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- Le Temps
Dans le tiroir de la table, il y avait un papier qu'ils avaient préparé tous les deux. Une liste. La liste de ce qu'il faudrait faire quand le moment serait venu. Ils l'avaient écrite ensemble, quand Justin était sorti de l'hôpital, et Louise l'avait soigneusement recopiée. Elle était là, dans ce tiroir, depuis plus de deux ans, ils n'y pensaient même plus.
1. Téléphoner à la maison de retraite, leur dire qu'on accepte la place proposée.
Pendant le séjour de Justin à l'hôpital, Louise avait fait les démarches nécessaires pour obtenir un petit appartement à la résidence « Les blés d'or », en prévision du jour où, trop affaiblis par l'âge ou la maladie, il leur faudrait bien se résoudre à quitter leur ferme. « Deux ans d'attente, au moins... Allons ! Ce n'est pas encore pour demain... », avait-elle pensé alors, non sans soulagement.
2. Prévenir Marius pour qu'il prête sa fourgonnette. Il est d'accord.
3. Préparer tout ce qui doit être emporté. Voir au dos de la feuille.
« Vous pouvez venir avec vos meubles, leur avait conseillé la directrice. C'est même préférable. Ainsi, vous serez un peu comme chez vous... »
4. Donner les poules à Jules.
Les vaches et les chèvres, ils n'en avaient plus depuis longtemps, et ils n'avaient plus de chien depuis que leur vieux Capitaine était mort. Ça valait mieux comme ça. On peut donner des poules, elles s'en moquent, mais le chien, il serait trop malheureux de nous voir partir, et on ne pourrait pas l'emmener.
5. Laisser la clé à Juliette.
Elle viendra voir de temps en temps si tout est en ordre.
La liste au dos de la feuille avait donné lieu à des discussions, des hésitations, des regrets aussi. Que fallait-il emporter ? Que pouvaient-ils garder de tout ce qui avait été leur vie, dans cette ferme, dans ce village où ils étaient nés ?
Du regard, ils avaient fait le tour de la chambre.
— Le lit.
— La garde-robe ? Non, impossible, elle est trop large, trop encombrante, pour un petit appartement de la ville. Mais dans la chambre, je crois qu'il y a un placard, il faudra redemander.
— Le rouet ? Si, si, j'y tiens ! Il me vient de ma mère, et c'est un peu de ma jeunesse, tu comprends.
— Le coffre.
Le vieux coffre en bois, dans lequel ils avaient toujours rangé les papiers importants : diplômes de leur certificat de fin d'études, livret militaire, livret de famille, actes d'achats de quelques bouts de terre, l'enveloppe qui contenait les diplômes de Louis, son baccalauréat avec la mention très bien, son diplôme de Supélec. Leur fierté devant la belle carrière d'ingénieur qui attendait leur fils, après son service militaire, avait largement compensé leur regret de ne pas le garder auprès d'eux, à la ferme. Dans la même enveloppe, ils avaient mis aussi, le coeur brisé, la page du Dauphiné Libéré qui relatait la mort du lieutenant Louis Anselme au volant de la jeep qu'il conduisait, en Algérie, dans le massif des Aurès...
Autant de papiers qui avaient jalonné le parcours de toute une vie.
— La photo.
Le plus important bien sûr, la photo de nous deux avec notre garçon en soldat...
Prise juste avant que Louis ne parte pour Alger. Ils étaient allés tous les trois un matin chez le photographe, et la séance avait duré un bon quart d'heure, dans la bonne humeur. Sans se douter, bien sûr...
— Le sous-verre.
Le sous-verre que le pépé avait fabriqué lui-même pour y ranger ses médailles obtenues pendant la grande guerre. Le verre en était fendu, mais ils y tenaient.
Dans la cuisine, choisir ce qu'il fallait emporter à la maison de retraite avait pris plus de temps. Pas question de déménager la lourde table en chêne de la ferme et les bancs. La directrice a dit qu'ils ont une réserve de meubles aussi pour ceux qui veulent et elle nous trouvera bien une table et deux chaises. Mais écris sur la liste la petite chaise où tu t'assois le soir, pour tricoter devant la cheminée...
— La petite chaise.
Et mets aussi la boîte à sel accrochée à la cheminée, en souvenir. C'est aussi le pépé qui l'avait faite, juste avant de se marier. A la fin, il y mettait son tabac..
— La boîte à sel.
— Et n'oublie pas ma pipe !
— La pipe de Justin.
— Nos opinels.
— Le moulin à café, la cafetière. Le moulin, on ne s'en sert plus depuis longtemps, mais c'est aussi une belle image dans notre livre de souvenirs.
— Nos bols bleus.
— La bouillotte.
— La bouillotte, tu crois ? Tu as raison, on ne sait jamais...
Ils soulevaient un objet, le notaient sur la liste, effaçaient, hésitaient, chacun d'eux ayant ses préférences.
— Et puis, s'il nous manque quelque chose, on aura bien vite fait un saut, avec le car qui monte tous les jours.
C'était comme s'ils allaient partir tous les deux ensemble, même s'ils savaient bien, au fond d'eux-mêmes, qu'un seul peut-être rassemblerait, avec des larmes, quelques morceaux de leur vie, ceux qu'ils avaient écrits sur la liste...
Ce soir, le papier tremblait dans les mains du vieil homme, seul, voûté par le chagrin.
1. Téléphoner à la maison de retraite, leur dire qu'on accepte la place proposée.
Pendant le séjour de Justin à l'hôpital, Louise avait fait les démarches nécessaires pour obtenir un petit appartement à la résidence « Les blés d'or », en prévision du jour où, trop affaiblis par l'âge ou la maladie, il leur faudrait bien se résoudre à quitter leur ferme. « Deux ans d'attente, au moins... Allons ! Ce n'est pas encore pour demain... », avait-elle pensé alors, non sans soulagement.
2. Prévenir Marius pour qu'il prête sa fourgonnette. Il est d'accord.
3. Préparer tout ce qui doit être emporté. Voir au dos de la feuille.
« Vous pouvez venir avec vos meubles, leur avait conseillé la directrice. C'est même préférable. Ainsi, vous serez un peu comme chez vous... »
4. Donner les poules à Jules.
Les vaches et les chèvres, ils n'en avaient plus depuis longtemps, et ils n'avaient plus de chien depuis que leur vieux Capitaine était mort. Ça valait mieux comme ça. On peut donner des poules, elles s'en moquent, mais le chien, il serait trop malheureux de nous voir partir, et on ne pourrait pas l'emmener.
5. Laisser la clé à Juliette.
Elle viendra voir de temps en temps si tout est en ordre.
La liste au dos de la feuille avait donné lieu à des discussions, des hésitations, des regrets aussi. Que fallait-il emporter ? Que pouvaient-ils garder de tout ce qui avait été leur vie, dans cette ferme, dans ce village où ils étaient nés ?
Du regard, ils avaient fait le tour de la chambre.
— Le lit.
— La garde-robe ? Non, impossible, elle est trop large, trop encombrante, pour un petit appartement de la ville. Mais dans la chambre, je crois qu'il y a un placard, il faudra redemander.
— Le rouet ? Si, si, j'y tiens ! Il me vient de ma mère, et c'est un peu de ma jeunesse, tu comprends.
— Le coffre.
Le vieux coffre en bois, dans lequel ils avaient toujours rangé les papiers importants : diplômes de leur certificat de fin d'études, livret militaire, livret de famille, actes d'achats de quelques bouts de terre, l'enveloppe qui contenait les diplômes de Louis, son baccalauréat avec la mention très bien, son diplôme de Supélec. Leur fierté devant la belle carrière d'ingénieur qui attendait leur fils, après son service militaire, avait largement compensé leur regret de ne pas le garder auprès d'eux, à la ferme. Dans la même enveloppe, ils avaient mis aussi, le coeur brisé, la page du Dauphiné Libéré qui relatait la mort du lieutenant Louis Anselme au volant de la jeep qu'il conduisait, en Algérie, dans le massif des Aurès...
Autant de papiers qui avaient jalonné le parcours de toute une vie.
— La photo.
Le plus important bien sûr, la photo de nous deux avec notre garçon en soldat...
Prise juste avant que Louis ne parte pour Alger. Ils étaient allés tous les trois un matin chez le photographe, et la séance avait duré un bon quart d'heure, dans la bonne humeur. Sans se douter, bien sûr...
— Le sous-verre.
Le sous-verre que le pépé avait fabriqué lui-même pour y ranger ses médailles obtenues pendant la grande guerre. Le verre en était fendu, mais ils y tenaient.
Dans la cuisine, choisir ce qu'il fallait emporter à la maison de retraite avait pris plus de temps. Pas question de déménager la lourde table en chêne de la ferme et les bancs. La directrice a dit qu'ils ont une réserve de meubles aussi pour ceux qui veulent et elle nous trouvera bien une table et deux chaises. Mais écris sur la liste la petite chaise où tu t'assois le soir, pour tricoter devant la cheminée...
— La petite chaise.
Et mets aussi la boîte à sel accrochée à la cheminée, en souvenir. C'est aussi le pépé qui l'avait faite, juste avant de se marier. A la fin, il y mettait son tabac..
— La boîte à sel.
— Et n'oublie pas ma pipe !
— La pipe de Justin.
— Nos opinels.
— Le moulin à café, la cafetière. Le moulin, on ne s'en sert plus depuis longtemps, mais c'est aussi une belle image dans notre livre de souvenirs.
— Nos bols bleus.
— La bouillotte.
— La bouillotte, tu crois ? Tu as raison, on ne sait jamais...
Ils soulevaient un objet, le notaient sur la liste, effaçaient, hésitaient, chacun d'eux ayant ses préférences.
— Et puis, s'il nous manque quelque chose, on aura bien vite fait un saut, avec le car qui monte tous les jours.
C'était comme s'ils allaient partir tous les deux ensemble, même s'ils savaient bien, au fond d'eux-mêmes, qu'un seul peut-être rassemblerait, avec des larmes, quelques morceaux de leur vie, ceux qu'ils avaient écrits sur la liste...
Ce soir, le papier tremblait dans les mains du vieil homme, seul, voûté par le chagrin.
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