Une parenthèse

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Au printemps, Alex aimait faire de longues balades dans des coins de forêt isolés pour se ressourcer après ses mornes journées de travail. À trente-deux ans, il ne s'imaginait plus d'autre avenir que cette routine qui finissait par l'étouffer, tout en rêvant à d'autres horizons à sa portée. Cette fois-là, il avait marché pendant près d'une heure lorsqu'il aperçut une voiture rouge, garée près du mur circulaire d'une propriété. Le coffre ouvert contenait des outils de jardinage ainsi qu'un gros sac de terreau. Il fut étonné de constater que l'endroit semblait désert et que des herbes hautes et des buissons obstruaient l'entrée de la propriété. Le portail était fermé par une chaîne et un cadenas rouillés.
Il fit le tour de la maison et finit par remarquer une brèche dans le mur, suffisamment large pour qu'il puisse s'y glisser après avoir repoussé les ronces. Il distingua les plates-bandes d'un jardin potager et aperçut même un endroit où la terre avait été remuée, et une bouteille d'eau posée sur un muret. Tous les volets étaient clos et lorsqu'il s'approcha de la porte de la maison, il vit que le paillasson était collé au sol par des plaques de toiles d'araignées épaisses comme des fils de coton. Personne n'était entré par là depuis des mois, voire des années.
Alex sentit une présence derrière lui et fit volte-face. Une femme se tenait à quelques mètres, et à la façon dont elle le regardait, il devina qu'elle l'observait depuis qu'il avait franchi la brèche, peut-être dissimulée derrière un des arbres fruitiers. Elle devait avoir dépassé la quarantaine, elle était brune, la peau un peu hâlée et elle portait des gants de jardinage et un tablier vert taché de terre par-dessus ses vêtements.
— Désolé, s'excusa-t-il. Je croyais que l'endroit était abandonné.
— C'est une propriété privée, fit sèchement remarquer la femme.
— Je pensais vraiment que c'était désert !
— Maintenant que vous voyez que ce n'est pas le cas, vous pouvez vous en aller, conclut la femme en lui tournant le dos.
Alex se sentit un peu décontenancé par son indifférence froide, même s'il comprenait que la présence d'un inconnu chez elle avait de quoi l'inquiéter. Elle n'avait pas l'air hautaine, mais au contraire peu sûre d'elle malgré son attitude désinvolte, et même carrément ennuyée, mais il aurait pu jurer que ce n'était pas parce qu'il était entré dans la propriété. Il commença à rebrousser chemin, puis il fit volte-face :
— C'est pas chez vous, pas vrai ? lui demanda-t-il brusquement.
Elle était penchée au-dessus d'un fouillis de plantes, un désherbeur à la main, et il vit son dos tressaillir.
— De quoi vous parlez ? demanda-t-elle.
— Si c'est chez vous, alors pourquoi vous n'avez pas enlevé le cadenas et la chaîne ? Personne n'y a touché depuis des lustres, ils sont couverts de rouille !
— Ça ne vous regarde pas ! protesta-t-elle, sur la défensive.
— Moi je sais pourquoi : vous êtes passée par le même passage que moi !
La femme parut sur le point de s'indigner, mais elle poussa un soupir :
— D'accord, je viens ici pour me détendre, ça vous va ? se résigna-t-elle.
— Vous voulez dire que vous vous occupez bénévolement de ce jardin abandonné ? s'étonna Alex.
— Je vis en appartement, expliqua la femme, et j'ai besoin de m'aérer l'esprit !
— Je vois, dit Alex qui ne s'expliquait pourtant pas pour quelle raison cette femme passait du temps à s'occuper du bien d'autrui.
— Alors si vous n'y voyez pas d'inconvénient, poursuivit-elle, je vais finir de désherber ces saletés qui étouffent les cyclamens. J'ai pas mal de retard avec ma tendinite du pouce, et elles sont en train de crever...
Alex remarqua alors le bandage autour de ses doigts.
— Je peux vous aider, je n'ai rien d'autre à faire.
La femme parut réfléchir, mais finit par hausser les épaules.
Il l'aida donc à arracher les mauvaises herbes et à arroser les parterres de cyclamens desséchés, en feignant de ne pas voir qu'elle l'observait à la dérobée. De façon inattendue, cette activité en plein air lui procura un profond bien-être, et il sentit que ses pensées se dégageaient enfin de leurs entraves, tandis qu'il s'enivrait de soleil et de la fragrance capiteuse des lilas.
— J'ai fini pour aujourd'hui, annonça-t-elle au bout d'un moment en rangeant ses outils.
— Ça vous dérange si je reviens ici ? s'enquit Alex.
Elle lui répondit par le premier sourire qu'il voyait sur son visage un peu grave.

La période qui s'ensuivit fut riche en sensations inédites pour Alex. Il retrouvait régulièrement Esther et au fil des heures, l'air tiédi s'épanouissait doucement, embaumant le parfum des floraisons soigneusement entretenues. Il savourait la sensualité veloutée du jasmin mêlée à la fraîcheur citronnée du magnolia ; les bruits nocturnes aux consonances argentines, les crissements des insectes, les frôlements dans les feuilles les entouraient d'une musique familière et suave que le jardin recomposait chaque soir à leur intention. Il aidait du mieux qu'il pouvait sa nouvelle amie en suivant ses consignes mot à mot, et le jardin prenait des allures de rêve luxuriant sous un ciel qui se tamisait d'étoiles.
Après avoir trimé, les ongles noirs de terre, leurs bras nus zébrés d'égratignures, ils allumaient une cigarette avant de rentrer chacun chez soi. Un soir, ils croquèrent leurs premières tomates-cerises en buvant un verre de rosé. Désormais, les journées ne se déroulaient plus de la même façon, au travail Alex rangeait les produits dans les rayons avec ardeur, comme si accélérer sa tâche pouvait précipiter l'instant où il rejoindrait Esther dans le jardin secret. C'était un moment toujours exaltant pour lui, celui où il franchissait la brèche et retrouvait cet espace de liberté, loin du bruit du supermarché et du tumulte de sa vie.
Que se passa-t-il ensuite entre eux ? Abandonnons-leur cette intimité naissante, car les jardins sont des lieux magiques où il suffit de se permettre de respirer, de voir et d'entendre pour se sentir renaître, où il faut juste profiter d'une parenthèse enchantée à l'abri du reste de l'univers. En symbiose avec nos racines, celles qui nous relient au monde.

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