Une petite flamme dans la nuit

Ce serait la dernière fois. Elle le savait à présent. Cela faisait plusieurs jours que cette conviction se frayait un chemin pour s’imposer à son esprit. La dernière excursion avait constitué une telle épreuve qu’elle avait pensé ne jamais pouvoir redescendre. Et pourtant, elle y était parvenue.
Son quatre-vingt dixième anniversaire avait été fêté il y avait trois mois de cela. Elle ressentait une grande sérénité et aussi une certaine fierté. Celle du devoir accompli.
Depuis cinquante ans à présent, qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vente, elle escaladait la Vouise chaque dimanche matin, afin de poser un énorme cierge au pied de la statue de la vierge. Et pourtant, aucune conviction religieuse ne la motivait. Elle avait simplement, le jour de ses quarante ans, décidé de réaliser cette tâche chaque semaine et le plus longtemps possible.
C’est après la perte de son mari survenue quelques mois avant ce fameux anniversaire, qu’elle avait vécu une expérience particulière. Désespérée et effondrée, elle avait voulu mettre fin à son existence. Mais alors qu’elle franchissait la rambarde placée en haut du monument soutenant Notre-Dame de Vouise, une petite lueur attira son regard. Trois jeunes ados, en contrebas, avaient éclairé des bougies et échangeaient des plaisanteries en se tapant sur l’épaule. Cette vision constitua un véritable électrochoc. Sans savoir exactement pourquoi, elle se mit alors à pleurer, profondément émue. Peut-être que ce qu’elle venait de voir résonna en elle comme un résumé magnifié de la vie. Toujours est-il qu’elle repassa la barrière et plus jamais ne ressentit l’envie d’attenter à ses jours.
C’est donc quelques temps après cet épisode que l’idée germa en elle: Si quelqu’un, un jour, se trouvait dans la détresse au sommet de cette haute colline, peut-être que la vision d’une délicate flamme dansante lui permettrait de remettre un peu d’espoir dans son cœur.
Mais aujourd’hui, il fallait se résoudre à passer la main. Elle se leva à cinq heures du matin, comme à son habitude, s’habilla, prit un frugal petit déjeuner (du thé et un petit beurre), enfila ses chaussures confortables, prit ses bâtons de marche et sortit. La température était douce en ce début juin. Elle avait toujours adoré ces instants qui avaient conservé un côté magique. La couleur du ciel, les odeurs et cette impression que le monde vous appartient.
Dès les premiers mètres, elle sentit que ce serait un véritable exploit si elle bouclait avec succès son périple. Sa hanche, son genou, sa cheville, lui faisaient un mal atroce. Pourtant, elle n’éprouvait aucun doute: elle continuerait! Elle commença à s’élever fort lentement en empruntant l’abrupte route goudronnée qui emmène le promeneur dans les bois qui recouvrent ce relief si prisé des voironnais.
La pente est raide et elle doit s’arrêter après chaque pas pour respirer et surmonter la douleur.
Déjà une heure qu’elle est partie et elle n’a pas encore atteint le premier point de vue qui se situe au pied de la deuxième partie de l’ascension, la plus longue et la plus difficile. Elle s’adosse quelques minutes à un tas de bois, sur un petit replat. Une certaine mélancolie l’envahit. Tant de souvenirs... Bientôt, il faudra quitter tout cela.
Cependant, sa volonté, une fois encore reprend vite le dessus. Elle remet un pied devant l’autre, même si son corps tout entier semble en feu. Elle sent son cœur battre dans son cou. Une légère angoisse s’invite à son tour: et si elle n’arrivait pas au sommet? Si elle flanchait avant? Elle chasse cette idée en serrant les mâchoires. Elle entend les cloches annoncer huit heures. Déjà? Il lui reste encore du chemin. Elle avance, puisant au plus profond d’elle-même des forces qu’elle ne pensait plus posséder. Mètre par mètre, le sommet se rapproche. Elle va finalement réussir!
Les derniers pas lui paraissent interminables. Mais ça y est, elle peut se laisser tomber sur les premières marches de l’escalier qui conduisent au sommet. Elle a encore besoin de plusieurs minutes pour récupérer un soupçon d’énergie et réussir la dernière étape de sa mission. Elle sort de son sac le nécessaire pour pouvoir recréer, une fois encore, son phare dans la nuit. Avec les plus grandes difficultés du monde, elle réussit à atteindre le petit promontoire sur lequel elle a tant de fois actionné son modeste briquet. L’action même de faire jaillir le feu représente pour son corps épuisé, un réel challenge.
Enfin, elle parvient à faire apparaître la magique et merveilleuse lumière!
Son soulagement est à la hauteur de sa crainte d’échouer. Elle recule très lentement pour admirer ce qui lui semble être un accomplissement. Ce faisant, elle trébuche sur une pierre, roule en contrebas et atterrit dans un buisson de buis. Elle ne cherche même pas à se relever. Ses yeux se ferment.
Lorsqu’elle les ouvre à nouveau, l‘obscurité l‘entoure. Son corps semble déjà ne plus lui appartenir. Elle a l’impression d’évoluer dans un brouillard opaque. Allongée sur le dos, elle fait lentement pivoter sa tête vers le haut. Et soudain, elle la voit: elle se détache sur l‘arche sombre. Elle la fixe longuement. Et petit à petit, elle se sent véritablement aspirée par ce minuscule foyer. Tout disparaît alentour. Son environnement est incandescent.
Elle est devenue une petite flamme dans la nuit, tout près des étoiles...