Une rencontre inattendue

C’était tôt le matin en novembre. Il faisait froid. Les arbres avaient perdu toutes les feuilles et leurs branches nues sous un ciel couvert avaient l’air d’être exposées et vulnérables.

Saïd était assis sur un banc dans une station du métro parisien située dans son quartier, au nord du périphérique. Il était seul. Il avait vingt ans. Il était mince, de taille moyenne, avec les cheveux rasés et une barbe noire fournie. Malgré le temps frais, typique d’un novembre à Paris, Saïd ne portait qu’un pull à capuche noir et un pantalon de jogging Nike. Il portait un lourd sac à dos qui le forçait à se pencher en avant. Il attendait le prochain train qui devait arriver dans les cinq prochaines minutes.

Cette station délabrée dégageait une atmosphère désagréable et humide avec une forte odeur d’urine. Les murs étaient sales et couverts de graffitis politiques, érotiques, et plein de haine ; on pouvait voir sur le mur au-dessus de la tête de Saïd une bande dessinée énorme et aux couleurs éblouissantes au sujet de la vie d’un rappeur algérien bien connu. Soudain, un rat maigre traversa la voie ferrée.

Saïd avait l’air inquiet. Ses jambes tremblèrent. On pouvait voir des gouttes de sueur couler sur le front. Il vérifia sa montre à plusieurs reprises. Il regarda constamment autour de lui en marmonnant doucement en arabe d’une manière répétitive, hypnotique, et presque inaudible.

Une femme en hijab entra dans la station. Elle tient la main d’un enfant de deux ou trois ans. Elle s’assit sur un banc de l’autre côté de la voie ferrée en face de Saïd. Elle prit l’enfant sur les genoux. La femme regarda intensément Saïd. Son apparence physique l’embrouilla. Et puis, après quelques secondes, elle le reconnut ! Elle sourit parce qu’il était en fait son ancien petit ami du lycée Marcel Cachin, et en plus, il était son premier amant. D’une voix insistante, elle se mit à crier à travers la voie ferrée : « Hé Saïd, c’est moi, Aisha ! Ça fait trois ans qu’on ne t’a pas vu ! Tu m’as beaucoup manqué ! »

Saïd ne lui répondit pas. Il maintint un regard sombre et fixé sur ses pieds. La jeune femme continua avec une voix douce et compatissante : « Saïd, tu as l’air tendu. Est-ce que ça va ? As-tu besoin d’aide ? » Elle pointa l’enfant du doigt en criant à travers la voie ferrée. « Tiens ! Regarde Ibrahim ! Il a deux ans ! Il est beau, n’est-ce pas ? »

Saïd semblait de plus en plus inquiet. Il jeta un regard vers l’enfant sur les genoux d’Aisha. L’apparence de l’enfant le troubla. Quelque chose sur le visage de l’enfant semblait familier et prenant. Saïd bougea maladroitement sur le banc. Enfin, il tourna son regard vers Aisha en lui lançant un regard plein de tristesse et de colère : « Laisse-moi tranquille ! Tout a changé ! »

Cette réponse choqua fortement la jeune femme. Elle se souvenait du Saïd de l’époque du lycée ; un garçon heureux, aimable, intelligent, et tout à fait mignon. Ils étaient inséparables pendant les deux dernières années de lycée. Mais, après quelques temps, Saïd avait disparu. Elle le trouva assis sur le banc en face d’elle comme un homme transformé. Le changement de son apparence et de sa personnalité était vraiment effrayant. Elle était au bord des larmes. Elle regarda autour d’elle en espérant qu’il y avait d’autres personnes dans la station. Mais la station était vide. Ses lèvres commencèrent à trembler. Elle recula ses épaules et prit son enfant dans les bras en cherchant la sortie. Elle monta l’escalier en jetant un regard triste vers Saïd par-dessus son épaule.

Saïd se trouvait seul dans la station.

En regardant autour de lui, Saïd tendit la main droite en arrière pour palper les contours de son sac à dos. Sa main trembla. Sa lèvre inférieure frémit. Et puis, il regarda au-delà de la voie ferrée, vers l’escalier de la sortie comme s’il cherchait la femme en hijab. Il baissa les yeux et il prit une profonde respiration.

Saïd se demanda : « Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Il y a seulement trois ans que j’étais plutôt heureux. J’aimais l’école, j’avais beaucoup de copains, et je trouvais mes profs très sympas. J’étais fier de mes efforts à l’école et j’avais mérité le bac avec mention. Je me souviens que je rêvais de devenir informaticien dans une grande maison de courtage. Et maintenant, comment se fait-il que je me trouve ici, seul et tendu dans cette station puante avec ce fardeau affreux dans mon sac à dos ! »

Son esprit vagabondait au cours des trois dernières années de sa vie. Il se rappelait toutes les fois où il avait ardemment cherché un emploi. Durant chaque entretien d’embauche, il souffrait des mêmes mots blessants des recruteurs : « Je vois que vous étiez bon étudiant au lycée. Et votre CV est admirable. Cependant, nos clients exigent des agents aux caractéristiques très particulières, et malheureusement, vous ne correspondez pas à ce profil. » Ce maudit profil !

Chaque fois, ces regards hautains et les coups d’œil dédaigneux des soi-disant représentants des ressources humaines l’atteignaient comme un couteau en plein cœur. Après chaque entretien, Saïd maudissait son nom, ses origines, son visage, et ses grands-parents avec leurs pitoyables souvenirs de Tunisie. C’était évident qu’il ne réussirait jamais dans ce monde des français de souche. Et maintenant, il se retrouvait au chômage, dans une station sale de la banlieue de Paris, un matin froid de novembre.

Il était seul. Il avait honte. Il était frustré et fâché et il voulait s’en prendre à cette société humiliante.

Il regarda encore sa montre ; le train devait arriver sous peu.

Soudain, de nulle part, ou peut-être du tunnel, ce n’était pas clair, un papillon délicat voltigea dans l’air. Comment ?! Un papillon dans cette station puante ? Saïd se frotta les yeux, incrédule. Le papillon était magnifique avec des ailes noires et orange. Il flotta comme un ange. Il vola autour de la tête de Saïd, plana devant ses yeux, et soudain, atterrit sur sa main. Il y resta, là, l’air majestueux.

Saïd regarda fixement le papillon. Au début, il ressentit de la haine. Comment une telle créature pouvait-elle exister dans ce monde sale et cruel ? Il ressentit une affreuse envie d’écraser cet insecte audacieux ! Ses épaules étaient lourdes et ses poings étaient serrés. Puis, des bribes de souvenirs de son cours de SVT lui revenaient. Il repensait à la métamorphose de la chenille au papillon. Comme un enfant à l’école, il avait regardé cette transformation comme un véritable miracle. Puis, ses pensées revenaient vers Aisha et son petit enfant. Et puis son corps commençait à se détendre un peu. Enfin, le papillon décolla de sa main, se mit à faire du surplace au-dessus de sa tête, et disparut. L’image d’Aisha et de son petit garçon flottait devant ses yeux. En même temps, une larme commença à couler lentement sur le visage de Saïd.

Le jeune homme s’essuya les yeux. Il se leva lentement du banc et regarda autour de lui. Il entendit le train s’approcher de la station. Avec des mouvements rapides et précis, il enleva son sac à dos de ses épaules, le plaça sur le banc, l’ouvrit, déplaça quelque chose à l’intérieur, retira une minuterie et un fil électrique et les jetèrent dans une poubelle, ferma le sac, et le replaça sur son dos. Et puis il se dirigea vers la sortie. Il monta l’escalier d’un pas rapide et arrivé en haut, il leva son regard et vit Aisha et son fils comme s’ils l’attendaient. Un léger sourire apparut sur le visage de Saïd.

Le train entra dans la station, les portes s’ouvrirent, et un groupe d’écoliers riant en sortit. Chaque écolier portait dans sa main une petite boîte du jardin zoologique dans laquelle on pouvait voir un papillon magnifique.