Une journée à la mer

Un bleu franc ensoleille le ciel en ce matin d’avril. Léonie et moi avons décidé de passer notre jour de repos à la mer. Rien de tel que l’air marin pour récupérer des longues heures enfermées dans un bureau. Destination Audresselles, « la petite Bretagne du Nord ». Ce village de pêcheurs bâti en corniche au-dessus de la plage est l’un de nos préférés.

À dix heures, nous quittons Lille et moins de deux heures plus tard, je gare ma Fiat 500 sur la place du Détroit. Nous remontons la rue de la Mer bordée de longères aux volets bleus et aux murs blancs puis descendons des marches afin d’atteindre la « Côte de Fer ». À cet endroit, la marée basse laisse apparaître des roches sombres. Dans ce décor, des camaïeux de gris, de vert, de bleu se côtoient gaiement et donnent la réplique au chant hypnotisant des vagues s’usant les unes après les autres sur le rivage. Quelques pêcheurs et familles chassent les crabes ou cueillent des moules, un seau à la main. Impossible de se lasser d’un tel tableau. Les gesticulations de Léonie me tirent de ma contemplation. Elle s’élance tel un cabri, bondissant avec agilité sur les rochers. Elle accompagne chacun de ses sauts d’un bêlement. Je ne sais comment, mais Léonie est parvenue à garder la candeur de l’enfance.
— Attends-moi ! Tu sais bien qu’en ce moment je n’ai pas ton aisance pour me déplacer.
— Dépêche-toi, me répond mon amie sans ralentir le rythme.
Avec mon gros ventre, j’aimerais l’y voir. À bientôt huit mois de grossesse, je peine à distinguer le bout de mes chaussures. Les roches bosselées et parsemées d’algues n’aident pas mon avancée. Je glisse en pestant. Je décide de ne pas aller plus loin et m’assois.
— Qu’est-ce que tu fabriques ! me crie Léonie en plaçant ses mains en porte-voix.
— Un bébé !
Ma camarade me rejoint et s’installe à mes côtés.
— Il y a un problème, Solène ?
— Non, dis-je le regard planté dans le remous des vagues.
— Pas de ça avec moi, tu veux bien. Je te connais suffisamment pour savoir lorsque tu es contrariée.
— Je suis enceinte, Léonie, dois-je te le rappeler. Ce n’est pas le moment que je fasse une mauvaise chute.
— Tu as raison, reconnaît mon amie, excuse-moi. Allez, prends mon bras, je vais t’aider.
— J’ai l’impression d’être une grosse vache, soupiré-je.
— Plutôt un baleineau, me taquine Léonie.
Nous rions de conserve. À petits pas précautionneux, bras dessus, bras dessous, nous finissons par atteindre le rivage. Nous ôtons nos chaussures et trempons nos pieds dans l’eau. Le froid mordant nous fait pousser des cris joyeux. Des mouettes rieuses nous répondent bruyamment.

Après avoir pique-niqué au bord de l’eau, nous flânons sur le sentier des pêcheurs. Depuis le belvédère, nous observons un marin occupé à tracter son flobart*. Certainement rentre-t-il d’une pêche aux homards. Nous passons le reste de l’après-midi dans le cran du Noirda. À cette période de l’année, sable et rochers sont tapissés d’arméries maritimes rendant l’endroit particulièrement magnifique.
— Regarde, me chuchote Léonie en pointant son index sur la droite, deux phoques se prélassent sur les rochers.
— Oui, tu as raison. Quel paysage de carte postale !
Ma copine acquiesce, sort son smartphone et immortalise l’instant.

Au soir, nous prenons place dans un estaminet. Les meubles rustiques, les carreaux de ciment, les ustensiles désuets et les vieilles photos couvrant les murs, nous entraînent vers une époque que nous n’avons pas connue. Nous nous régalons d’un potjevleesch* accompagné de frites et en dessert, nous nous partageons un merveilleux*. Repues de paysages grandioses et de mets simples mais savoureux, nous reprenons la route alors que le jour commence à décliner. Je suis épuisée et laisse mes clés à Léonie. J’envoie un SMS à Fabien afin de le prévenir que nous sommes sur le retour puis mets mon téléphone en mode silencieux. À peine la voiture a-t-elle démarré que je m’endors.

Une embardée me réveille en sursaut. Le véhicule vient de se déporter violemment sur la gauche. Je m’agrippe comme je peux puis tout va très vite. Nos regards affolés, la voiture qui part en tonneaux, mon corps secoué telle une poupée de chiffon, nos cris, les craquements de la tôle qui se tord, le bruit du verre qui éclate.

De vives douleurs aux reins me font reprendre connaissance. Une lune gibbeuse et la voûte céleste clouée d’étoiles m’observent avec indifférence. Ma mémoire se réveille brutalement. L’accident ! Mon dieu, faites que le bébé n’ait rien ! J’essaie de bouger, mais mes membres inférieurs sont coincés sous la Fiat qui gît sur le toit.
— Léonie, tu m’entends !
— Solène...
— Tu vas bien ?
— On dirait, oui.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Un pneu a éclaté, je crois. Tu es où ?
— À l’extérieur.
— J’enlève ma ceinture et te rejoins.
J’entends le bruit de son corps qui chute et ne peux retenir un gémissement.
— Vas-y doucement, j’ai les jambes coincées sous la voiture !
— Mince... Bouge pas j’arrive !
Décidément, Léonie garde le sens de l’humour en toutes circonstances. Mon amie sort de l’habitacle à quatre pattes et me retrouve sur le côté du véhicule.
— Tu aurais dû mettre ta ceinture.
— Tu crois vraiment que c’est le moment de me faire la morale ?
— Comment te sens-tu ?
— Je pense que le travail a commencé.
— Tu déconnes ?
— J’aimerai bien. Tu as ton téléphone ?
Léonie sort son smartphone de sa veste.
— Zut, il est foutu.
— Le mien est dans mon sac, va le chercher.
Ma camarade disparaît et revient après de longues minutes.
— Chou blanc.
— Retournes-y et cherche mieux, il est forcément quelque part !
— J’ai tout fouillé, Solène, ton sac est introuvable.
Je grimace. Les contractions sont de plus en plus rapprochées et m’irradient le bas des reins. Je serre les dents. Un liquide chaud se met à couler entre mes jambes. Les cours de préparation à l’accouchement me reviennent et je me mets à faire le « petit chien ».
— Léonie, gémis-je, il faut que tu ailles chercher des secours.
— Nous sommes en pleine campagne. Depuis notre accident, pas une voiture n’est passée. Le village le plus proche est au moins à une heure de marche et de toute façon, je refuse de te laisser seule.
— Tu ne comprends pas, il me faut de l’aide. Le bébé ne va pas tarder et je ne peux pas accoucher ici, pas avec les jambes prises sous la voiture !
Sans un mot, mon amie s’éloigne.
— Où vas-tu ?
— J’ai une idée, je reviens.
Léonie descend la pente douce, fouille le sol puis me rejoint les bras chargés.
— Je vais faire un levier. La pierre va servir de point d’appui. Dès que la voiture se soulève, tu t’extrais de là. Tu es prête ?
Léonie se met à l’œuvre. Le véhicule s’ébranle, mais la branche dont elle se sert se rompt et la Fiat retombe lourdement. Je pousse un hurlement.
— Désolée. Je vais chercher une autre branche.
Mon amie renouvelle l’opération avec une branche plus grosse. La Fiat se remet à bouger.
— Ça fonctionne, Léonie, continue !
Les efforts surhumains la font respirer bruyamment, mais son acharnement est payant, car je parviens à m’extraire de dessous la carcasse.
— Que fait-on maintenant ?
Ma cheville droite semble fracturée et mon genou gauche est gonflé et douloureux, mais c’est le cadet de mes soucis.
— Tu vas m’aider à accoucher.
— Tu plaisantes, je m’évanouis à la moindre goutte de sang !

Théa pointe le bout de son nez une demi-heure plus tard. Léonie a été formidable de courage et de dévouement. J’enlève mon pull et y roule mon bébé. Au loin, des sirènes se font entendre. Nous apprendrons plus tard que Fabien, mort d’inquiétude, a alerté les secours qui sont parvenus à nous géolocaliser grâce à mon téléphone qui était resté durant tout ce temps dans le fond de ma poche de jean.

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* Un flobart est un bateau d’échouage à fond plat et coque ventrue.
* Le potjevleesch est un plat flamand composé de morceaux de viande de porc, veau, lapin et poulet, froids et pris dans une gelée.
* Le merveilleux est un gâteau cylindrique originaire de Belgique et composé de deux meringues sèches soudées et recouvertes de crème chantilly au chocolat, le tout roulé dans des copeaux de chocolat.