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- Au Boulot !
Du plat de la main, Achille caressa les cambrures et éprouva la satisfaction du travail bien fait. Taillées dans le croupon, les nouvelles semelles allaient peu à peu s'adapter au pied de sa cliente. Prendre son empreinte. À condition qu'elle réapparaisse un jour puisque depuis le début des travaux, la rue était fermée au public par des barrières. Si les autres commerçants avaient tous profité de l'indemnité pour partir en vacances, Achille continuait à ouvrir sa boutique aux horaires habituels. Il allumait même son enseigne de cordonnier en arrivant le matin. Le maire l'avait pourtant encouragé à prendre les choses du bon côté :
— Deux semaines, ce n'est pas si long... Tu auras une belle rue piétonne à ton retour. Et comme ces dames vont toutes se coincer les talons entre les pavés, tu vas crouler sous les commandes !
Seulement, il était impensable qu'il parte seul quelque part. Pas question non plus de se morfondre des journées entières dans son grand appartement si difficile à chauffer en ce début d'hiver.
Les premiers jours des travaux avaient été les plus pénibles à cause des marteaux piqueurs. Une vraie ambiance de guerre avec leurs rafales d'armes automatiques. Retranché derrière sa vitrine, il avait observé les ouvriers découper le bitume en grandes plaques. Son visage restait impassible, mais au fond des poches de sa blouse, ses poings se serraient. C'était son territoire qu'on lui prenait, par continents entiers. Des pans d'un monde usé qui s'entassaient dans d'immenses bâches blanches. Lui-même devenait l'ultime pièce de ce puzzle en déconstruction. Son épicentre. Il avait pourtant bien résisté jusque là. Mais quand les vibrations avaient fait tomber un à un ses outils du panneau de bois, il s'était senti désarmé face à l'envahisseur. Formoir, épissoir, poinçon, alènes, tranchets, toute une tradition qu'il avait défendue et dont il était le dernier héritier. Il n'aurait pas à initier son apprenti à leur maniement. Il ne le formait que sur les nouvelles machines. Les quelques semaines nécessaires pour gérer le Talon Minute d'une galerie marchande.
Son apprenti, parlons-en justement ! La veille d'être congédié pour la durée des travaux, alors qu'Achille s'était absenté pour une course, ce branquignol n'avait rien trouvé de mieux que de prendre une nouvelle commande. Il savait pourtant que la boutique serait fermée au public !
— La dame a tellement insisté, je n'ai pas pu refuser, avait-il bafouillé.
Si au moins il avait pris un nom, un téléphone... Rien. Même pas de devis pour le ressemelage.
Les jours suivants avaient été plus calmes. Un camion avait amené dans sa benne les grandes bâches, tandis qu'un autre avait déversé un tas de sable blanc. Achille trouvait son réconfort dans les odeurs familières de cuir et de colle néoprène. Il ne jetait plus qu'un œil distrait aux ouvriers qui méticuleusement plaçaient chaque pavé sur le futur damier. Toute son attention se portait désormais sur la paire de bottes. Une fois passée la colère contre son apprenti, il s'était réjoui d'avoir quelque chose à faire. Et c'était bien plus qu'une occupation. Un sacerdoce. Après trente années de métier, il s'était mis en devoir de remettre ses clients « en état de marche ». Leurs chaussures révélaient leurs symptômes, et lui s'était fait thérapeute.
Ainsi, remplacer un cuir usé revenait à accompagner quelqu'un dans sa mue. Coudre une déchirure, à suturer une plaie. Un talon cassé évoquait un accident brutal, alors que des semelles usées ne résultaient que d'une détérioration naturelle. Mais quand celles-ci se décollaient, comme c'était le cas aujourd'hui, il se cachait là un problème plus profond. La personne traversait une crise, ça ne « collait » plus avec la vie.
La semelle ne voit le jour qu'en se soulevant. Le reste du temps, c'est sur cette fine membrane que pèsent nos sombres déséquilibres. Si les fardeaux sont trop lourds, ils la réduiront en peau de chagrin. Et la personne n'avancera plus. Ces bottes n'avaient pas été entretenues. Pratiquement jamais cirées et portées par jours de pluie. En enlevant les semelles pour les remplacer, Achille s'était aperçu que les cambrions étaient complètement usés. Il était impératif de les changer avant qu'ils ne rompent. Invisibles de l'extérieur, placées entre le talon et l'avant de la semelle, ces tiges encaissent chocs sans jamais être en contact avec le sol. Il accédait en quelque sorte aux tréfonds de l'âme. Le montage fut délicat.
Depuis le bout de la rue, chaque jour avait apporté son lot de pavés. Leur lourd tapis s'était déroulé au-delà de la boutique. Achille avait découpé, collé, puis clouté les nouvelles semelles. Cette fois, elles ne lâcheraient pas de si tôt ! Ce matin-là, un ciel bas étendait son couvercle sur la ville. Une brume fantomatique flottait au-dessus des pavés. Achille avait dû rapprocher son tabouret de la vitrine pour y trouver davantage de lumière. Après avoir poli les bottes au banc de finissage, il les avait brossées avec un lait nettoyant. Puis, à l'aide d'un chiffon enduit de crème à la cire d'abeille, il avait massé la fleur du cuir par petites touches circulaires. Tout en la nourrissant, il ravivait sa couleur. Noire. Dehors, les premiers flocons commençaient à tomber. Leur danse légère et insouciante l'emplit d'un sentiment de paix.
Il n'avait senti aucune aspérité en passant sa main sur la semelle. Le travail était terminé. Il déposa les bottes sur l'établi et y glissa des embauchoirs pour qu'elles retrouvent leur forme d'origine.
Le bruit de la barrière déchira le silence. La silhouette qui émergeait du brouillard se précisait à chaque pas. Se densifiait. La femme, engoncée dans son manteau, avait une démarche mal assurée sur les pavés encore disjoints. À quelques pas de la porte vitrée, il distingua son visage, un peu empâté avec les années. En même temps, il ne l'avait jamais vue les cheveux si courts...
Il se dirigea lentement vers l'interrupteur et éteignit son enseigne. Il n'attendrait plus personne aujourd'hui.
— Deux semaines, ce n'est pas si long... Tu auras une belle rue piétonne à ton retour. Et comme ces dames vont toutes se coincer les talons entre les pavés, tu vas crouler sous les commandes !
Seulement, il était impensable qu'il parte seul quelque part. Pas question non plus de se morfondre des journées entières dans son grand appartement si difficile à chauffer en ce début d'hiver.
Les premiers jours des travaux avaient été les plus pénibles à cause des marteaux piqueurs. Une vraie ambiance de guerre avec leurs rafales d'armes automatiques. Retranché derrière sa vitrine, il avait observé les ouvriers découper le bitume en grandes plaques. Son visage restait impassible, mais au fond des poches de sa blouse, ses poings se serraient. C'était son territoire qu'on lui prenait, par continents entiers. Des pans d'un monde usé qui s'entassaient dans d'immenses bâches blanches. Lui-même devenait l'ultime pièce de ce puzzle en déconstruction. Son épicentre. Il avait pourtant bien résisté jusque là. Mais quand les vibrations avaient fait tomber un à un ses outils du panneau de bois, il s'était senti désarmé face à l'envahisseur. Formoir, épissoir, poinçon, alènes, tranchets, toute une tradition qu'il avait défendue et dont il était le dernier héritier. Il n'aurait pas à initier son apprenti à leur maniement. Il ne le formait que sur les nouvelles machines. Les quelques semaines nécessaires pour gérer le Talon Minute d'une galerie marchande.
Son apprenti, parlons-en justement ! La veille d'être congédié pour la durée des travaux, alors qu'Achille s'était absenté pour une course, ce branquignol n'avait rien trouvé de mieux que de prendre une nouvelle commande. Il savait pourtant que la boutique serait fermée au public !
— La dame a tellement insisté, je n'ai pas pu refuser, avait-il bafouillé.
Si au moins il avait pris un nom, un téléphone... Rien. Même pas de devis pour le ressemelage.
Les jours suivants avaient été plus calmes. Un camion avait amené dans sa benne les grandes bâches, tandis qu'un autre avait déversé un tas de sable blanc. Achille trouvait son réconfort dans les odeurs familières de cuir et de colle néoprène. Il ne jetait plus qu'un œil distrait aux ouvriers qui méticuleusement plaçaient chaque pavé sur le futur damier. Toute son attention se portait désormais sur la paire de bottes. Une fois passée la colère contre son apprenti, il s'était réjoui d'avoir quelque chose à faire. Et c'était bien plus qu'une occupation. Un sacerdoce. Après trente années de métier, il s'était mis en devoir de remettre ses clients « en état de marche ». Leurs chaussures révélaient leurs symptômes, et lui s'était fait thérapeute.
Ainsi, remplacer un cuir usé revenait à accompagner quelqu'un dans sa mue. Coudre une déchirure, à suturer une plaie. Un talon cassé évoquait un accident brutal, alors que des semelles usées ne résultaient que d'une détérioration naturelle. Mais quand celles-ci se décollaient, comme c'était le cas aujourd'hui, il se cachait là un problème plus profond. La personne traversait une crise, ça ne « collait » plus avec la vie.
La semelle ne voit le jour qu'en se soulevant. Le reste du temps, c'est sur cette fine membrane que pèsent nos sombres déséquilibres. Si les fardeaux sont trop lourds, ils la réduiront en peau de chagrin. Et la personne n'avancera plus. Ces bottes n'avaient pas été entretenues. Pratiquement jamais cirées et portées par jours de pluie. En enlevant les semelles pour les remplacer, Achille s'était aperçu que les cambrions étaient complètement usés. Il était impératif de les changer avant qu'ils ne rompent. Invisibles de l'extérieur, placées entre le talon et l'avant de la semelle, ces tiges encaissent chocs sans jamais être en contact avec le sol. Il accédait en quelque sorte aux tréfonds de l'âme. Le montage fut délicat.
Depuis le bout de la rue, chaque jour avait apporté son lot de pavés. Leur lourd tapis s'était déroulé au-delà de la boutique. Achille avait découpé, collé, puis clouté les nouvelles semelles. Cette fois, elles ne lâcheraient pas de si tôt ! Ce matin-là, un ciel bas étendait son couvercle sur la ville. Une brume fantomatique flottait au-dessus des pavés. Achille avait dû rapprocher son tabouret de la vitrine pour y trouver davantage de lumière. Après avoir poli les bottes au banc de finissage, il les avait brossées avec un lait nettoyant. Puis, à l'aide d'un chiffon enduit de crème à la cire d'abeille, il avait massé la fleur du cuir par petites touches circulaires. Tout en la nourrissant, il ravivait sa couleur. Noire. Dehors, les premiers flocons commençaient à tomber. Leur danse légère et insouciante l'emplit d'un sentiment de paix.
Il n'avait senti aucune aspérité en passant sa main sur la semelle. Le travail était terminé. Il déposa les bottes sur l'établi et y glissa des embauchoirs pour qu'elles retrouvent leur forme d'origine.
Le bruit de la barrière déchira le silence. La silhouette qui émergeait du brouillard se précisait à chaque pas. Se densifiait. La femme, engoncée dans son manteau, avait une démarche mal assurée sur les pavés encore disjoints. À quelques pas de la porte vitrée, il distingua son visage, un peu empâté avec les années. En même temps, il ne l'avait jamais vue les cheveux si courts...
Il se dirigea lentement vers l'interrupteur et éteignit son enseigne. Il n'attendrait plus personne aujourd'hui.
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Pourquoi on a aimé ?
Derrière ce très beau titre au double sens poétique se cache un texte ravissant ! Les descriptions du métier de cordonnier, relatées avec
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