand bien même en arrière-plan le monde serait en train de brûler.
Ce soir-là le monde ne brula pas. Quand l’accidenté regagna la terre ferme, la foule commença à se démembrer. Le guitariste, en se retournant, arracha le bracelet d’Hortense avec les mécaniques de sa guitare. Il voulut se courber pour le ramasser et elle coïncida avec lui dans cette intention. Alors les deux se mirent à tituber, indécis. C’était, bien sûr, une affaire de secondes: les deux essayaient de le prendre au même moment, puis se relevaient encore à la fois... Voilà que ces indécisions conduisaient bientôt au spectacle d’un baiser accidentel. Les deux étaient bien conscients de ce qu’il n’y avait rien de plus inopiné que ce baiser, mais cela ne put empêcher le flux d’émotions... Oh ! là, là, ce qu’ils expérimentaient en ce moment-là ! Elle le regardait. Il la regardait. Tout se passait dans leurs regards. Peut-être comprenait-il qu’elle lui demandait juste d’être considérée et aimée. Peut-être remarquait-elle que le guitariste était, lui aussi, sous l’emprise d’une poussée de sensations qui échappaient à son contrôle ; qu’il avait toujours chanté et propagé durant toutes ces soirées un amour que lui non plus n’avait encore eu la chance de vivre. Ce jour-là, cette soirée colorée pourprée et dans ce jardin, au fil des secondes que durait ce duel de regards, l’un allait au-delà du visage de l’autre pour explorer son intériorité. Subjectif. Il trouvait en elle l’écho d’une voix qui lui disait : « je suis à toi, si tu veux » et elle écoutait en lui plutôt cette invitation : « j’ai un cœur à prendre, si tu le veux ». On ne peut pas expliquer cela, mais chacun considérait cette voix fruit de ses conjectures. On les vit se rapprocher... Ce qui allait arriver arriva. Elle apprit que chaque soir il était attentif à ses moindres faits et gestes, et que sa présence lui donnait d’ailleurs envie d’être là et de chanter comme si son salut en dépendait. Peut-être voyait-il juste. Il sut que par-delà sa musique, elle était là chaque soir pour admirer un homme comme elle n’en aurait jamais. Juste un baiser accidentel au départ et on y était parvenu ! Le destin tient parfois à bien peu de chose. Mais combien de personnes passent définitivement à côté de l’amour de leur vie parce qu’elles taisent leurs sentiments, parce qu’elles ne s’imaginent pas que la réponse d’en face sera plutôt favorable et parce qu’elles ne seront jamais aidées par un baiser accidentel dans un jardin, une de ces soirées colorées pourprée qui augurent le sourire et le bonheur ? Combien de personnes !
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Avant-hier mes parents discutaient avec le curé de notre paroisse. Il y a vingt-cinq ans qu’ils se sont mariés. Ils ont pensé sobrement leurs noces d’argent. Très sobrement. Mon père voulait qu’elles soient célébrées à la paroisse, mais ma mère penchait plutôt pour un jardin où elle conviait le prélat. Elle y tenait vraiment et cela lui a finalement été concédé. Aujourd’hui nous y sommes. C’est un jardin public désormais aux allures d’un parc botanique. Il est un peu plus qu’un jardin. Au départ il en était vraiment un, mais au fil des années, son espace s’est agrandi et diversifié au regard des rencontres de plus en plus importantes qui convergent vers ici. Il semble même qu’il abrite les tout premiers souvenirs de plusieurs amours naissantes. C’est donc toute une mémoire à préserver. Bon, on ne va pas faire un cours d’histoire... Je n’en ai pas besoin aujourd’hui, mes parents célèbrent leurs noces d’argent et la tête est à la fête. Ils ont fait réserver à cet effet une tente dans le jardin. Mon père s’affaire à ce que tout soit en place par là-bas. Ma mère me demande de venir avec elle. Elle me tient par la main et on avance. Peut-être une promenade guidée à travers le jardin ? On marche et voilà! Elle s’arrête et ainsi me parle-t-elle, m’indiquant un endroit à l’ombre d’un oranger, tout près d’un banc en béton noirci par des années de pluies et de soleil: « Mon cher fils, toute histoire commence un jour, quelque part et par quelque chose. Il y a vingt-cinq ans, c’était alors au cours d’une soirée colorée pourprée, dans ce jardin, à cet endroit même et un par un baiser accidentel, ton père et moi commencions l’histoire commune qui nous ramène ici aujourd’hui...».
Hortense vivait donc cette soirée colorée pourprée qui augurait le sourire et le bonheur dans un jardin qui donnait une impressionnante vue sur le coucher du soleil. Elle admirait ce jeune homme dont les notes de guitare envoutantes, associées à sa voix angélique, lui faisaient passer par d’agréables émotions. Sublimes. Le jeune homme, tel Andrea Bocelli, tenait fermés ses yeux ; emporté. Les choses extraordinaires de la vie se vivent de l’intérieur. À l’extérieur Hortense était là. Peut-être l’avait-il déjà remarquée un de ces soirs. Elle était au jardin presque tous les jours au coucher du soleil. Lui, il y diffusait chaque soir un régal acoustique pour les oreilles disposées à sa passion. Elle le regardait. Il chantait et ses doigts articulaient méticuleusement des notes qui variaient sous un ton de blues et de soul. Musiques de l’âme. Elle s’y abreuvait, avide de paroles de tendresse et assoiffée d’amour ; besoin de ce qu’elle donnait aux autres. L’histoire racontait que plusieurs abonnés solitaires de ce programme vespéral y avaient trouvé un conjoint, un amour formidable pour le reste de leur vie. Mais ce n’était jamais prévisible au départ. Un jour et un soir comme celui-là, quelque chose d’inattendu se passait dans ce jardin et toute une autre histoire commençait pour eux. En principe, c’est ainsi : on ne cherche pas l’amour de sa vie, on le trouve tout simplement.
Ce soir-là donc. Chacun faisait ce qu’il savait bien faire dans ce jardin. Peut-être sauf ce monsieur qui avait les yeux rivés vers le guitariste et qui marchait avec un peu de maladresse. Il ne se rendait pas compte qu’il s’écartait lentement de son chemin et se dirigeait vers cet étang. Il avançait. On aurait voulu le lui signaler, mais ce qui allait arriver arrivât inéluctablement. La plongé et les cris de détresse eurent le pouvoir d’attirer toutes les attentions. Il s’ameuta instantanément autour de la retenue une foule de visiteurs. Le guitariste dut laisser ses sonorités entre parenthèses pour se joindre à l’affluence. L’homme submergé se battait pour tenir l'une de ces mains ou l'un de ces bâtons qui lui venaient au secours. Heureusement pour lui qu’on n’avait pas encore la moindre vague idée de ce que serait le selfie: le choix d’affirmer sa présence passive face à toute situation. Juste marquer sa présence, quand bien même en arrière-plan le monde serait en train de brûler.
Ce soir-là le monde ne brula pas. Quand l’accidenté regagna la terre ferme, la foule commença à se démembrer. Le guitariste, en se retournant, arracha le bracelet d’Hortense avec les mécaniques de sa guitare. Il voulut se courber pour le ramasser et elle coïncida avec lui dans cette intention. Alors les deux se mirent à tituber, indécis. C’était, bien sûr, une affaire de secondes: les deux essayaient de le prendre au même moment, puis se relevaient encore à la fois... Voilà que ces indécisions conduisaient bientôt au spectacle d’un baiser accidentel. Les deux étaient bien conscients de ce qu’il n’y avait rien de plus inopiné que ce baiser, mais cela ne put empêcher le flux d’émotions... Oh ! là, là, ce qu’ils expérimentaient en ce moment-là ! Elle le regardait. Il la regardait. Tout se passait dans leurs regards. Peut-être comprenait-il qu’elle lui demandait juste d’être considérée et aimée. Peut-être remarquait-elle que le guitariste était, lui aussi, sous l’emprise d’une poussée de sensations qui échappaient à son contrôle ; qu’il avait toujours chanté et propagé durant toutes ces soirées un amour que lui non plus n’avait encore eu la chance de vivre. Ce jour-là, cette soirée colorée pourprée et dans ce jardin, au fil des secondes que durait ce duel de regards, l’un allait au-delà du visage de l’autre pour explorer son intériorité. Subjectif. Il trouvait en elle l’écho d’une voix qui lui disait : « je suis à toi, si tu veux » et elle écoutait en lui plutôt cette invitation : « j’ai un cœur à prendre, si tu le veux ». On ne peut pas expliquer cela, mais chacun considérait cette voix fruit de ses conjectures. On les vit se rapprocher... Ce qui allait arriver arriva. Elle apprit que chaque soir il était attentif à ses moindres faits et gestes, et que sa présence lui donnait d’ailleurs envie d’être là et de chanter comme si son salut en dépendait. Peut-être voyait-il juste. Il sut que par-delà sa musique, elle était là chaque soir pour admirer un homme comme elle n’en aurait jamais. Juste un baiser accidentel au départ et on y était parvenu ! Le destin tient parfois à bien peu de chose. Mais combien de personnes passent définitivement à côté de l’amour de leur vie parce qu’elles taisent leurs sentiments, parce qu’elles ne s’imaginent pas que la réponse d’en face sera plutôt favorable et parce qu’elles ne seront jamais aidées par un baiser accidentel dans un jardin, une de ces soirées colorées pourprée qui augurent le sourire et le bonheur ? Combien de personnes !
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Avant-hier mes parents discutaient avec le curé de notre paroisse. Il y a vingt-cinq ans qu’ils se sont mariés. Ils ont pensé sobrement leurs noces d’argent. Très sobrement. Mon père voulait qu’elles soient célébrées à la paroisse, mais ma mère penchait plutôt pour un jardin où elle conviait le prélat. Elle y tenait vraiment et cela lui a finalement été concédé. Aujourd’hui nous y sommes. C’est un jardin public désormais aux allures d’un parc botanique. Il est un peu plus qu’un jardin. Au départ il en était vraiment un, mais au fil des années, son espace s’est agrandi et diversifié au regard des rencontres de plus en plus importantes qui convergent vers ici. Il semble même qu’il abrite les tout premiers souvenirs de plusieurs amours naissantes. C’est donc toute une mémoire à préserver. Bon, on ne va pas faire un cours d’histoire... Je n’en ai pas besoin aujourd’hui, mes parents célèbrent leurs noces d’argent et la tête est à la fête. Ils ont fait réserver à cet effet une tente dans le jardin. Mon père s’affaire à ce que tout soit en place par là-bas. Ma mère me demande de venir avec elle. Elle me tient par la main et on avance. Peut-être une promenade guidée à travers le jardin ? On marche et voilà! Elle s’arrête et ainsi me parle-t-elle, m’indiquant un endroit à l’ombre d’un oranger, tout près d’un banc en béton noirci par des années de pluies et de soleil: « Mon cher fils, toute histoire commence un jour, quelque part et par quelque chose. Il y a vingt-cinq ans, c’était alors au cours d’une soirée colorée pourprée, dans ce jardin, à cet endroit même et un par un baiser accidentel, ton père et moi commencions l’histoire commune qui nous ramène ici aujourd’hui...».