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La première fois, cela avait été comme un coup de folie, une sortie de route, au propre comme au figuré. En revenant de l'étude Peeters et d'Ursel, où il officiait comme clerc depuis près de quinze ans, Gérald avait soudain quitté la Nationale 4 et s'était garé sur le parking défoncé, devant la vieille caravane agrandie d'un auvent de tôles. Un panneau de bois éclairé par un spot criard annonçait : FRITES.
— C'est idiot, c'est idiot, s'était-il gourmandé. Je n'aurai plus faim pour le souper, et puis, les frites, le soir, c'est lourd...
Mais la tentation avait été trop forte, il s'était dirigé vers la friterie et avait commandé timidement « une petite frite, s'il vous plaît. Avec de la mayo. »
— Ça roule, ma poule, avait répondu Christian Pelletier.
On l'appelait le Christ, tant en raison de son prénom que de son look : grand, barbu, le regard doux et compréhensif qu'on imagine à Jésus. Le Christ, cela faisait trente ans qu'il était sur Terre, et vingt-cinq qu'il était derrière son comptoir à servir des frites. Entre sa naissance et ses cinq ans, il avait vécu également dans la caravane, et sa mère le laissait jouer entre les trois tables en plastique. Il avait fait ses premiers pas sur un sol si graisseux qu'il tanguait en marchant, comme un marin juste débarqué.
C'était le fils qui servait et plaisantait avec les clients, mais c'était la mère, Monique, qui maniait la salière et la monnaie, économe des deux, soupçonneuse par instinct, cupide par expérience, taiseuse par vice.
— Sûrement un Français, ce coco-là, maugréa-t-elle quand Gérald fut sorti. Pourquoi il ne s'assied pas un peu avec nous, au lieu d'aller manger dehors ? Il fait son fier !
— Laisse faire, M'man. On s'en fiche bien...
Sur le parking, dans le vent frisquet du crépuscule, Gérald vivait un véritable moment d'extase. Par la magie d'une cahote de frites, que Proust n'eût pas reniée, il se trouvait soudain transporté un paquet d'années en arrière, à l'époque où, jeune étudiant chevelu, il guindaillait dans le Carré, infiniment heureux, infiniment libre. Tout magnifiait sa nostalgie : la tiédeur du carton taché de mayonnaise, l'exercice périlleux consistant à faire tenir sa canette de bière sur la capot de sa voiture, et, plus encore peut-être, l'enivrement d'être dehors à la tombée du jour, sans se presser pour rentrer ou aller quelque part.
Il était sorti par gêne, pour ne pas devoir entretenir une conversation, pour éviter que ses vêtements ne sentent trop la frite et ne le trahissent. Il se retrouvait dans une illumination grandiose et magnifique, là, sur ce parking crasseux. Le mot FRITES clignotait amicalement sur sa carrosserie. Il quitta les lieux à regret.
Bien entendu, il revint. Tous les quinze jours, parfois chaque semaine. C'était devenu son petit rituel à lui, son évasion d'une routine familiale et professionnelle somme toute satisfaisante, mais à laquelle il manquait l'enfantine transgression d'un repas debout, en manteau.
Le Christ, enhardi, tentait d'engager la conversation, commentait l'actualité, annonçait la météo de la semaine, lui fit même goûter sa nouvelle sauce samouraï, « Vous qui venez souvent, dites-moi un peu ce que vous en pensez... » Mais Gérald demeurait distrait, impatient de s'en aller manger dehors, tandis que l'autre secouait ses frites, les brassait d'un ample geste, en saturait la barquette.
Monique, mauvaise, tricotait des médisances. « Ce coco-là n'est pas clair, si vous voulez mon avis. » Elle ne serait pas étonnée qu'on découvre un jour qu'il trafique des armes ou des cigarettes, qu'il a assassiné sa femme et enterré le corps dans les bois, ou qu'il enlève des gamines pour de louches marchés d'esclaves au bout du monde. « Des gens qui font leur fier comme ça, ça ne peut être que des malhonnêtes ! »
— Si tu l'dis, M'man, si tu l'dis, répondait le fils, conciliant.
Monique n'était pas la seule à prêter à Gérald de sombres agissements. À quelques kilomètres à peine de la friterie, Laurence, son épouse, avait remarqué un subtil mais évident changement dans le comportement de son mari. Certains soirs, il rentrait un peu plus tard que d'habitude, avec un air bizarre, à la fois euphorique et coupable. Ses vêtements sentaient la friture, alors qu'il mangeait toujours ses tartines à midi, à l'étude. Et puis, ces jours-là, il n'avait pas faim, boudait le souper, se prétextait fatigué. Aucun doute n'était possible : il fréquentait une autre femme ! Une infâme rivale qui ne se contentait pas de satisfaire ses appétits sexuels, mais lui mitonnait des petits plats gras et copieux, bien éloignés des légumes frais et de la viande bio en papillote qu'elle-même préparait ! Laurence ne savait pas laquelle des deux trahisons lui tombait le plus dur.
Alors, un soir de plus où il chipotait dans son assiette, elle n'y tint plus.
— Tu n'as pas faim ?
— Non, m'chou, c'est très bon, mais je suis fatigué...
— Tu as déjà mangé, hein ? C'est ça ? Chez elle !
— Quoi ? Mais qui ?
— Oh, ça va, hein, ne me prends pas pour une biesse ! J'ai bien compris ton petit manège, et je suis pas aveugle ! Alors, vas-y ! Accouche ! C'est qui ? Je la connais ?
— Mais enfin, de quoi tu parles ?
Et soudain, il comprit. Elle le soupçonnait d'avoir une maîtresse ! C'était le comble, vraiment ! Il se mit à rire, et cela ne fit qu'accroître la fureur de Laurence, qui balança la casserole de petits pois à travers la pièce.
— Calme-toi, mon cœur, tu vas réveiller les enfants. Je vais tout t'expliquer...
Et il expliqua. La friterie, les souvenirs de jeunesse, ce moment rien qu'à lui, cette pause innocente, ce sas dont il avait besoin quand la journée avait été trop stressante, avant de retrouver sa merveilleuse petite famille...
Elle le laissait dire, reniflant, à moitié convaincue. Quand il voulut lui prendre la main, elle se dégagea, s'agenouilla et se mit à ramasser les petits pois. À bout d'arguments, il s'était tu, et on n'entendait plus que le grattement de la cuillère sur le carrelage.
— D'accord, dit-elle soudain, en se tournant vers lui. Mais prouve-le-moi. On va à cette fameuse friterie demain.
Le lendemain donc, au grand étonnement du Christ et de Monique, ils débarquèrent tous les deux à la caravane. Gérald, inquiet malgré tout, s'efforçait de se montrer détendu, cordial. Laurence, drapée dans son bon droit, jetait un œil méprisant sur les lieux. Monique, flairant une histoire, lâcha son balai et vint rejoindre son fils derrière le comptoir.
— Bonjour bonjour, dit le Christ, professionnel. Qu'est-ce que ce sera pour ces messieurs-dames ?
— Eh bien, en fait... Gérald se lança vaillamment. Oh, c'est tellement idiot, un malentendu. Figurez-vous que ma femme, que voici, s'est imaginé des choses. C'est tellement, enfin... pouvez-vous la rassurer, lui dire que c'est bien ici que je viens, presque chaque semaine, juste manger une frite, en toute innocence...
— Mais bien sûr, commença le fils. D'ailleurs...
— Tssss, l'interrompit sa mère. Des complaisances, ça va pas lui suffire, à Madame. Hein, Madame ?
Laurence, décontenancée, eut un geste vague.
— C'est bien ce que je pensais, reprit Monique. Monsieur va prouver qu'il est un habitué d'ici...
Elle prit une voix sucrée :
— Comment que j'm'appelle ? Comment c'est le surnom de mon gamin ? Et c'est quoi le nouveau truc qu'il met dans sa sauce samouraï ?
— Mais je ne sais pas, voyons, balbutia Gérald. Je viens juste manger une frite.
— Tous nos habitués savent au moins ça, voilà ce que j'en dis, moi. Pour le reste, c'est pas mes oignons. Alors si ces messieurs-dames n'ont plus besoin de rien, on a du travail...
Elle regarda le couple, médusé, sortir de la caravane. Puis elle croisa ses gros bras et dit à son fils :
— Je te l'avais bien dit qu'il n'était pas clair, ce coco-là !
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