Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Était-ce son déclic final ou mon premier meurtre ? Peut-être encore les deux. Les lampes de la salle d'urgence étaient pourtant bien allumées ; si bien qu'aucune parcelle de la salle ne manquait d'éclairage. Sur une couchette, un homme étendu, saignant, bavant, implorant mon aide et me confondant presque au bon Dieu. On aurait dit qu'il refusait de négocier les portes de l'enfer. Une fois encore, il gémit. Son corps était couvert de plaies saignantes. C'était sûrement les séquelles d'un règlement de compte soigneusement réalisé dans les règles de l'art. Son visage, de teint brun, avait égaré ses lettres de noblesses et laissait place à des stigmates. Il me paraissait désormais comme un inconnu. Je me refusais toujours à croire en ce que me dictaient mes pensées. Oh je le reconnais.... C'est l'homme qui m'a défloré. Était-ce réellement lui...? Lui ? Cet homme-là ? Non... Le film de mon passé se joue en replay dans mes réflexions. Malgré le flux de souvenirs qui revenaient, jen captai un. Oui !
Bientôt dix-sept ans déjà...
Fille simple d'esprit, à la beauté d'une déesse, on m'a toujours appelée. Il est vrai que toute créature ne doit se proclamer parfaite, mais moi, je dois l'avouer, ma beauté n'était comparable à aucune fille de ma génération au village. Teint dun noir ciré, visage scrupuleusement dessiné, des lèvres lippues, un nez très loin d'être aplati et une taille de guêpe, sont tant d'atouts qui me distinguaient des autres filles. Cette beauté est un héritage génétique de papa ; d'ailleurs le seul qu'il m'ait donné avant de partir pour le voyage sans retour. Je vis donc avec ma mère. Une femme aussi protectrice que traditionaliste, mais un peu effacée.
L'horloge sonnait 7heure du soir. Mais ce jour-là, la lune avait repris le gouvernail du monde au soleil. On pouvait nettement distinguer les gamins rassemblés autour du vieux griot. Comme à l'accoutumée, après le repas du soir, j'avais d'intenses moments d'échange avec la femme qui me donna la vie. Ce soir-là, l'atmosphère se laissait désirer car l'air devenait de plus en plus glacial.
Maman, avec un sourire :
- Houefa, ne bouge pas d'ici, je m'en vais chercher des couvertures pour nous, me lança-t-elle.
Le bon Dieu lavait muni dun postérieur sans pareil, qui, à la simple vue, ferait d'un homme fidèle un infidèle et qui ondulait au rythme d'une démarche royale,. Elle se dirigea vers notre case. En effet, il y a un moment, je vis une poule très belle au plumage pittoresque. Mon amour pour les animaux ne m'en laissa pas indifférente. Elle n'était pas semblable aux autres animaux de son espèce du village. Je décidai de la suivre parce qu'elle me charmait ; être sur ses talons parce qu'à cette heure-là, aucune poule ne faisait la ronde. Elle me conduisit directement dans la petite forêt du village, mieux, devant la case de cet étrange homme. Il était le seul à y vivre. Les arbres étaient d'une hauteur impressionnante et les feuillages touffus. La légende nous apprenait, les soirs autour du feu, qu'il protège le village contre tout malheur.
Ainsi, chaque année, il prenait la virginité d'une fille en sacrifice aux dieux. Le génie, on l'appelait. Serait-ce à mon tour dêtre sacrifiée ? La brune était-elle complice, la poule serait-elle de connivence ? Oh non, j'atterris sans difficulté dans la gueule du loup. Ma pauvre mère ! Quel serait son état ?
D'un air abattu, d'une voix déférente :
- S'il vous plaît monsieur, laissez-moi men aller, je vous implore. Il est dit que vous éloignez le village de tout malheur, mais aujourd'hui, voudriez-vous faire mon malheur ?
Sans mot dire mais avec un sourire malicieux et plein d'ironie, il me regarda droit dans les yeux et me répondit :
- Les dieux ont besoin d'une beauté comme toi pour mener à bien leur mission. Estime-toi heureuse car ta vie sera conservée.
Inopinément, je me retrouvai allongée dans sa case sur une natte de circonstance. Cette case était mal entretenue, ornée de plantes médicinales. Mais à ma grande surprise, je ne vis pas le grand arsenal des féticheurs : huile rouge, crâne d'humain et j'en passe. Inerte et sans voix, je ne pus que fixer sa figure vicieuse, béate de satisfaction. Je sentis ses mains sur mon visage, sur les trésors dont le très haut m'avait gratifiés. Que pouvait une adolescente de 16ans face à un bourreau déterminé à assouvir ses instincts érotiques ? Que puis-je? Sans défense à un endroit inconnu avec un inconnu. Désormais, je suis salie, souillée. Il avait parcouru chaque parcelle de ce corps dont j'ignorais moi-même les recoins.
Après un moment, je retrouvai l'usage de mes membres. Il m'ordonna de courir très vite.
C'était déjà le petit matin. Le soleil sortait de son sommeil. Je vis maman allongée devant notre case, recouverte de couvertures. Ma peine devenait de plus en plus grande et je fondis en larmes. D'un geste hésitant, je la sortis de ses songes. Quand je lui annonçai que je venais de la forêt, elle lut à travers l'expression de mon corps ma tragédie.
- Nous en parlerons plus tard, lâcha-t-elle.
C'était le déshonneur. Aussi longtemps que le monde existera, plus jamais elle ne pourra montrer ce pagne blanc tavelé de rouge, insigne de virginité, à tout le voisinage. Elle ne pourra plus exiger une dot onéreuse par ma faute
Ma vie pleine de vie s'était envolée. Ce sourire innocent, cette joie débordante, s'éteignit. Je ne ferai plus la fierté de maman. Je vécus dans cette embrouillamini. Je passais tout mon temps à essayer de comprendre et me posais la même question : «Pourquoi moi ?». Mon aspect triste, endeuillé m'a transformé en objet de raillerie devant mes camarades de classe. Eux, ils n'avaient aucune idée de ma douleur. Je bâtis une grande barrière entre ce monde cruel et moi. Je me réfugiais dans la lecture, qui m'a été plus qu'un support. Elle m'a permis de voyager à travers le monde, de découvrir de nouvelles histoires. Elles étaient parfois plus tragiques que la mienne ou même dramatiques, toutefois, elles me permettaient de nourrir de nouvelles visions et de m'envoler sur de nouveaux horizons. Je progressais brillamment dans mes études. Grâce à mes efforts, j'obtins une bourse en médecine au Bénin car ma passion pour les seringues partait de l'ambition de sortir mon village du besoin.
Après douze années de formation assidues, soit sept ans pour le général et cinq ans pour la spécialité, j'installai mon dispensaire à trois kilomètres de mon village. Ma mère respirait le bonheur car elle devint davantage fière de moi. Mon passé, elle a semblé l'oublier. Moi non. Aujourdhui, je suis dans cette blouse, Docteur Houefa, me nomme-t-on à présent. Ma mission est d'être une grande aide à mes semblables. Mais qui m'aide moi à survivre aux cotés peu envieux de ce passé sombre, noir et empreint de déshonneur ? Paradoxe !
Aujourd'hui....
Il est 12 heure, mon aide-soignant m'apprend que les villageois avaient copieusement tabassé un vieillard qui se faisait passer pour un génie suite à la découverte faite par un chasseur sur sa vraie identité. Je me précipite dans la salle d'urgence. Le vieillard gisait dans un bain de sang me rappelant le vieux Bakari agonisant. Ce n'était rien d'autre que mon supposé génie d'il y a bientôt dix-sept ans. Ce n'était qu'un imposteur. Un expert esbroufeur. Je suis effondrée, devrais-je le soigner ou me venger ? Dans l'obscurité où tapissent mes souvenirs, dans la douleur où survit chaque jour mon corps meurtri, aux cris assourdissants qu'il pousse, dans ce silence ou git mon esprit, qu'un brin de lueur jaillisse et éclabousse mon cœur assombri qui hurle vengeance.