Gigi, Meriem, Édith et Juliette étaient fin prêtes, sagement attablées dans la salle communale sans âme, lorgnant subrepticement sur le buffet organisé en leur honneur. Déjà 12h45, les conversations se tarissaient, les petits feuilletés séchaient et tous s'impatientaient. La filleule de Monsieur le Maire, qui devait mener l'interview de celles qui étaient devenues des vedettes de ce village bressan, était en retard. Avec un petit geste de la main pour s'excuser auprès de la petite assemblée, Monsieur le Maire prit son téléphone et sortit de la salle.
À l'instant même, une voiture se gara en faisant crisser les gravillons du parking. Le grand sourire que la jeune fille adressa à la ronde en claquant la portière, calma instantanément les esprits.
Monsieur le Maire fit les présentations puis proposa de laisser les cinq femmes discuter entre elles, bien qu'il sût qu'aucune conversation ne reprendrait avant la fin de l'entretien et que toutes les oreilles se tendraient pour écouter sinon entendre le moindre des propos.
"Alors, comme ça, vous êtes le gang des coureuses, lança Mina, journaliste-stagiaire, avait-elle précisé en préambule avec une certaine humilité. Ça fait longtemps ?
— Une bonne vingtaine d'années, lui répondit Gigi, d'une voix douce et délicate.
— C'est elle qui nous a entraînées dans cette aventure, poursuivit Édith, toute fluette.
— Racontez-moi, les encouragea la jeune femme."
Gigi prit alors la parole. Juliette et elle étaient voisines depuis leur mariage. Édith était arrivée au village plus tard, suivie de Meriem. Les enfants, les travaux de la ferme, les poulets — "on est en Bresse ici vous savez" —, les petits boulots qu'on trouve par là, aide à domicile, ménages, extras dans les restaurants, pour joindre les deux bouts, payer les études de enfants qui grandissent. Puis s'éloignent. Elles avaient fait face ensemble aux aléas de la vie.
Un jour, la belle-sœur de Gigi lui avait parlé du cross que l'université où étudiait sa fille organisait : "Allez accompagne-moi, on fera la marche de cinq kilomètres. Toi qui cours toute la journée, ce sera une simple balade et ça te changera les idées." Cela avait été le cas. Cette journée avait profondément bouleversé Gigi. Le cross était au profit des enfants malades ; elle avait eu le sentiment de faire bien peu eu égard au courage dont ces enfants et leurs parents devaient faire preuve : elle aurait dû essayer de courir plutôt que marcher, se dépasser elle aussi. Cette parenthèse dans sa routine avait aussi révélé combien l'ailleurs lui manquait.
Elle s'était épanchée auprès de Juliette. Faisant fi du qu'en-dira-t-on éventuel, elles avaient commandé leurs baskets dans un catalogue de vente par correspondance, puis se donnaient rendez-vous un peu à l'écart du village, pour s'entraîner. Le plus difficile avait été de trouver le temps, un temps juste pour soi. Édith les avait croisées par hasard et s'était laissée tenter par ce défi. Meriem avait suivi. Quand Gigi avait lu dans le journal l'organisation d'une manifestation sportive avec des courses de cinq et dix kilomètres, non loin de chez elles, elles s'étaient inscrites pour celle de dix.
"Comment choisissez-vous vos courses ?
— Au début, on veillait à ce que ça ne soit pas trop loin et n'entraîne pas trop de frais. À la campagne, les petits boulots ne rapportent pas grand chose et ce n'est pas du plein temps. Hors de question de mordre sur le budget du ménage, vous comprenez. C'est notre part d'indépendance. Puis on s'est organisées et on a pu partir plus loin...
— Et alors ? l'encouragea de nouveau la journaliste en herbe.
— Eh bien le plus souvent, on choisit les courses au profit de belles causes. On a fait Les foulées exceptionnelles de Tournefeuilles, en Haute-Garonne. D'accord, pour le nom, quand on nous voit, c'est assez drôle. Mais c'est notre façon de donner de notre personne. Une petite contribution solidaire, infime mais sincère. On est allées à Chambéry, pour Odysséa, à Angers, pour la Course aux rêves...
— Il y a aussi la Ronde des Rêves, intervint Meriem. À Saint Georges-sur-Loire.
— On a couru à Dijon aussi, dans un parc, c'était bien agréable, la Course des Athlés solidaires, reprit Gigi. Parfois, on choisit les courses parce que leur intitulé nous amuse ; les Foulées de la bêtise, à Cambrai, on s'est dit que c'était pour nous. On en profite pour visiter, sur le chemin ou la région. Ce sont nos vacances en quelque sorte. On est allées à La Rochelle aussi, pour la Sarabande des Filles. L'an passé, c'était la Course de la dentelle, à Caudry, dans le Nord. Une belle région le Nord.
— Vous n'êtes pas fatiguées après les courses ? D'habitude, les coureurs, et coureuses, se ménagent les jours précédents, s'étonna la journaliste en herbe.
— On ne vous a pas dit qu'on était souvent les dernières ? ricana Meriem. On va à notre rythme vous savez. Ça tire un peu plus que d'habitude le lendemain, on grince et on grimace davantage... Pour celles qui savent mettre un pied devant l'autre évidemment, poursuivit-elle en s'esclaffant.
— Elle se moque de moi, expliqua Édith. Pour la Foulée d'Ardanavy, dans le Pays Basque, c'est une course de onze kilomètres avec des chemins en sous-bois, c'est magnifique. J'ai glissé sur une racine... Mais je ne l'ai pas regretté ! De beaux sauveteurs sont venus à ma rescousse. Les copines étaient jalouses.
— Car parfois, on sélectionne une course juste pour son parcours. Vous vous souvenez de la Course des Embruns, à Sausset-les-Pins, avec cette vue sur la mer depuis la corniche...?
— Vous avez la forme en tout cas ! fit Mina, de plus en plus sous le charme.
— On remercie la génétique et nos parents ! plaisanta Juliette.
— Quand se mêlent une bonne cause et de beaux paysages, alors là, il ne faut pas nous le dire deux fois. À Ornex, dans l'Ain, pas très loin de chez nous, on court dans les vignes. On surveille Édith bien sûr, plaisanta Meriem. Maintenant, on va moins loin. Mais on s'amuse toujours autant et on continue de voir de belles choses. C'est beau la France..."
"Et vos maris dans tout ça ? Ils ont tout de suite adhéré ? poursuivit la jeune journaliste. "
Ils avaient parlé de lubie puis avaient été fiers de leur femme. Elles avaient leurs deux courses par an, ils avaient leurs foires agricoles. Quand on vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble, un peu d'air fait du bien, on le voit d'ailleurs, avec cette pandémie et le télétravail, ce n'est pas facile d'être toujours à deux, avait souligné Gigi sous les regards approbateurs de ses amies.
" Votre prochaine course est donc Saint Vulnas en rose, c'est bien ça.
— Oui, répondit un chœur à l'unisson.
— Si elle peut avoir lieu, soupira Édith.
— L'année dernière, on n'a rien pu faire, confirma Gigi. À notre âge, c'est dommage. Mais on continue de courir quand même.
— Malgré les restrictions de déplacement et l'absence de perspectives ? compatit Mina.
— Il faut bien garder un fond de forme ! Et puis, on a nos supporters, hein ? lança Juliette en regardant vers le buffet en riant avec l'ensemble de l'assemblée.
— Et... heu... je peux vous demander vos âges ?
— Oh ! L'âge des dames ne se demande pas, minauda Meriem les yeux pétillants. On a toujours vingt ans... qu'on multiplie... une fois.. deux fois... après, on laisse tomber et on profite du jour.
— Bon allez, c'est l'heure de l'apéro, clama Monsieur le Maire qui voyait l'heure tourner.
— Il me faut une photo !"
La jeune femme remarqua alors qu'Édith se levait lentement et prenait une canne placée discrètement sur le dossier de sa chaise sous une veste en laine.
" Oui, moi, je ne cours plus, mais je fais toujours partie l'équipe ! Ma troisième patte me permet d'aller nourrir leurs bêtes quand elles s'en vont. Je mets un point d'honneur à soutenir les copines comme je peux."
Après un verre de jus de fruits vite avalé, la filleule remercia Monsieur le Maire.
" Excellente idée, Parrain, elles sont vraiment époustouflantes ces femmes, de vraies battantes ! Je t'envoie cinq exemplaires du journal dès que l'article sort."
À l'instant même, une voiture se gara en faisant crisser les gravillons du parking. Le grand sourire que la jeune fille adressa à la ronde en claquant la portière, calma instantanément les esprits.
Monsieur le Maire fit les présentations puis proposa de laisser les cinq femmes discuter entre elles, bien qu'il sût qu'aucune conversation ne reprendrait avant la fin de l'entretien et que toutes les oreilles se tendraient pour écouter sinon entendre le moindre des propos.
"Alors, comme ça, vous êtes le gang des coureuses, lança Mina, journaliste-stagiaire, avait-elle précisé en préambule avec une certaine humilité. Ça fait longtemps ?
— Une bonne vingtaine d'années, lui répondit Gigi, d'une voix douce et délicate.
— C'est elle qui nous a entraînées dans cette aventure, poursuivit Édith, toute fluette.
— Racontez-moi, les encouragea la jeune femme."
Gigi prit alors la parole. Juliette et elle étaient voisines depuis leur mariage. Édith était arrivée au village plus tard, suivie de Meriem. Les enfants, les travaux de la ferme, les poulets — "on est en Bresse ici vous savez" —, les petits boulots qu'on trouve par là, aide à domicile, ménages, extras dans les restaurants, pour joindre les deux bouts, payer les études de enfants qui grandissent. Puis s'éloignent. Elles avaient fait face ensemble aux aléas de la vie.
Un jour, la belle-sœur de Gigi lui avait parlé du cross que l'université où étudiait sa fille organisait : "Allez accompagne-moi, on fera la marche de cinq kilomètres. Toi qui cours toute la journée, ce sera une simple balade et ça te changera les idées." Cela avait été le cas. Cette journée avait profondément bouleversé Gigi. Le cross était au profit des enfants malades ; elle avait eu le sentiment de faire bien peu eu égard au courage dont ces enfants et leurs parents devaient faire preuve : elle aurait dû essayer de courir plutôt que marcher, se dépasser elle aussi. Cette parenthèse dans sa routine avait aussi révélé combien l'ailleurs lui manquait.
Elle s'était épanchée auprès de Juliette. Faisant fi du qu'en-dira-t-on éventuel, elles avaient commandé leurs baskets dans un catalogue de vente par correspondance, puis se donnaient rendez-vous un peu à l'écart du village, pour s'entraîner. Le plus difficile avait été de trouver le temps, un temps juste pour soi. Édith les avait croisées par hasard et s'était laissée tenter par ce défi. Meriem avait suivi. Quand Gigi avait lu dans le journal l'organisation d'une manifestation sportive avec des courses de cinq et dix kilomètres, non loin de chez elles, elles s'étaient inscrites pour celle de dix.
"Comment choisissez-vous vos courses ?
— Au début, on veillait à ce que ça ne soit pas trop loin et n'entraîne pas trop de frais. À la campagne, les petits boulots ne rapportent pas grand chose et ce n'est pas du plein temps. Hors de question de mordre sur le budget du ménage, vous comprenez. C'est notre part d'indépendance. Puis on s'est organisées et on a pu partir plus loin...
— Et alors ? l'encouragea de nouveau la journaliste en herbe.
— Eh bien le plus souvent, on choisit les courses au profit de belles causes. On a fait Les foulées exceptionnelles de Tournefeuilles, en Haute-Garonne. D'accord, pour le nom, quand on nous voit, c'est assez drôle. Mais c'est notre façon de donner de notre personne. Une petite contribution solidaire, infime mais sincère. On est allées à Chambéry, pour Odysséa, à Angers, pour la Course aux rêves...
— Il y a aussi la Ronde des Rêves, intervint Meriem. À Saint Georges-sur-Loire.
— On a couru à Dijon aussi, dans un parc, c'était bien agréable, la Course des Athlés solidaires, reprit Gigi. Parfois, on choisit les courses parce que leur intitulé nous amuse ; les Foulées de la bêtise, à Cambrai, on s'est dit que c'était pour nous. On en profite pour visiter, sur le chemin ou la région. Ce sont nos vacances en quelque sorte. On est allées à La Rochelle aussi, pour la Sarabande des Filles. L'an passé, c'était la Course de la dentelle, à Caudry, dans le Nord. Une belle région le Nord.
— Vous n'êtes pas fatiguées après les courses ? D'habitude, les coureurs, et coureuses, se ménagent les jours précédents, s'étonna la journaliste en herbe.
— On ne vous a pas dit qu'on était souvent les dernières ? ricana Meriem. On va à notre rythme vous savez. Ça tire un peu plus que d'habitude le lendemain, on grince et on grimace davantage... Pour celles qui savent mettre un pied devant l'autre évidemment, poursuivit-elle en s'esclaffant.
— Elle se moque de moi, expliqua Édith. Pour la Foulée d'Ardanavy, dans le Pays Basque, c'est une course de onze kilomètres avec des chemins en sous-bois, c'est magnifique. J'ai glissé sur une racine... Mais je ne l'ai pas regretté ! De beaux sauveteurs sont venus à ma rescousse. Les copines étaient jalouses.
— Car parfois, on sélectionne une course juste pour son parcours. Vous vous souvenez de la Course des Embruns, à Sausset-les-Pins, avec cette vue sur la mer depuis la corniche...?
— Vous avez la forme en tout cas ! fit Mina, de plus en plus sous le charme.
— On remercie la génétique et nos parents ! plaisanta Juliette.
— Quand se mêlent une bonne cause et de beaux paysages, alors là, il ne faut pas nous le dire deux fois. À Ornex, dans l'Ain, pas très loin de chez nous, on court dans les vignes. On surveille Édith bien sûr, plaisanta Meriem. Maintenant, on va moins loin. Mais on s'amuse toujours autant et on continue de voir de belles choses. C'est beau la France..."
"Et vos maris dans tout ça ? Ils ont tout de suite adhéré ? poursuivit la jeune journaliste. "
Ils avaient parlé de lubie puis avaient été fiers de leur femme. Elles avaient leurs deux courses par an, ils avaient leurs foires agricoles. Quand on vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble, un peu d'air fait du bien, on le voit d'ailleurs, avec cette pandémie et le télétravail, ce n'est pas facile d'être toujours à deux, avait souligné Gigi sous les regards approbateurs de ses amies.
" Votre prochaine course est donc Saint Vulnas en rose, c'est bien ça.
— Oui, répondit un chœur à l'unisson.
— Si elle peut avoir lieu, soupira Édith.
— L'année dernière, on n'a rien pu faire, confirma Gigi. À notre âge, c'est dommage. Mais on continue de courir quand même.
— Malgré les restrictions de déplacement et l'absence de perspectives ? compatit Mina.
— Il faut bien garder un fond de forme ! Et puis, on a nos supporters, hein ? lança Juliette en regardant vers le buffet en riant avec l'ensemble de l'assemblée.
— Et... heu... je peux vous demander vos âges ?
— Oh ! L'âge des dames ne se demande pas, minauda Meriem les yeux pétillants. On a toujours vingt ans... qu'on multiplie... une fois.. deux fois... après, on laisse tomber et on profite du jour.
— Bon allez, c'est l'heure de l'apéro, clama Monsieur le Maire qui voyait l'heure tourner.
— Il me faut une photo !"
La jeune femme remarqua alors qu'Édith se levait lentement et prenait une canne placée discrètement sur le dossier de sa chaise sous une veste en laine.
" Oui, moi, je ne cours plus, mais je fais toujours partie l'équipe ! Ma troisième patte me permet d'aller nourrir leurs bêtes quand elles s'en vont. Je mets un point d'honneur à soutenir les copines comme je peux."
Après un verre de jus de fruits vite avalé, la filleule remercia Monsieur le Maire.
" Excellente idée, Parrain, elles sont vraiment époustouflantes ces femmes, de vraies battantes ! Je t'envoie cinq exemplaires du journal dès que l'article sort."