Une minute

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. De celle que l'on voit passer dans tous ces millièmes de seconde. Celles qui passent au ralenti, dans toutes ses nuances. Les émotions se succèdent à une vitesse incroyable, la peur, le désarroi, l'espoir, l'amour, la tristesse, la colère. Une minute des moins plaisantes. Une minute mémorable. Une minute qui j'aimerais n'ait jamais existé. Elle a changé ma vie à tout jamais. Un enfer. En une minute, le monde a cessé d'être. Cessé d'être ce qu'il était. Dans toutes les cellules de la planète. La vie a cessé. Une minute et tout s'éteint. D'une lenteur exécrable. Comment revenir en arrière ? Essayer de revivre cette minute et voir ce qui aurait pu être différent, ce que j'aurais pu faire.
Etendue au cœur des fleurs teintées de rouge, je profitais pleinement de ce moment. Le soleil s'infiltrait partout, dans toutes les petites mailles de mon pull jusqu'à me réchauffer pleinement et atteindre mon cœur. Je me sentais tellement bien, là, seule autour de ce tapis rouge. La nature m'accueillait chaleureusement, comme une vieille amie que l'on retrouve après tant d'années d'absence. Ce moment, je le savais, allait être très vite interrompu alors je profitais de chaque seconde. J'ai perdu la notion du temps, suis-je là depuis trois minutes ou trois heures ? Tout ce que je savais, que mon cerveau me laissait percevoir c'était la beauté du spectacle fascinant qui s'étalait devant moi, seulement pour moi. La nature était pleine de ressources mais allait être bientôt détruite, je ne le savais que trop bien. J'aurais dû laisser cet espace en paix mais je n'avais pas pu m'en empêcher, cet endroit m'intriguait, mes pas m'ont guidée ici sans que je le veuille. Je ne voulais pas détruire ce paysage de carte postale mais c'est ce qui allait, fatalement, sans aucune issue, arriver. Je m'en excuse d'avance mais chère nature, vous vous êtes trompée. Je n'étais pas une vieille amie ou du moins j'aurais aimé l'être. Du plus profond de mon être. Des gens vont découvrir cet espace après mon passage et le « Leur », ils vont pleurer, cela se passe toujours comme ça. Je n'en connaissais que trop bien le refrain et même les couplets de cette putain de chanson. « Eux », ceux qui me poursuivent sans relâche, les fantômes de mes rêves ou de mes souvenirs, je ne sais plus. Je ne reconnais pas la réalité face à l'illusion, les souvenirs face à mes rêves, ou devrais-je dire les souvenirs qu'ils m'ont créés.
En une minute, mon pire cauchemar arriva. Face à « Eux », je ne peux rien faire. Rien faire à part subir, et observer. Mes actions ne sont d'aucune utilité. Ils sont trop nombreux. En soixante secondes, pas une de plus, ils ont tout détruit. Ils sont arrivés de manière inattendue et inhumaine. Ils ont créé autour d'eux une énergie dévastatrice, qui a touché tout être vivant autour d'eux.
Les larmes coulent, les arbres pleurent. Les oiseaux fuient la fureur des hommes, les écureuils courent aussi vite qu'ils le peuvent. La tristesse m'envahit mais cela ne sert à rien, je le sais. Je devrais disparaître pour laisser cette nature tranquille. Mais la vie m'a créée, c'est bien pour quelque chose, pour que je me batte. Le courage est quelque chose que je ne connais que trop peu. J'observe cette nature détruite prise aux flammes. Elle n'a jamais été aussi belle que maintenant qu'elle se débat de toute sa force contre l'épidémie brûlante qui l'envahit. En-là est toute sa force et tout son courage. Jamais elle n'abandonnera. Une odeur de sang séché me parvient, la nature s'est finalement éteinte. Un corbeau arrive à ma portée et m'agresse de coups de bec et de cris. Je connais la signification de ce comportement. Ce n'est pas le premier mais bien le dernier corbeau qui viendra. D'habitude, ils sont plus nombreux à venir me repousser de leur terre bien aimée, une étrangère responsable de la mort de leur tendre mère. C'était le dernier survivant de son espèce.
Toujours le même scénario. Pour me punir, me faire culpabiliser, « Eux » détruisent tout ce que j'ai touché, les gens avec qui j'ai parlé, tout ce qui m'a environné. Je n'ai pas de chez moi et je n'en aurai jamais. Ils me traqueront jusqu'à ma mort, je ne le sais que trop bien. Je veux vivre, mais pour le bien commun, mon existence n'est pas souhaitée. Je sais qu'un jour je disparaîtrais de ce monde et pas à cause de mon vieil âge. Je n'ai plus rien, je voyage tout le temps pour les fuir mais quand je crois prendre de l'avance, ils me rattrapent vite. Il y a toujours trois jours d'écart entre « Eux » et moi, malgré tous mes efforts. J'efface toute trace de mon passage mais pourtant ils me retrouvent à chaque fois. Ils me laissent cette avance exprès, pour me faire croire que je peux m'en sortir, c'est une sorte de jeu pour « Eux ». Ils n'ont aucun cœur, je suis simplement une occupation pour le moment, un passe-temps.
Cette fois, les dommages ont été beaucoup plus nombreux. « Eux » n'y sont pas allés de main morte. À travers cette violence, ils me promettent un sort bien pire que cela. Avec une telle cruauté, je les crois sur parole. Tant qu'ils ne m'attraperont pas, ils attaqueront mon univers mais avec de plus en plus de cruauté. Ils veulent pousser la nature à me dénoncer. Mais celle-ci reste accueillante, avec la bienveillance d'une mère à chacun de mes passages chez elle. Elle devrait se méfier car les Hommes sont vicieux, rusés et traîtres, là est leur vraie nature. Je ne le sais que trop bien. Ma plus grande crainte est qu'« Eux » arrivent à transformer la nature, la Terre même selon leurs envies à cause de leur perfidie malsaine, que la terre commence à se méfier et qu'elle en perde sa nature profonde. Tout cela serait de ma faute et je ne me pardonnerais jamais d'avoir causé la fin de notre mère universelle. J'ai déjà tant de morts tant animales que végétales qu'humaines à cause de mes poursuivants. Je veux que tout ça s'arrête, que je me réveille de ce long et terrible cauchemar, que je disparaisse à jamais pour ne pas causer plus de dégâts que ça ne l'est déjà.
C'est un désastre. La vie, la mort, le beau, le laid, ils n'ont laissé qu'un vide immense. Dans nos cœurs, sur cette Terre, le néant. Durant toute cette minute, nous nous sommes regardés, aucun de nous a vacillé. Dans leurs yeux, j'ai pu lire toutes sortes d'émotions. Et pas celles que je pensais y voir. De l'amour, du respect, de la compassion. Serait-ce pour moi qu'ils ont tout envoyé au ciel ? Pensent-ils faire le bien. Sont-ils si démoniaques que cela ? Depuis des années, je me sentais traquée, observée, par mes démons. Mais si je m'étais trompée depuis le départ ? S'ils étaient simplement des amis pour m'aider dans une quête que je ne connais pas encore. Si au lieu d'être le problème, ils étaient la solution ? Un vertige me prend, au milieu de ce désastre. Tout est vide, mais finalement comme une terre nouvelle. Autour de moi, que du vent, du sable, et des ruines. Je ne vois pas âme qui vive. Je suis seule, face à « Eux ». Sont-ils réels, dans mon imaginaire ou mon subconscient ? Font-ils partie de moi ? Si oui, m'obligent-ils à faire tant de mal ? Peut-être ai-je eu tort de m'enfuir face à « Eux ».
Mes mains tremblent, ma mémoire se réveille. Et si, et si les démons n'existaient pas. Et si j'étais celle qui détruisait tout. Des images me reviennent, mes mains qui mettent le feu autour de moi. Les démons s'effacent de ma mémoire, s'effritent. Ma personne seule, face à la Terre, menant à la destruction. Mais pourquoi ? Pour sauver la terre ? Et tout recommencer. Suis-je l'ange de la mort ? Ou l'ange d'une vie nouvelle ? Ai-je raison de penser que de tout raser sur Terre est la meilleure chose à faire pour qu'elle renaisse de ses cendres ? Faire disparaitre tous ces démons que l'on appelle humains pour éviter qu'ils nous détruisent tous ? En acceptant la mort de milliers d'innocents ? Est-ce là ma quête ? Folle est-ce mon devenir ? Je ne sais pas, je ne sais plus... Une minute. Une minute et tout a changé.
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